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Édition du 1er au 15 octobre 2024

A Nantes, une exposition
pour décolonialiser notre regard

Le Musée d'histoire de Nantes présente au Château des ducs de Bretagne jusqu'au 12 novembre 2023, dans une troisième édition d'« Expression(s) décoloniale(s) », une exposition « pour déplacer notre regard en interrogeant nos certitudes, en questionnant nos imaginaires, sur notre histoire coloniale ». Une vingtaine d’œuvres de Barthélemy Toguo, artiste camerounais de renommée mondiale et des textes écrits par l’historien camerounais François Wassouni voisinent avec les collections historiques du musée relatives à l'histoire de l'esclavage et de la colonisation. On lira ci-dessous la présentation de l'évènement ainsi qu'un article de Clémentine Mercier dans Libération qui expose le point de vue de l'artiste Barthélémy Toguo.

Une exposition au musée d’histoire de Nantes

« Un autre regard sur les collections
pour décoloniser sa pensée et son imaginaire »



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Tout récit historique est une construction, l’expression d’un point de vue, sur soi et sur les autres. Les musées d’histoire n’échappent pas à cette règle. Présenter des objets de collection revient à présenter la perception que ceux qui ont acquis ces pièces ont eue d’eux-mêmes et des autres, au fil du temps.

À l’heure de repenser à l’échelle mondiale l’histoire de l’Humanité comme une histoire connectée, il est indispensable de constater que de nombreux objets et documents présentés aujourd’hui dans nos musées portent intrinsèquement une vision coloniale.

Pour tenter de décrypter le regard posé sur ces pièces au moment de leur acquisition, de les mettre à distance, de les interroger pour prendre la mesure de ce qu’elles nous imposent, aussi bien en matière de connaissances qu’en matière d’imaginaires, le musée d’histoire de Nantes, dans le cadre de la troisième édition de la manifestation Expression(s) décoloniale(s), renouvelle une invitation exceptionnelle à un artiste et un historien issus du continent africain, afin qu’ils puissent dialoguer avec ses collections.

L’artiste camerounais de renommée mondiale Barthélémy Toguo s’emparera des espaces, son œuvre témoignant d’un engagement sans faille à interpeller les grands sujets de notre époque, tout en établissant une relation fulgurante entre passé et présent. Les thématiques des déséquilibres fondamentaux du monde dans lequel nous vivons, de ceux, structurels, des échanges qui le caractérisent, de l’inégalité des chances et des discriminations multiples qui en sont les conséquences inscrivent plusieurs de ses œuvres dans une dimension éminemment actuelle et politique. Les héritages mémoriels jalonnent sa production sans pour autant l’empêcher de célébrer le jaillissement d’une puissance de vie fondamentale et fondatrice, aussi vigoureuse qu’inattendue. Prolifique et généreux, l’artiste présentera une vingtaine d’œuvres dans le parcours permanent du musée d’histoire de Nantes, inscrivant cette nouvelle édition dans un impératif, celui d’agir.

Barthélémy Toguo est né au Cameroun en 1967. Formé dans différentes écoles d’art en Côte d’Ivoire, en France et en Allemagne, il vit aujourd’hui entre Paris et Bandjoun, où il a fondé, en 1999, un lieu innovant mêlant une école de création artistique, un centre culturel et une exploitation agricole, « Bandjoun Station ».

Aujourd’hui, il expose dans le monde entier des œuvres d’une grande diversité de formes, où se côtoient les matériaux les plus robustes et les plus fragiles. Chacune de ses productions témoigne de son engagement précoce et constant à défendre les grandes causes humanitaires et écologiques actuelles, tout en donnant une voix à celles et ceux qui en sont dépourvus.

Dans un esprit d’hospitalité, Barthélémy Toguo a souhaité associer cinq artistes à la manifestation du musée d’histoire de Nantes.

Jean-François Boclé (Martinique), Moreira Chonguiça (Mozambique), Rosana Paulino (Brésil), Monica Toiliye (République démocratique du Congo) et Kara Walker (USA) l’ont ainsi rejoint. Qu’ils soient peintres, vidéastes, sculpteurs, performeurs, ou musiciens, chacun de ces artistes a pris place dans les salles du musée pour résonner avec l’histoire.

À travers leurs œuvres, les héritages, les mémoires, les douleurs et les séquelles du passé sont abordés, mais aussi leur dépassement.

Une autre forme de confrontation au réel s’opère en leur présence ; un dialogue nait de leur rencontre, qui n’exclut aucune part de notre sensibilité.

De son côté, l’historien François Wassouni, spécialiste de l’histoire de la violence, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Maroua, au Cameroun, proposera dix cartels consacrés à des objets emblématiques de l’histoire coloniale nantaise et française, en résonance avec ses sujets de recherches et son approche des questions mémorielles.

Ajoutant une dimension personnelle, qui laisse place à l’expression de sa propre émotion, l’historien propose d’aborder une histoire particulièrement douloureuse de manière sensible.
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La manifestation est accompagnée d’une publication aux Éditions du Château des ducs de Bretagne, sous la plume d’Androula Michael, historienne de l’art contemporain, directrice du Centre de recherches en art et esthétiques (CRAE UR 4291) de l’université de Picardie Jules-Verne.




A Nantes, Barthélémy Toguo veut rafraîchir la mémoire



par Clémentine Mercier, publié dans Libération le 12 juin 2023. Source

Running for Life, 2022 OEuvre de Barthélémy Toguo (Fabrice Gibert/Bandjoun Station. Galerie Lelong)
Running for Life, 2022 OEuvre de Barthélémy Toguo (Fabrice Gibert/Bandjoun Station. Galerie Lelong)

Expression(s) Décoloniale(s) #3 Château des ducs de Bretagne, musée d’histoire de Nantes, jusqu’au 12 novembre

Au musée d’Histoire de Nantes, « Expression(s) décoloniale(s) » permet à l’artiste camerounais d’examiner le passé esclavagiste.

« Aujourd’hui, l’homme noir est encore humilié, ridiculisé… s’indigne Barthélémy Toguo. Même si je ne travaille pas particulièrement sur l’esclavage, je pense beaucoup à cette maltraitance. » Voilà pourquoi l’artiste camerounais, né en 1967, a accepté l’invitation du Musée d’histoire de Nantes. Dans le cadre de la troisième édition d’« Expression(s) décoloniale(s) » (manifestation bisannuelle qui confronte les collections nantaises issues d’un passé colonial avec des œuvres d’art contemporain), Barthélémy Toguo présente dans les salles du château des ducs de Bretagne ses propres créations, des encres noires, des aquarelles roses ou vertes, des immenses vases en porcelaine et une grande installation avec une potence où des chiens dorés inquiétants semblent attendre qu’on décroche un pendu pour le mordre.

Rencontre entre œuvres d’aujourd’hui et objets du passé

Cette œuvre, intitulée Strange Fruit, du même nom que la chanson de Billie Holiday, évoque les lynchages des Afro-Américains dans les Etats ségrégationnistes des Etats-Unis. Ailleurs dans le musée, des échos se créent entre les objets inhumains de la traite atlantique (entraves, fers, chaînes, documents comptables, tableaux…) et les œuvres contemporaines, sortes d’agents perturbateurs qui montrent que l’histoire n’est pas enfermée dans le passé. « Les collections du musée d’Histoire de Nantes m’ont tellement marqué quand je les ai découvertes, c’était tellement lourd pour moi, que je ne pouvais pas faire cette exposition seul, poursuit Barthélémy Toguo. C’est pourquoi j’ai demandé à cinq artistes issus de la diaspora africaine d’exposer avec moi, comme l’Américaine Kara Walker qui travaille directement sur le sujet de l’esclavage. » Les œuvres actuelles viennent donc interroger les enjeux mémoriels : Kara Walker ajoute, par exemple, une silhouette d’esclave à une gravure du XIXe siècle, pour replacer la guerre de Sécession dans son contexte politique.

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La rencontre entre les œuvres d’aujourd’hui et les objets du passé est troublante. Il y a, dans une vitrine, ce bol blanc avec le dessin d’un esclave accroupi enchaîné, édité par la Société des amis des Noirs, première société antiesclavagiste, fondée en 1788 et juste à côté, un grand dessin de Toguo représentant un homme tout vert qui court « pour sa vie », de grosses boules aux pieds et aux mains, mi-moignons mi-boulets. Au cœur du musée, le code noir, cadre légal colbertien de l’esclave dans la société française (1635), est encadré par deux têtes de diables à l’encre de Toguo, comme si un maléfice surgissait de ce livre. Le code noir, symbole du commerce triangulaire, a d’ailleurs inspiré Outre-mémoire, une très belle œuvre de Jean-François Boclé. Sur des tableaux noirs d’écolier, l’artiste en a reproduit le texte sous la dictée d’un professeur, en formant des silhouettes à la craie blanche. « Quand j’ai découvert que les noirs y avaient été qualifiés de marchandise, de bien meuble dans ce code, ça a été l’effroi. J’ai voulu produire une œuvre à ce sujet », explique Boclé qui revisite l’histoire telle qu’on lui a enseignée.

«Sortir du silence»

« Dans les livres d’histoire, il était question de Louis XIV, de Versailles, des jardins de Le Nôtre mais pas des plantations des colonies. Et jusqu’à mes études aux beaux-arts, il n’était pas possible de questionner cette mémoire. Tu es Martiniquais mais tu n’as pas à le dire ! Pourtant c’est déterminant d’être Martiniquais. On ne dit à Aimé Césaire de le taire, n’est-ce pas ? » L’artiste n’est pas toujours à l’aise avec le « hashtag décolonial » mais pour lui, c’est «important d’être là». Pour le musée nantais, « décoloniser l’art », c’est ainsi une façon de soulever les questions actuelles du racisme, des discriminations, d’inégalités Nord-Sud, de migrations. « Sortir du silence, c’est réduire les traumas intergénérationnels qui font des ravages jusqu’à aujourd’hui, sous forme d’esclavage contemporain. » Cette phrase est tirée du discours de Barthélémy Toguo prononcé la veille de l’ouverture de l’exposition, devant le mémorial de l’abolition de l’esclavage au bord de la Loire.

Barthelemy Toguo photo Galerie Lelong co-Bandjoun-station-2016.
Barthelemy Toguo photo Galerie Lelong co-Bandjoun-station-2016.


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