L’argent de l’esclavage, débat sur une compensation historique
par Julien Vincent, publié par Le Monde le 2 juin 2023.
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Avec la loi Taubira, la France est devenue, en 2001, la première nation à qualifier l’esclavage et la traite négrière de « crimes contre l’humanité ». Mais en n’envisageant qu’une réparation « purement morale », elle a délaissé la réflexion sur les dédommagements matériels. Des intellectuels tentent, aujourd’hui, de pallier cet impensé.
Ce devait être l’honneur de la République. Dans son exposé des motifs, la proposition de loi du 22 décembre 1998, portée par la députée Christiane Taubira, annonçait que « la France, qui fut esclavagiste avant d’être abolitionniste, patrie des droits de l’homme ternie par les ombres et les misères des Lumières, donnera éclat et grandeur à son prestige aux yeux du monde en s’inclinant la première devant la mémoire des victimes de ce crime orphelin ». Pour la première fois, par une loi solennelle, une nation qualifiait la traite et l’esclavage de « crimes contre l’humanité ».
Néanmoins, entre la proposition initiale et le texte finalement adopté par l’Assemblée nationale, le 10 mai 2001, une modification devait se révéler lourde de conséquences. Dans sa première mouture, un article du projet de loi instaurait « un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation ». Pourtant, dès la première lecture en commission des lois, le 10 février 1999, toute possibilité de réparations financières avait été écartée : il ne serait plus question que de « réparations purement morales ». La loi Taubira devenait une loi mémorielle, à dimension symbolique, mais sans portée normative.
Or, les demandes en réparations sonnantes et trébuchantes se multiplient depuis cette époque. A la Martinique, où est organisé, chaque année, le konvwa pou réparasyon (« convoi pour les réparations »), deux associations ont assigné l’Etat devant le tribunal de grande instance de Fort-de-France, en 2005, afin « d’évaluer le préjudice subi par le peuple martiniquais du fait de la traite négrière et de l’esclavage ». Le Mouvement international pour les réparations (MIR), soutenu par diverses associations françaises et panafricaines, a perdu en appel, mais il continue son action.
En septembre 2017, le Comité international des peuples noirs et le MIR de la Guadeloupe ont assigné l’exécutif pour le même motif. Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a déposé, en 2013, une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour son enrichissement à la suite à l’abolition de l’esclavage en Haïti : la jeune république avait consenti à payer des réparations aux anciens colons, par l’intermédiaire de la CDC, en raison du « préjudice subi ». Puis, l’année suivante, le CRAN s’est tourné contre l’Etat et le groupe de construction SPIE Batignolles pour le traitement inhumain infligé aux travailleurs forcés qui bâtirent la ligne de chemin de fer reliant Brazzaville à Pointe-Noire, dans les années 1920.
Demandes de « réparation »
Jusqu’ici, les juges ont toujours rejeté les demandes de ce type, évoquant la nature purement symbolique de la loi Taubira, la prescription qui s’attache à toute action engagée contre l’Etat, ou encore les difficultés rencontrées dans la désignation de victimes. Le 9 mai 2017, veille de la Journée nationale des mémoires de l’esclavage, la députée Cécile Duflot avait pourtant présenté deux propositions de loi : l’une ouvrait la voie à des réparations matérielles, l’autre étendait la qualification de « crime contre l’humanité » au travail forcé (pratiqué dans les colonies françaises jusqu’en 1946). Sans succès : le contexte, à savoir les élections présidentielle et législatives, n’était guère favorable.
Pour comprendre le choix de n’envisager qu’une « réparation purement morale », il faut situer le cas français dans un contexte international. Après la guerre froide, les années 1990 sont marquées par de nouvelles formes de mobilisation au sein de sociétés civiles de plus en plus mondialisées. De toutes parts émergent en nombre croissant des demandes de réparation. Ce terme encore mal défini sert de point de ralliement à une diversité de revendications concernant les atteintes aux droits de l’homme ou aux crimes contre l’humanité. La question des réparations liées à l’esclavage, aussi ancienne que les abolitions elles-mêmes, se réorganise alors.
Les revendications varient beaucoup en fonction des situations nationales. C’est ce que montre la chercheuse brésilienne Ana Lucia Araujo dans son livre Reparations for Slavery and the Slave Trade (« réparations pour l’esclavage et le commerce des esclaves », Bloomsbury, 2017, non traduit). Alors qu’à Cuba les descendants d’esclaves exigent de meilleures conditions salariales, au Brésil, c’est la question de la redistribution des terres et celle de l’instauration d’une politique de « discrimination positive » qui sont mises en avant. Quant aux nations de la Communauté caribéenne (Caricom), comme la Barbade et la Jamaïque, c’est d’abord vers le Royaume-Uni qu’elles se tournent. Mais, en dépit de leur diversité, ces revendications sont unies par une grammaire conceptuelle commune.
Dette morale et politique
Celle-ci prend d’abord appui sur la notion de « dette ». Dans un ouvrage influent – Dette. 5 000 ans d’histoire (Les Liens qui libèrent, 2013) – publié après la crise financière de 2008, l’anthropologue David Graeber (1961-2020) fait cette proposition radicale : et si la dette n’était que la symbolisation d’un rapport de force ? Dans l’introduction, il cite en exemple la « dette odieuse » à laquelle la France, de 1825 à 1950, a soumis Haïti par la force des canonnières, afin de compenser la perte de cette colonie, en 1804.
Pour une nouvelle génération de chercheurs marqués par cet ouvrage, nous vivons actuellement un retournement de cette logique. Revenant sur l’œuvre fondatrice de Marcel Mauss, ils envisagent le travail servile comme un « don » qui doit aujourd’hui faire l’objet d’un « contre-don ». Dans son travail sur la Jamaïque, l’anthropologue Jovan Scott Lewis, de l’université de Californie à Berkeley, décrit cette « logique de la dette » en montrant que les criminels de Montego Bay pratiquent le vol ou l’escroquerie comme une forme de réparation de l’histoire coloniale (Scammer’s Yard. The Crime of Black Repair in Jamaica, « le coin des arnaqueurs. Le crime de la réparation noire en Jamaïque », University of Minnesota Press, 2020, non traduit).
L’historien de la Barbade Hilary Beckles, qui fut entendu à ce sujet, à Londres, par la Chambre des communes, en juillet 2014, a, quant à lui, conceptualisé la notion de « dette noire des Britanniques » : une dette à la fois morale, politique et économique (Britain’s Black Debt. Reparations for Carribean Slavery and Native Genocide, « la dette noire de la Grande-Bretagne. Réparations pour l’esclavage caribéen et le génocide des autochtones », University Press of the West Indies, 2013, non traduit).
En quel sens exact cette dette peut-elle être qualifiée d’économique ? Depuis quelques années se pose de nouveau la question de la contribution de l’esclavage à l’enrichissement des pays qui le pratiquèrent. Déjà en 1944, l’historien Eric Williams, dans son livre Capitalisme et esclavage (Présence africaine, 2000), avait voulu montrer la contribution du travail servile à la révolution industrielle. Selon lui, les profits des plantations coloniales avaient joué un rôle considérable dans le développement économique européen jusqu’à la veille des abolitions. Devenu héros de l’indépendance, l’universitaire fut le premier chef de gouvernement de Trinité-et-Togabo, de 1961 à sa mort, en 1981.
Prédation capitalistique
Plus tard, ce furent deux représentants de l’économétrie, Robert Fogel (Prix Nobel 1993) et Stanley Engerman, qui voulurent mesurer l’importance des profits tirés de la main-d’œuvre servile aux Etats-Unis. La thèse défendue dans leur livre de 1974, Time on the Cross. The Economics of American Negro Slavery (« le temps crucifié. L’économie de l’esclavage noir américain », W.W. Norton and Company, non traduit), avait fait scandale. En montrant l’immense contribution des esclaves à l’enrichissement des Etats-Unis, les auteurs voulaient corriger une vision de l’histoire nationale dans laquelle l’apport des Noirs au développement du pays était systématiquement minoré, à droite comme à gauche.
Ces arguments n’ont jamais convaincu les partisans d’un autre récit de la modernité, plus classique : pour l’économiste libertarienne progressiste Deirdre McCloskey, par exemple, l’enrichissement de l’Occident s’explique avant tout par l’ingéniosité technique et l’esprit d’entreprise. Un tel optimisme offusque les tenants de la « nouvelle histoire du capitalisme », qui donne aujourd’hui le ton des débats en histoire économique. Edward E. Baptist (université Cornell), auteur de The Half Has Never Been Told (« la moitié n’a jamais été racontée », Basic Books, 2014), estime la valeur totale des activités découlant directement ou indirectement de la production de coton à rien de moins que la moitié du produit intérieur brut des Etats-Unis en 1836.
Son calcul a suscité beaucoup de critiques méthodologiques, mais d’autres approches sont également mises en avant pour évaluer le legs économique de l’esclavage. Dans son travail sur l’histoire globale du coton, Sven Beckert (Harvard) en fait un point de bascule au sein d’une histoire plus longue de prédation et de mainmise sur la main-d’œuvre et sur les environnements naturels (Empire of Cotton. A New History of Capitalism, « empire de coton. Une nouvelle histoire du capitalisme », Penguin, 2015).
D’autres études, préférant une approche « micro-historique », s’attachent enfin à reconstituer des expériences vécues, des trajectoires individuelles et des lignées familiales. Dans un article retentissant dans lequel il plaide en faveur des réparations (« The Case for Reparations », publié en 2016 dans le magazine The Atlantic), le journaliste et romancier Ta-Nehisi Coates évoque ainsi le long combat de Clyde Ross pour accéder à la propriété de son logement à Chicago. A partir du cas de ce Noir né en 1923, il retrace toute l’histoire urbaine et juridique de la discrimination aux Etats-Unis. L’article a valu à l’auteur d’être entendu à la Chambre des représentants, en juin 2019. L’argent est alors revenu au centre de la discussion : il a été question des différentes propositions pour évaluer le montant des sommes à dépenser pour réparer ces injustices.
Douloureuse réalité
Lors d’un hommage rendu à Toussaint Louverture au Panthéon, le 7 avril 2023, l’ambassadeur haïtien Jean Josué Pierre Dahomey a interpellé Emmanuel Macron en disant, chiffres à l’appui, vouloir « prendre à témoin la mémoire de Toussaint Louverture pour enjoindre à la France républicaine une solidarité plus agissante en faveur de la cause haïtienne ». « Il attend encore la réponse ! », ironise l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault, actuellement président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Dans sa déclaration en hommage à Toussaint Louverture au château de Joux, le 27 avril, Emmanuel Macron n’a pas évoqué la « dette odieuse » imposée par la France en 1825.
Lentement, la recherche française s’empare pourtant de ces objets. Si Thomas Piketty n’en parlait pas encore dans son best-seller international Le Capital au XXIe siècle, publié en 2013 (Seuil), il a rectifié le tir, en 2019, dans Capital et idéologie (Seuil), puis dans Une brève histoire de l’égalité, en 2021 (Seuil). Dans ces ouvrages, l’économiste envisage la place de l’esclavage et de la colonisation dans la construction et la perpétuation des inégalités. Il ne fait pour lui aucun doute que l’enrichissement des pays les plus riches s’appuie « depuis toujours sur la division internationale du travail et sur l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines planétaires ».
Les réticences à envisager des réparations matérielles tiennent d’abord, selon lui, au refus d’accepter une douloureuse réalité : « La France est une république coloniale qui s’ignore », analyse-t-il. Notant « l’extrême faiblesse des arguments évoqués par ceux qui refusent de rouvrir le dossier haïtien », il propose différents modes de calcul pour évaluer le montant du préjudice subi et des réparations à envisager : 30 milliards d’euros, soit 1 % de la dette publique actuelle, permettraient, selon lui, de « solder une injustice majeure ».
De tels travaux sont encore rares. Le programme « Repairs », dirigé par Myriam Cottias (CNRS) et financé par l’Agence nationale de la recherche entre 2016 et 2020, a permis de lancer de nouvelles recherches sur le sujet. Celles-ci continuent de progresser, mais, pour l’instant, leurs effets dans l’espace public restent limités. Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, note « le décalage entre la richesse des travaux et des réflexions au niveau international, et le manque d’intérêt, voire l’ignorance ou la réticence des élites politiques et médiatiques françaises ».
Le contraste est grand avec l’Angleterre, où les recherches historiques sont désormais soutenues par le roi Charles III, et où, depuis plusieurs années, elles ont contribué à politiser l’argent de l’esclavage.
Prise de conscience
Les publications de l’historien Nicholas Draper (University College de Londres) marquent un point de rupture. Son livre The Price of Emancipation (« le prix de l’émancipation », Cambridge University Press, 2009, non traduit), sur les indemnités versées aux propriétaires d’esclaves après l’abolition, en 1833, était accompagné d’une importante base de données sur Internet dans laquelle apparaissaient les noms de toutes les familles concernées. Il ne fut pas difficile de faire le lien avec plusieurs grandes figures issues de milieux sociaux privilégiés : plusieurs articles sont parus dans la presse sur l’ancien premier ministre David Cameron en 2015, puis sur le député conservateur Richard Drax en 2020, et, en janvier, sur l’acteur anglais Benedict Cumberbatch.
A l’université de Cambridge, le chapelain du Trinity College, Michael Banner, veut opérer une prise de conscience morale et politique. Ce théologien anglican appelle à un ambitieux programme de réparation des crimes du colonialisme. « Suivre l’argent de l’esclavage, expliquait-il à Cambridge, en septembre 2022, permet de montrer comment celui-ci s’est fixé, non seulement dans les structures sociales, mais aussi dans les marbres de certains de nos bâtiments de prestige, qu’il a financés. »
Comparant la situation française à celle de ses voisins, Jean-Marc Ayrault note « une prudence parfois exagérée, en France, à regarder cette histoire coloniale en face. De son côté, l’Allemagne a reconnu, en 2021, le génocide commis en Namibie au début du XXe siècle, et a décidé d’engager plus d’un milliard d’euros. Quant aux Pays-Bas, ils ont présenté leurs excuses en décembre 2022 et ont mis sur la table 200 millions d’euros pour transmettre la mémoire de ce passé esclavagiste ».
Est-ce donc par prudence que la question des réparations, en France, est toujours ramenée à un problème purement mémoriel et non matériel ? C’est la question posée, en octobre 2015, à Christiane Taubira, à l’occasion d’un colloque international organisé à Paris sur la mémoire de l’esclavage. Ce jour-là, la garde des sceaux a suspendu ses obligations ministérielles pour venir rencontrer les chercheurs et chercheuses. Si elle ne se disait pas favorable à des « réparations financières », elle expliquait ne pas exclure d’autres formes de réparation matérielle. Telle était déjà sa position devant la commission des lois du 10 février 2001, au cours de laquelle elle avait évoqué plusieurs mesures en ce sens : « La correction des inégalités dans la répartition des terres, l’accès équitable aux moyens, la rationalisation des économies. » Pourquoi cette idée n’a-t-elle pas fait son chemin ?
Quête impossible du retour à l’innocence
C’est peut-être dans un discours prononcé par François Hollande au Jardin du Luxembourg, le 10 mai 2013, qu’il faut en trouver les origines. Quelques mois après que son premier ministre d’alors, Jean-Marc Ayrault, s’est dit « très ouvert » à l’idée de réparations liées à l’esclavage, le président de la République avait déclaré qu’on ne saurait solder de tout compte la violence d’un tel crime. Répondant aux revendications du CRAN, il convoque alors la mémoire d’Aimé Césaire, qui avait parlé, dans un entretien de septembre 2001, de la nature « irréparable » du crime esclavagiste : il ne fallait pas « tarifer ce crime contre l’humanité ».
La formule avait marqué les esprits – d’autant que le président oubliait de mentionner que l’écrivain martiniquais, dans le même entretien, parlait aussi du « devoir » incombant aux anciens pays esclavagistes « d’aider les pays qu’ils ont ainsi contribué à plonger dans la misère ». Au moment où les Britanniques commencent à apprivoiser l’idée d’une « dette noire » s’impose en France une étrange morale : l’incommensurabilité du crime rendrait impossible toute réparation autre que mémorielle.
Les choses ne sont pourtant pas si simples. Dans son livre Le Réparable et l’irréparable (Hermann, 2021), Johann Michel, professeur de sciences politiques à l’université de Poitiers, a tenté d’identifier les invariants de toute réparation et de dessiner les contours de ce qu’il appelle un « Homo reparans ». Il y explore les analogies entre la cicatrisation d’un derme lésé, le travail de deuil, la présentation d’excuses ou encore l’indemnisation : « Qu’il s’agisse de réparation biologique, sociale, juridique, ou politique, on retrouve toujours ce même problème qui consiste à tracer une ligne entre ce qui peut être réparé et ce qui ne le peut pas. » Cette opération fondamentale, loin de limiter la sphère des actions réparatrices, peut au contraire en élargir le périmètre. Elle met fin à la quête impossible du retour à l’innocence pour ouvrir un avenir.
Réparer, c’est se heurter à l’irréparable et en définir les limites. Répondant à ses adversaires qui opposent aux demandes d’indemnisation la nature « irréparable » du crime, Ta-Nehisi Coates rappelle l’exemple de la Shoah. En 1951, trois ans après la fondation d’Israël, la République fédérale d’Allemagne (RFA) reconnaît au nom du peuple allemand les crimes « indicibles » commis par les nazis.
Dès l’année suivante, Konrad Adenauer signe deux accords de réparation. La RFA s’engage notamment à payer 3 milliards de marks pour couvrir les frais d’installation de victimes et réfugiés juifs en Israël. Comme l’analyse l’historienne Joëlle Hecker, l’argent a permis de « dire les choses sans les dire » et de forger une relation politique. Sans doute cette réparation aurait-elle été impossible sans la reconnaissance simultanée du caractère irréparable des crimes nazis. C’est par ce double mouvement, consistant à payer, tout en s’affirmant débitrice d’une dette imprescriptible, que la RFA retrouvait une place à la table des nations.
Acteur de sa propre émancipation
La tension entre le réparable et l’irréparable fonde peut-être de manière plus profonde notre rapport à l’argent. Telle était l’intuition du sociologue allemand Georg Simmel dans son ouvrage classique La Philosophie de l’argent, publié en 1900 (PUF, 1987). Longtemps l’idée d’argent fut associée à celle d’un « prix du sang » (Wergeld) : tout meurtre d’un individu pouvait être compensé par un paiement adéquat. Jusqu’à ce que le christianisme, en affirmant que la vie humaine n’avait pas de prix, ne s’oppose à ce type de transactions. Or, cette interdiction, loin d’anéantir le pouvoir de l’argent, le dota de nouveaux pouvoirs. Il devint un puissant levier de réinvention des relations sociales.
Dans son livre Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah (Odile Jacob, 2008), le juriste et essayiste Antoine Garapon mobilise cette idée pour décrire la manière dont les cabinets d’avocats étatsuniens, à partir de 1996, lancèrent des actions au civil contre les banques suisses détentrices de biens de victimes du nazisme. Leur originalité était de privilégier le dédommagement des victimes plutôt que la punition des coupables. Dans un contexte de capitalisme financier triomphant, elles étaient le véhicule d’une nouvelle utopie dans laquelle l’argent transformait les victimes en actrices de leur propre émancipation. Ces actions ont été largement imitées, aux Etats-Unis et ailleurs, par les partisans d’une réparation des crimes du colonialisme et de l’esclavage. Toutefois, plusieurs obstacles s’opposent à l’importation de ce modèle en France, analyse la philosophe Magali Bessone dans son livre Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines (Vrin, 2019).
Les associations qui saisissent l’Etat, si elles ont qualité et intérêt à agir, ne peuvent prétendre avoir subi un préjudice qui leur soit propre. Quant aux personnes physiques, elles ne peuvent poursuivre une action au civil qu’au nom d’un lien de parenté direct avec des victimes de l’esclavage. Or, constituer et interpréter des arbres généalogiques est difficile : c’est ce que l’historien Frédéric Régent, auteur des Maîtres de la Guadeloupe. Propriétaires d’esclaves, 1635-1848 (Tallandier, 2019), a découvert dans les archives mais aussi dans sa propre histoire familiale : « On peut être simultanément descendant d’esclaves et de propriétaires d’esclaves », confie-t-il.
Transition à la fois sociale et écologique
Se posent enfin d’inextricables questions sur la causalité : comment prouver que le préjudice subi, aux XVIIIe et XIXe siècles, s’est bien transmis d’une génération à l’autre ? A deux siècles de distance, il n’est guère aisé d’établir la nature du préjudice et ce à quoi il donne droit. Face à ces impasses, Magali Bessone en appelle à un « changement de paradigme ». Selon elle, l’argent de la réparation ne devrait pas être envisagé à partir d’un modèle juridique de responsabilité civile, mais plutôt comme une responsabilité collective, de nature politique.
La décision de non-lieu rendue en janvier par le tribunal judiciaire de Paris dans l’affaire du chlordécone en offre une illustration. C’est encore le même mot, « reparasyon », que l’on retrouve dans les manifestations de rue aux Antilles. Mais de quelle réparation parle-t-on ? Pour Malcom Ferdinand, chercheur en sciences politiques au CNRS et auteur d’Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen (Seuil, 2019), les mobilisations autour de l’usage de cette substance toxique, utilisée dans les bananeraies entre 1972 et 1993, doivent se replacer dans une histoire beaucoup plus longue que celle que peut envisager le droit. Celle des ravages d’un système productif qui associa étroitement l’esclavage et la monoculture dès sa naissance, au XVIIe siècle, et qui a enfermé toute cette partie du monde dans une économie de matières premières. La reparasyon doit être celle des populations, mais aussi du sol endommagé. Elle pointe vers une transition à la fois sociale et écologique.
Il reste que la réparation ne concerne pas seulement les victimes : elle est aussi vouée à transformer ceux qui en prennent la responsabilité. « Le combat pour la reconnaissance des crimes de l’esclavage, relève Jean-Marc Ayrault, est aussi une question républicaine de cohérence avec nous-mêmes. » Dans leur ouvrage La Vie psychique du racisme (Seuil, 2020), les psychanalystes Livio Boni et Sophie Mendelsohn évoquent le déni ou « démenti » consistant, tout en renonçant à une croyance, à en maintenir les effets extérieurs. « C’est, selon Livio Boni, exactement ce que signifie l’idée d’une réparation “purement morale” des crimes de l’esclavage : une réparation ne s’accompagnant d’aucun changement économique, social et politique. » Tout en contribuant à changer le monde, l’argent de la réparation pourrait restaurer un prestige perdu de la « patrie des droits de l’homme » et favoriser chez elle une « décolonisation de soi » encore inachevée.
Thomas Piketty : face à notre passé colonial et esclavagiste,
« affronter le racisme, réparer l’histoire »
par Thomas Piketty, publié par Le Monde le 13 juin 2020.
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Après la vague de mobilisation contre les discriminations, il faut changer le système économique, avec pour fondement la réduction des inégalités, plaide l’économiste dans sa chronique.
La vague de mobilisation contre le racisme et les discriminations pose une question cruciale : celle des réparations face à un passé colonial et esclavagiste qui décidément ne passe pas. Quelle que soit sa complexité, la question ne peut être éludée éternellement, ni aux Etats-Unis ni en Europe.
A la fin de la guerre civile, en 1865, le républicain Lincoln promit aux esclaves émancipés qu’ils obtiendraient après la victoire « une mule et 40 acres de terre » (environ 16 hectares). L’idée était à la fois de les dédommager pour les décennies de mauvais traitement et de travail non rémunéré et de leur permettre de se tourner vers l’avenir en tant que travailleurs libres. S’il avait été adopté, ce programme aurait représenté une redistribution agraire de grande ampleur, aux dépens notamment des grands propriétaires esclavagistes.
Mais sitôt les combats terminés la promesse fut oubliée : aucun texte de compensation ne fut jamais adopté, et les 40 acres et la mule devinrent le symbole de la tromperie et de l’hypocrisie des Nordistes – à tel point que le réalisateur Spike Lee en fit ironiquement le nom de sa société de production. Les démocrates reprirent le contrôle du Sud et y imposèrent la ségrégation raciale et les discriminations pendant un siècle de plus, jusqu’aux années 1960. Là encore, aucune compensation ne fut appliquée.
Etrangement, d’autres épisodes historiques ont pourtant donné lieu à un traitement différent. En 1988, le Congrès adopta une loi accordant 20 000 dollars aux Japonais-Américains internés pendant la seconde guerre mondiale. L’indemnisation s’appliqua aux personnes encore en vie en 1988 (soit environ 80 000 personnes sur 120 000 Japonais-Américains internés de 1942 à 1946), pour un coût de 1,6 milliard de dollars. Une indemnisation du même type versée aux Afro-Américains victimes de la ségrégation aurait une valeur symbolique forte.
Le boulet d’Haïti
Au Royaume-Uni comme en France, l’abolition de l’esclavage s’est à chaque fois accompagnée d’une indemnisation des propriétaires par le Trésor public. Pour les intellectuels « libéraux » comme Tocqueville ou Schoelcher, c’était une évidence : si l’on privait ces propriétaires de leur propriété (qui, après tout, avait été acquise dans un cadre légal) sans une juste compensation, alors où s’arrêterait-on dans cette dangereuse escalade ? Quant aux anciens esclaves, il leur fallait apprendre la liberté en travaillant durement. Ils n’eurent droit qu’à l’obligation de devoir fournir un contrat de travail de long terme avec un propriétaire, faute de quoi ils étaient arrêtés pour vagabondage. D’autres formes de travail forcé s’appliquèrent dans les colonies françaises jusqu’en 1950.
Lors de l’abolition britannique, en 1833, l’équivalent de 5 % du revenu national britannique (120 milliards d’euros d’aujourd’hui) fut ainsi versé à 4 000 propriétaires, avec des indemnités moyennes de 30 millions d’euros, qui sont à l’origine de nombreuses fortunes toujours visibles aujourd’hui. Une compensation aux propriétaires s’appliqua aussi en 1848 à La Réunion, à la Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane. En 2001, lors des débats autour de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, Christiane Taubira tenta sans succès de convaincre ses collègues députés de créer une commission chargée de réfléchir à des compensations pour les descendants d’esclaves, notamment en matière d’accès à la terre et à la propriété, toujours très concentrée parmi les descendants des planteurs.
L’injustice la plus extrême est sans doute le cas de Saint-Domingue, qui était le joyau des îles esclavagistes françaises au XVIIIe siècle, avant de se révolter en 1791 et de proclamer son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti. En 1825, l’Etat français imposa au pays une dette considérable (300 % du PIB haïtien de l’époque) afin de compenser les propriétaires français de leur perte de propriété esclavagiste. Menacée d’invasion, l’île n’eut d’autre choix que d’obtempérer et de rembourser cette dette, que le pays traîna comme un boulet jusqu’en 1950, après moult refinancements et intérêts versés aux banquiers français et américains.
Héritage minimal
Haïti demande maintenant à la France le remboursement de ce tribut inique (30 milliards d’euros d’aujourd’hui, sans compter les intérêts), et il est difficile de ne pas lui donner raison. En refusant toute discussion au sujet d’une dette que les Haïtiens ont dû payer à la France pour avoir voulu cesser d’être esclaves, alors que les paiements effectués de 1825 à 1950 sont bien documentés et ne sont contestés par personne, et que l’on pratique encore aujourd’hui des compensations pour des spoliations qui ont eu lieu pendant les deux guerres mondiales, on court inévitablement le risque de créer un immense sentiment d’injustice.
Il en va de même pour la question des noms de rue et des statues, comme celle du marchand d’esclaves qui vient d’être déboulonnée à Bristol. Certes, il ne sera pas toujours facile de fixer la frontière entre les bonnes et les mauvaises statues. Mais de la même façon que pour la redistribution des propriétés, nous n’avons d’autre choix que de faire confiance à la délibération démocratique pour tenter de fixer des règles et des critères justes. Refuser la discussion revient à perpétuer l’injustice.
Au-delà de ce débat difficile, mais nécessaire, sur les réparations, il faut aussi et surtout se tourner vers l’avenir. Pour réparer la société des dégâts du racisme et du colonialisme, il faut changer le système économique, avec pour fondement la réduction des inégalités et un accès égalitaire de toutes et de tous à l’éducation, à l’emploi et à la propriété (y compris avec un héritage minimal), indépendamment des origines, pour les Noirs comme pour les Blancs. La mobilisation qui rassemble aujourd’hui des citoyens de toutes les provenances peut y contribuer.
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