La Réunion veut déboulonner son passé esclavagiste
par Lucie de Perthuis, publié dans Slate.fr, le 10 juillet 2020.
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Un peu partout dans le monde, des statues sont déboulonnées, des rues rebaptisées… À La Réunion, ces événements font écho à des problématiques plus larges liées à l’identité et la culture créole.
À La Réunion, passée en trois siècles de colonie esclavagiste à département ultra-marin, les questions de mémoire prennent un sens particulier. Sur cette ancienne terre d’esclaves, des militant·es ont mené des actions symboliques autour de la statue de François de Mahy, homme politique colonialiste du XIXe siècle. Son visage et ses mains sculptées ont été recouvertes de liquide rouge. Un peu plus loin, la plaque de la rue qui porte son nom a été taguée de noir.
En Martinique, des statues de l’homme politique Victor Schœlcher ont été déboulonnées le 22 mai, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage sur l’île. À La Réunion, un lycée porte son nom. Même lycée dans lequel on n’enseigne pas aux jeunes Réunionnais·es qui est cet homme, quelle est leur histoire, ni celle de leurs ancêtres.
Pourtant, ce passé colonial a laissé des traces, et cet héritage porte un poids: celui des inégalités raciales qui perdurent dans une société métissée, pluriculturelle, pluriethnique. Celui d’une culture créole sous-valorisée que certain·es s’efforcent de faire perdurer, dans toute sa richesse et sa complexité.
Pour comprendre cette complexité, il faut revenir aux origines de la culture créole, et rappeler que jusqu’au début du XVIIe siècle, La Réunion est un territoire inhabité. Avant la colonisation française, il n’existe pas de population indigène. Un élément qui, selon le sociologue réunionnais Laurent Médéa, est crucial dans la question identitaire. La population réunionnaise est d’abord composée d’esclaves venu·es d’Afrique, des Comores, d’Asie, ainsi que de propriétaires terrien·nes et d’ancien·nes maîtres·ses esclaves, auxquel·les se sont joints des fonctionnaires de l’administration française. « Africains, Malgaches, Européens et quelques Indiens se côtoient alors et inventent une langue : le créole. S’installe une tolérance et une solidarité entre les différentes ethnies esclaves, qui leur permettent de s’affirmer face aux maîtres blancs», explique le sociologue, qui préfère au déboulonnage des méthodes plus pédagogues. «Il faut profiter de l’actualité pour faire de l’éducation, revenir sur l’histoire de l’esclavage, pour expliquer qui étaient ces gens, et permettre de comprendre pourquoi on en est là aujourd’hui. »
Pour la politologue réunionnaise Françoise Vergès, militante anti-raciste et autrice de l’ouvrage Un féminisme décolonial (Ed. La Fabrique), expliquer et poser une plaque près des monuments n’est pas suffisant. «Il n’y a pas de justice mémorielle», estime celle pour qui la question ne porte pas seulement sur la personnalité érigée, mais aussi sur l’esthétique de ces statues imposées dans l’espace public. La représentation d’hommes blancs, militaires dans des postures conquérantes, triomphantes. « Toute cette esthétique très genrée qu’on nous impose dans l’espace public est liée au pouvoir, à la soumission », explique-t-elle, faisant notamment référence à la statue de Gallieni Place Vauban, à Paris. On y voit le militaire porté par quatre femmes symbolisant les conquêtes coloniales. « Je vois un message clair dans ces symboles : un message de pouvoir masculin et blanc, sur un piédestal porté à bout de bras par des femmes représentant des continents. »
Emmanuel Macron, en réaction aux événements récents, a assuré aux Français·es que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire ». Ces déclarations s’apparentent pour des Réunionnais·es à la négation d’un autre passé, d’une autre identité. Pour eux, il ne s’agit pas d’effacer le passé, mais de faire émerger une autre histoire, un autre récit, en rétablissant une forme d’égalité mémorielle. « Cela revient à dire “vos personnages, vos histoires, vos dates ne comptent pas”. Quand le président dit ça, ça veut dire “vous n’avez aucune importance”. C’est stupéfiant. L’Histoire n’a pas arrêtée d’être révisée. On ouvre de nouvelles archives, on regarde les choses différemment. Sinon il n’y aurait pas eu d’histoire des femmes, des colonisés, des homosexuels! On sait bien que l’histoire est réécrite. Les problématiques, les méthodes changent. Le récit fixe n’existe pas. C’est effrayant un récit fixe, c’est un récit totalitaire. »
Les « gros Blancs »
Spécialiste des problématiques identitaires, culturelles et néo-coloniales de La Réunion, Laurent Médéa explique que les inégalités sociales et raciales sur l’île sont l’héritage direct d’un passé colonial. « Notre structure économique est basée sur notre histoire coloniale », avance le sociologue, qui prend l’exemple du GBH, groupe fondé par Bernard Hayot. Ce dernier est l’héritier d’une famille de colons qui s’installe en Martinique à la fin du XVIIe siècle, prospérant grâce à l’exploitation du sucre par l’esclavage. GBH est devenu une multinationale, en situation de quasi-monopole dans plusieurs secteurs dans les territoires d’Outre-mer. Le conglomérat est en passe de racheter le groupe Vindémia, s’assurant une mainmise presque totale sur la grande distribution à La Réunion. Une opération mal accueillie sur l’île, qui inquiète les consommateurs comme les politiques. « C’est une mauvaise nouvelle pour La Réunion. Notre territoire perd le contrôle sur la destinée de son économie», a réagi Ericka Bareigts, députée socialiste fraîchement élue maire de Saint-Denis.
Laurent Médéa parle d’un « pouvoir qui s’est transmis de générations en générations». Sur l’île, on appelle «gros Blancs » ces descendant·es de colons européen·nes ayant conservé une position sociale dominante. Auparavant engagé·es en politique, ils et elles pèsent aujourd’hui dans les cercles économiques. « On remarque, même sans statistique officielle, qui serait pourtant la bienvenue, que les disparités sociales recoupent en partie les disparités raciales héritées de la période esclavagiste », assure Sébastien Clain, fondateur d’un site sur l’histoire réunionnaise, qui milite pour que les créoles puissent s’approprier leur histoire.
L’interdiction des statistiques ethniques, à La Réunion comme dans l’Hexagone, empêche de mesurer, de quantifier ces discriminations. « On le sait, on le voit, mais on ne peut pas le chiffrer», commente Françoise Vergès, persuadée que «si on faisait le tour des institutions à La Réunion, de la DRAC [située rue Labourdonnais, Gouverneur des Mascareignes esclavagiste, ndlr] à l’ARS, on trouverait surtout des zoreils [nom donné aux métropolitains qui s’installent à La Réunion, ndlr] ». Même constat chez les élu·es locaux, très majoritairement blanc·hes.
Derrière le mythe du vivre-ensemble et du métissage réunionnais se cache donc une réalité plus complexe. « Les Comoriens et les Mahorais sont tout en bas de l’échelle sociale. En haut, on trouve les hauts fonctionnaires, les cadres, blancs, et majoritairement métropolitains. Ici perdure le sentiment que les métropolitains décident, et que les Réunionnais exécutent », résume Laurent Médéa. Un sentiment partagé par Sébastien Clain, qui appelle à repenser les rapports entre La Réunion et l’Hexagone, «pour ne plus nous positionner en simple exécutant des ordres venant de Paris». Ce changement peut éventuellement commencer par effacer les figures colonialistes et racistes de l’espace public réunionnais. Pour ce militant, il s’agit avant tout de dignité.
« Ici, nous sommes très nombreux à être à la fois descendants d’esclaves, et d’esclavagistes. Le fait que la statue de Mahé de Labourdonnais continue à trôner près de la préfecture est une insulte pour une partie de nos ancêtres », poursuit Sébastien Clain. Il admet que déboulonner ces statues ne rendra pas directement la société plus égalitaire, « mais c’est déjà un premier pas pour restaurer la dignité d’une partie des Réunionnais qui furent torturés et massacrés. Il ne faut en aucun cas que l’Histoire ne soit effacée. Il faut expliquer le système esclavagiste, et en premier lieu à l’école ». Malheureusement, cette partie de l’histoire de France est quasi-absente des manuels scolaires. « Comme tous les Réunionnais, j’ai grandi en apprenant tout de l’histoire de France à l’école, jusqu’au lycée. Mais l’histoire de La Réunion y était presque absente, à part quelques heures en Terminale », témoigne-t-il.
Le créole, la « langue du peuple »
« L’histoire doit rester dans les livres d’histoire, ce n’est pas une statue qui fait l’histoire », réagit Gaël Velleyen, artiste leader du groupe Kréolokoz. « La statue, c’est la mémoire, ce qu’on veut retenir et ce qu’on met en avant. » Ce fervent défenseur de la culture créole explique que lui n’a pas grandi dans la culture ni la langue française. «Je parle français avec un accent que je ne veux et ne peux pas perdre. Ce qui m’empêche par exemple de présenter un journal télévisé. » Pour celui qui se définit comme un militant culturel, ne pas reconnaître la langue créole, c’est créer des discriminations, à l’emploi mais aussi en termes d’identité. «On empêche les Réunionnais d’accéder à leur histoire, et les Français en général! On raconte une histoire partielle et partiale», s’insurge l’artiste, qui cite Aimé Césaire. « À La Réunion, les gens ne connaissent pas leur histoire, même la plus récente », poursuit-il, faisant référence aux avortements forcés des femmes réunionnaises pauvres et racisées dans les années 1970. Pour lui, l’égalité nationale est un leurre pour les populations d’Outre-mer: « Je n’ai pas le droit de parler ma langue, de postuler à un job avec ma langue, d’accéder à mon histoire, et cela m’affaiblit. »
Les inégalités en termes d’emplois reviennent régulièrement dans les revendications des militant·es anti-racistes réunionnais·es. Encore une fois, impossible de poser un regard chiffré sur ces discriminations. Mais il suffit de consulter quelques offres d’emploi sur l’île s’adressant directement aux zoreil·les. On y vend les bienfaits d’une vie sous les tropiques, et la prise en charge du billet d’avion depuis Paris. Alors que le taux de chômage sur l’île dépasse les 20%, les recruteurs ont les yeux tournés vers l’Hexagone.
Pour Gaël Velleyen, « il est vital que le créole soit reconnu comme une langue officielle. Le racisme systémique inscrit le créole dans un complexe d’infériorité, on est assignés à croire que ce qu’on est ne vaut rien ». L’artiste intervient dans des écoles pour des ateliers d’écriture en créole, afin de défendre cette langue qui lui est chère et, selon lui, menacée. « Elle se transmet de moins en moins. Cette langue endémique, maternelle, la langue du peuple est en recul dans ses propres frontières, quand la langue française se déploie hors des siennes. »
Lorsqu’elle habitait encore à La Réunion, Françoise Vergès fut frappée par ce phénomène. Dans les classes moyennes, peu de jeunes parlaient le créole. « Ils nous disaient que leurs parents l’interdisaient», explique-t-elle. Une langue qui, dit-on dans certaines familles, ne serait pas valorisante dans la vie professionnelle. Alors que Françoise Vergès présentait son livre à Bordeaux l’an passé, une jeune Réunionnaise a confié à l’autrice avoir « découvert en métropole qu’elle était Réunionnaise ». « Elle ne savait pas qui elle était », commente l’historienne. « Il faut se reposer la question aujourd’hui de ce que c’est être Réunionnais. Qu’est ce que ça veut dire, à part le rougail saucisse et le zembrocal ? »
Interview de membres du collectif Laproptaz Nout Péi le 10 mai 2023
Pourquoi je soutiens Laproptaz Nout Pei,
par Françoise Vergès
La polémique que le déplacement de la statue de Mahé de La Bourdonnais place du Barachois à Saint-Denis déclenche révèle à quel point une statue n’est jamais neutre, car elle représente un choix politique à un moment donné, autrement dit, elle est investie d’une fonction précise. Ainsi, célébrer une figure qui s’est battue pour ou contre la liberté, ce n’est évidemment pas la même chose.
Comprendre par qui et pourquoi une statue de Mahé de La Bourdonnais fut choisie est donc nécessaire. Au moment où l’abolition de l’esclavage devient de plus en plus inévitable, les forces locales qui y sont opposées souhaitent marquer de manière symbolique leur attachement à une économie de la déshumanisation et de l’exploitation. C’est en 1846, deux ans avant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, que le gouverneur colonial de l’île sollicite du ministre des Colonies l’autorisation d’ouvrir une collecte publique afin d’élever un monument à l’honneur de Mahé de La Bourdonnais. La statue réalisée à Paris est installée le 15 août à Saint-Denis, place du gouvernement. Or, c’est sur cette même place que le 20 décembre 1848, des milliers de femmes et d’hommes ont dansé et fêté la fin d’un statut qui en faisait des objets à exploiter, torturer et tuer sans impunité, et ce grâce notamment à leurs luttes incessantes, à leur courage et à leur détermination. On mesure l’insulte. Mais on mesure aussi l’intention d’effacer ce moment historique en installant cette statue précisément à cet emplacement. C’est signifier que l’abolition ne sera pas entièrement accomplie, que l’ombre de ce gouverneur colonial plane toujours sur l’île et dès lors, que la liberté sera entravée. En choisissant La Bourdonnais et installant cette statue à cet emplacement, ceux qui gouvernent l’île signalent leur volonté de maintenir leur domination.
L’installation de la statue se fait aussi sous le Second empire, installé par un coup d’état. Nous ne sommes donc plus en république, mais sous un régime paternaliste autoritaire qui lance des opérations militaires de conquête coloniale. Le choix de Mahé de La Bourdonnais est ainsi placé sous plusieurs parrainages : l’anti-républicanisme, une nostalgie pour l’ordre esclavagiste, et l’effacement symbolique du lieu où la liberté fut fêtée. La Bourdonnais a activement contribué à la création d’un empire colonial et esclavagiste ; une fois nommé gouverneur des Mascareignes, ce malouin, qui avait amassé une considérable fortune au service de la Compagnie des Indes (créée par Colbert, elle fait la traite et impose un monopole commercial), a installé les premières plantations de canne à sucre, qui ont apporté des sommes considérables à la Compagnie des Indes.
En organisant la traite et l’esclavage, en créant un corps spécifique armé pour donner la chasse aux marron.ne.s, La Bourdonnais a démontré son adhésion à l’esclavage, à l’exercice du pouvoir par la force et à la monarchie. S’opposer à ce déplacement (et ce n’est qu’un déplacement !) demandé depuis des années par plusieurs associations réunionnaises qui défendent l’Aproptaz Nout Péi c’est rester fidèle à un choix d’effacement et de censure. Une statue ne dit pas l’histoire et il est temps, comme le réclament les associations qui constituent l’Aproptaz Nout Péi de célébrer « les marrons, les résistants, les travailleurs des camps, esclavisés et engagés qui ont érigé des édifices publics et des églises, des routes et des chemins, toutes ces personnes qui ont construit notre réunionnité d’aujourd’hui. »
Le film Les Statues de la discorde (52 mn) par Émile Rabaté
Les Statues de la discorde retrace l’action de jeunes Ultramarins contre les statues représentant notamment Joséphine de Beauharnais, et ce avant le mouvement Black Lives Matter. De la Martinique à La Réunion, de Paris à Saint-Ouen, Les Statues de la discorde explore ce débat contemporain aux multiples facettes, en allant à la rencontre de militants et d’intellectuels qui défendent la lutte contre le racisme.
C’est l’histoire d’une jeunesse qui s’attaque aux symboles du passé pour changer le présent. Le combat d’une nouvelle génération qui dénonce le racisme et les discriminations comme héritage social de l’esclavage et de la colonisation. Ils déboulonnent les statues et les plaques de rue à la gloire du passé colonial de la France, pour appeler à la justice, à l’égalité et à la reconnaissance d’une histoire effacée. Face à eux, le vieux monde semble de marbre, sourd aux revendications. Chez les historiens, la question divise. Faut-il retirer des rues les symboles d’un passé que certains ne veulent plus voir ? Comment faire la lumière sur des pans douloureux de l’histoire sans pour autant rouvrir des blessures susceptibles de déchirer la société ?
Durée 52 minutes • 2020
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