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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Avec ou sans commission franco-algérienne
désignée par les deux Etats,
le travail historique se poursuit
et nécessite un libre accès aux archives

Quatre mois après l'annonce par les présidents français et algérien d'une commission franco-algérienne consacrée à l'histoire de la colonisation de l'Algérie, le chef de l'Etat algérien Abdelmadjid Tebboune a reçu en présence de son conseiller Abdelmadjid Chikhi les personnalités suivantes : Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Filali, Mohamed Lahcen Zighidi et Djamel Yahiaoui. Des historiens et des archivistes algériens réputés pour la qualité de leurs travaux ne font pas partie de ce groupe. En France, la création d'une telle commission continue de faire débat, comme en témoigne la tribune ci-dessous publiée par l'historienne Sylvie Thénault. Quoi qu'il en soit, le travail historique se poursuit - voir le colloque international organisé du 6 au 8 décembre 2022 à La contemporaine - et, comme l'affirme un message de l'association des Historiens et historiennes du contemporain (H2C), il nécessite la fin des entraves imposées actuellement en France à l'accès aux archives.
En présence de son conseiller, Abdelmadjid Chikhi, Abdelmadjid Tebboune a reçu Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Filali, Mohamed Lahcen Zighidi et Djamel Yahiaoui.
En présence de son conseiller, Abdelmadjid Chikhi, Abdelmadjid Tebboune a reçu Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Filali, Mohamed Lahcen Zighidi et Djamel Yahiaoui.

Algérie – France : Panel d’historiens sur le champ
du « travail scientifique »

(extrait)


par Nazim Brahimi, publié par Reporters le 4 décembre 2022.
Source

Dans le prolongement de la Déclaration d’Alger pour un « partenariat renouvelé entre l’Algérie et la France », signé le 27 août dernier à l’occasion de la visite du président français Emmanuel Macron à Alger, le président Abdelmadjid Tebboune a reçu mercredi [30 novembre 2022] cinq historiens qui feront partie de la commission mixte algéro-française chargée d’étudier les archives de la période coloniale et de la guerre d’Algérie.

Les cinq historiens que sont Mohamed El Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Fillali, Mohamed Lahcen Zeghidi et Djamel Yahiaoui ont été reçus par le chef de l’Etat en présence du directeur de cabinet à la Présidence, Abdelaziz Khellaf et du conseiller du chef de l’Etat chargé des archives et de la Mémoire nationale, Abdelmadjid Chikhi. Cette étape marque ainsi le début de l’application, côté algérien, de ce qui a été convenu par les deux parties il y a trois mois.

Dans le chapitre « Histoire et mémoire » de la Déclaration d’Alger, il a été décidé que « les deux parties entreprennent d’assurer une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire dans l’objectif d’appréhender l’avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays ».

Les deux parties ont convenu à cette occasion d’établir « une commission conjointe d’historiens algériens et français chargée de travailler sur l’ensemble de leurs archives de la période coloniale et de la guerre d’indépendance », précisant que « ce travail scientifique a vocation d’aborder toutes les questions, y compris celles concernant l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires. Ses travaux feront l’objet d’évaluations régulières sur une base semestrielle ».

Aussi, les deux parties ont convenu « de créer, en Algérie et en France, des lieux qui seront à la fois un espace muséal ainsi qu’un lieu de création, de dialogue et d’échange des jeunesses algérienne et française. Ces lieux accueilleront des chercheurs, des artistes, et des jeunes de l’Algérie et de la France qui mèneront des projets en commun », ajoutant que « le travail sera renforcé sur l’entretien des cimetières européens et la valorisation de leur patrimoine funéraire exceptionnel ».

En plus du contenu de la Déclaration d’Alger, le président français a plaidé à l’occasion de la même visite à l’ouverture des archives. « Ouvrons nos archives et permettons de regarder l’ensemble de cette période historique qui est déterminante pour nous, du début de la colonisation à la guerre de libération, sans tabou avec une volonté de travail libre, historique et un accès complet à nos archives de part et d’autre. », a-t-il appelé. Pourtant, la question de la mémoire a souvent constitué un sujet de malentendu entre les deux pays tout comme l’écriture de l’histoire. […]


Voir aussi : « Algérie-France : Tebboune nomme cinq historiens
pour la commission mixte »


par Farid Alilat, publié par Jeune Afrique le 2 décembre 2022.


Une tribune de Sylvie Thénault


France-Algérie : « Les débats historiques ne se plient pas aux appartenances nationales »


Publiée dans Le Monde le 17 octobre 2022.
Source


Sylvie Thénault est historienne, directrice de recherche au CNRS, au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle a notamment publié « Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial » (Seuil, 336 pages, 23 euros).


Dans une tribune au « Monde », Sylvie Thénault, spécialiste de la colonisation française en Algérie, explique pourquoi le projet de création – pour l’instant inabouti – d’une commission d’historiens français et algériens travaillant à la « réconciliation » entre les deux pays est une « fausse bonne idée ».

Au menu de la visite de la Première ministre, Élisabeth Borne, en Algérie [les 9 et 10 octobre] : bien des sujets aux conséquences très concrètes dont les enjeux surpassent de loin ceux de l’écriture de l’histoire. Pour autant, et même en fin de liste, le projet d’une commission d’historiens français et algériens travaillant à la « réconciliation » semble rester d’actualité, bien qu’il n’ait pas abouti depuis son annonce en août. Rencontrerait-il des difficultés ? Probablement, pour une raison simple : il a tout de la fausse bonne idée, même s’il relève du bon sens, en apparence. Pourquoi ?

D’abord parce que nous, historiens et historiennes, n’avons pas attendu les Etats pour travailler. Non seulement nous avons, de très longue date, consulté les archives accessibles – elles abondent – mais nous avons interrogé les témoins, recueilli leurs documents, utilisé des images, des films et toutes les sources imaginables. Nous en avons tiré des articles et des livres en si grand nombre que l’Algérie coloniale, aujourd’hui, domine dans les bibliothèques quand les autres colonies de l’ex-empire français intéressent largement moins. Nous avons même documenté tous les sujets, y compris les plus sensibles. Il reste et restera toujours à faire, mais c’est incontestable : qui veut connaître cette histoire a de quoi s’informer.

Fausse bonne idée, surtout, car la nationalité ne fait pas l’historien. Certes, chacun hérite d’une vision du passé dépendante de l’enseignement qu’il reçoit, de la famille dans laquelle il grandit, de la société dans laquelle il vit… Les formations universitaires divergent aussi d’une nation à une autre, donnant naissance à des façons de faire et de penser l’histoire différentes. Impossible pourtant de rattacher les travaux et leurs auteurs à une nationalité.

Internationalisation de la recherche

Il existe des binationaux qu’il est indécent de renvoyer publiquement à une nationalité plutôt qu’à une autre – sauf à adhérer à une conception réactionnaire des identités, tout à fait dans l’air du temps, ignorant la souplesse et la complexité des appartenances. Le projet supposerait – comment l’oser ? – de demander à un historien de double nationalité de dire s’il est français ou algérien quand il écrit l’histoire. Il existe en outre des trajectoires professionnelles défiant les frontières. Ainsi, par exemple, des Algériens viennent faire leur thèse ou des séjours de recherche en France car – c’est l’essentiel – l’écriture de l’histoire est internationalisée. Les débats historiques ne se plient pas aux appartenances nationales. Ils les transcendent.

Pour être claire : de profonds clivages peuvent opposer des chercheurs d’un même pays, tandis que des chercheurs de divers pays peuvent parfaitement s’accorder ; et les pays concernés dépassent le binôme France-Algérie. L’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Etats-Unis… fournissent à cette histoire quelques-uns de leurs spécialistes. Contrairement à une idée reçue, du reste, ils n’abordent pas ce passé avec plus de distance ou moins de préjugés, même si l’argument selon lequel l’étranger apporte une plus-value à cette histoire en raison de sa seule nationalité fonctionne si bien dans l’espace public ! Il ne faut pas être dupe : eux aussi travaillent avec des visions de ce passé déterminées par les contextes scolaires, sociaux, familiaux et universitaires dans lesquels ils ont grandi et ont été formés. Et puis ils circulent en dehors de leurs frontières, de même que leurs travaux. Nous nous connaissons toutes et tous.

Une nuance à cette internationalisation, toutefois. Elle demeure très déséquilibrée. Ses inégalités sont celles de notre monde. Elle laisse trop en marge les chercheurs des pays ex-colonisés, et si projet il devait y avoir, c’est là qu’il devrait se situer : délivrer des visas pour faciliter les circulations et puis aussi multiplier les traductions pour que nous puissions nous lire et échanger plus encore que nous ne le faisons.

Un non-sens

Quelles que soient ses limites, cette internationalisation a une conséquence majeure : les débats de la recherche échappent aux cadres nationaux. Ils portent – notamment – sur les sources utilisées (sources coloniales ou des colonisés ?), sur la langue de travail (français, arabe, autre ?), sur les temporalités retenues (entre 1830 et 1962 ou plus largement ?), sur les espaces à considérer (Algérie, France, Algérie et France, Maghreb, Afrique ou au-delà encore ?). Bref. Le classement des chercheurs et de leurs travaux selon le critère de la nationalité est un non-sens.

L’idée d’une commission franco-algérienne repose sur une ignorance – édifiante – des conditions de l’écriture de l’histoire aujourd’hui et des débats qui animent la recherche. Elle procède d’une conception dépassée et démocratiquement dangereuse de ce qu’est l’histoire. Dépassée et dangereuse, car considérer que la nationalité fait l’historien, c’est imaginer que ce dernier ne peut produire autre chose qu’un récit national, strictement antithétique à celui des historiens d’autres nationalités. Dépassée et dangereuse aussi par le but affiché : un récit servant une « réconciliation », qui est celle des Etats et de leurs chefs.

Un récit bilatéral officiel, donc, conçu comme un juste milieu, écartant les sujets qui fâchent ou se fixant sur le plus petit dénominateur commun possible ? Un récit consensuel, aseptisé ? Et ensuite ? Ce récit établi, satisfaisant les princes, faudra-t-il le figer ? Quelle aberration. C’est de tout le contraire qu’a besoin l’écriture de l’histoire : ouvrir tous les dossiers sans interdit, poser toutes les questions sans tabou, débattre sans entraves, jusqu’à la polémique s’il le faut. Ainsi la recherche avance, toujours et encore, tant notre métier est de réinterroger sans cesse le passé, à travers de nouvelles thématiques, de nouvelles questions, de nouvelles documentations. L’écriture de l’histoire ne se conçoit qu’en mouvement, et elle est impossible sous injonction. Elle requiert liberté et démocratie. En Algérie, en France, comme de par le monde.



A La contemporaine

Colloque international
« Mémoires des passés coloniaux »

Programme

Mardi 6 décembre 2022

10h
Introduction
Andrea Brazzoduro (Università di Napoli L’Orientale/Maison française d’Oxford), Miriam Hernández Reyna (UNAM-Mexique/Université Paris 1/CHS), Sébastien Ledoux (Paris 1/CHS/Sorbonne Université/Ehne), Thaís Tanure (Paris 1/CHS/Labex Dynamite), Sylvie Thénault (CNRS/CHS).

10h 30
Panel I : Education, transmission
Présidence de séance : Marie-Albane de Suremain (Université Paris Est Créteil/CESSMA).

• Sarah Moretti (ENS Lyon/Triangle)
Enseignement de l’histoire-géographie et enjeux de mémoire dans les départements d’outre-mer : une étude comparée dans les académies de Guyane et de Martinique.

• Mélanie Toulhoat (IHC-NOVA FCSH/IN2PAST)
Éducation populaire, alphabétisation et représentations des luttes anticoloniales en Guinée-Bissau nouvellement indépendante (1974-1980).

• Christelle Rabier (EHESS/Cermes3)
Combler un vide mémoriel ou pédagogique ? L’expérience de l’enquête collective Mémoires coloniales de Marseille (2019-2021) à l’EHESS.

14 h
Panel II: Appartenances, identités
Présidente de séance : Giulia Fabbiano (Aix-Marseille Université).

• Maud Delevaux (Université Paris Nanterre/IFEA)
Mémoire de l’esclavage et revendication identitaire afro-péruvienne.

• Sarah J. Zimmerman (Western Washington University)
Gendering Memory and the Politics of the Present on Gorée Island.

15 h
• Martino Oppizzi (École française de Rome)
Une mémoire juive ou une mémoire italienne ? La mise en récit du passé colonial par les ressortissants de la communauté livournaise de Tunisie.

• Bhawna Khattar (Ambedkar University New Delhi)
In Search of The Language of Loss. Exploring the relation between family memory and national history in postcolonial India through the perspective of families affected by the Partition.

*

Mercredi 7 décembre 2022

10 h
• Anne Joly & Olga Vanegas-Toro (La contemporaine)
Présence des mémoires des passés coloniaux dans les collections de La contemporaine.

10 h 30
Panel III : Réparations, réconciliations
Présidente de séance : Raphaëlle Branche (Université Paris Nanterre/ISP).

• Jessica Balguy (EHESS/CIRESC)
La réception des travaux de l’indemnité coloniale de 1849.

• Louise Guttin-Vindot (Sciences Po Paris)
Réparer la guerre d’Algérie ? L’affaire Mohamed Garne.

• Yukiko Koga (Yale University)
Restless Reconciliation: Reckoning with Japanese Imperial Violence in East Asia.

14 h
Panel IV.1 : Patrimoine, monuments, musées
Présidente de séance : Myriam Cottias (CNRS-EHESS/CIRESC).

• Beatrice Falcucci (Università dell’Aquila)
The former Colonial Museum in Rome : museology as a metaphor for the memory of Italian colonialism.

• Thaís Tanure (Université Paris 1/CHS/Labex Dynamite)
La mise en mémoire d’un passé lointain : les commémorations de la conquête des Amériques à Nantes et à Rio de Janeiro (1992-2000).

15 h
Panel IV.2: Patrimoine, monuments, musées
Présidente de séance : Pascale Goetschel (Université Paris 1/CHS).

• Marion Bertin (Université d’Avignon/Centre Norbert Elias).
Penser un patrimoine (post)colonial : le « patrimoine kanak dispersé ».

• Berklee Baum (University of Oxford)
Etched in Stone ? An internationally comparative analysis of how the treatment of two colonial memorials over the past century reflects evolving constructions and contestations of colonial genocide memory.

• Sandra Guinand, Maria Gravari-Barbas, Xinyu Li, Yue Lu (Université Paris 1)
Patrimonialisation, travail mémoriel et valorisation touristique des anciennes concessions de Tianjin et Wuhan.

*

Jeudi 8 décembre 2022

9 h 30
Panel V : Associations, militantisme, mobilisations
Présidente de séance : Françoise Blum (CNRS/CHS).

• Clémence Maillochon (Université de Haute-Alsace/EASTCO)
De l’Algérie à la Polynésie française : comment concilier les mémoires du fait nucléaire et du fait colonial ?

• Gianmarco Mancosu (University of London)
Lieux de (post-colonial) mémoire : transnational associationism and imperial nostalgia in contemporary Italy.

• Tièmeni Sigankwé (Centre national d’éducation de Yaoundé)
La mémoire qui ne voulait pas mourir. De l’autodafé au retour du refoulé anticolonial au Cameroun (1960-2020).

11 h 15
Panel VI : Relations internationales et dynamiques transnationales
Présidente de séance : Audrey Célestine (Université de Lille/CERAPS).

• Sahra Rausch (Justus Liebig Universität Gießen)
Colonialism as a « Crime against Humanity » ? On the (im)possibility of political apologies.

• Yves Denéchère (Université d’Angers/TEMOS)
Mémoires et histoire des déplacements d’enfants métis en France pendant et après la guerre d’Indochine.

• Christine Lévy (Université Bordeaux Montaigne/CRCAO)
Une mémoire de genre transnationale est-elle possible : le cas du Japon et de la Corée du Sud.

12 h 45
Discussion générale.

Le site du colloque

Le lien zoom pour assister au colloque



Une prise de position de l’association
des Historiens et historiennes du contemporain (H2C)
contre les entraves à l’accès aux archives en France



Le bureau d’H2C relaie la tribune publiée dans Le Monde
à propos des difficultés persistantes pour accéder
aux archives de la guerre d’Algérie

« L’accès aux documents liés à la guerre d’Algérie
reste toujours aussi difficile »


par Marc André.

Huit mois après l’annonce de l’ouverture à tous « des archives publiques produites dans le cadre d’affaires relatives à des faits commis en relation avec la guerre d’Algérie » (un décret du 22 décembre 2021), le président de la République, Emmanuel Macron, affirmait le 25 août la nécessité de donner aux historiens « un accès complet aux archives de la guerre d’Algérie ». Cette insistance témoigne de l’instrumentalisation politique de la question des archives. Car, malgré l’intention réitérée d’« ouvrir », « simplifier » ou « faciliter » l’accès aux documents liés à cette guerre, en pratique cela reste difficile tant pour les familles que pour les historiens.

Entre les discours qui accompagnent l’action politique et les réalités du terrain, le décalage est tel que l’on se demande même si le décret dit de « dérogation générale » n’a pas été rédigé au croisement de deux méconnaissances : celle de la guerre d’Algérie et celle de ses archives. De multiples contradictions surgissent, à l’origine de pratiques administratives restrictives aux conséquences sociales, scientifiques et politiques contre-productives.

Citons le cas d’une fille de condamné à mort algérien qui décide il y a un mois de se rendre aux Archives nationales pour consulter le dossier d’enquête reconstituant le réseau de son père et celui de son recours en grâce, tous deux théoriquement accessibles. L’accès lui est refusé parce que ce père, jugé en 1960 à l’âge de 20 ans et 6 mois, était mineur (il avait moins de 21 ans) au moment des faits. La fille d’un autre condamné à mort s’est vu quant à elle refuser également en octobre l’accès aux archives non parce que son père était mineur au moment de son arrestation, mais parce que ses compagnons de lutte l’étaient. Certes, le décret prévoit que les documents relatifs aux mineurs demeurent soumis à un délai de communicabilité de cent ans (vingt-cinq ans en cas de décès), mais cela soulève plusieurs problèmes.

Gestion bureaucratique

En reprenant la majorité légale de l’époque, la méconnaissance historique redouble symboliquement la violence contre un « mineur » qui, comme bien d’autres de son âge, n’a pas été jugé par un tribunal pour enfants mais a comparu devant un tribunal militaire : suffisamment majeur à l’époque pour avoir la tête tranchée, il est aujourd’hui suffisamment mineur pour voir son dossier soustrait de la dérogation générale.

Cette gestion bureaucratique conduit à ignorer la réalité d’une guerre menée par des jeunes. Cela est vrai tant dans l’immigration algérienne en France que dans les maquis, les réseaux urbains et les prisons où les indépendantistes, leurs soutiens, les réfractaires, les appelés avaient pour nombre d’entre eux autour de 20 ans lors de leur engagement. Une distinction entre enfants (moins de 18 ans) et jeunes adultes (18 à 21 ans) éviterait qu’à rebours des discours politiques, un grand nombre de dossiers de police ou de justice restent soumis à examen et demandes de dérogation individuelle.

Par ailleurs, alors que parmi les revendications des historiens sur l’ouverture souhaitée des archives figurait la volonté de traiter de la même manière seconde guerre mondiale et guerre d’Algérie, on constate que la dérogation générale dans le premier cas, prise en 2015, n’a aucunement exclu de son périmètre les résistants et collaborateurs âgés de 18 à 21 ans, sans que cela ait posé de problème depuis.

Marges d’interprétation

Si l’on ajoute les autres alinéas du décret relatifs aux documents pouvant porter atteinte à la sécurité de personnes impliquées dans des activités de renseignement ou à l’intimité de la vie sexuelle des personnes, la majorité des dossiers se referme. Car, là aussi, la méconnaissance de la guerre d’Algérie et de ses archives est manifeste : la logique répressive étant fondée sur le renseignement, les enquêtes fourmillent d’indicateurs ou d’informateurs ; et la vie sexuelle est autant scrutée par les policiers ou experts psychiatres que les violences sexuelles constatées mais non reconnues au terme des procédures.

A la question de ces restrictions s’ajoute celle des marges d’interprétation. Entre l’esprit du décret, qui proclame l’ouverture des archives à tous, et son application à la lettre, qui tend vers la fermeture, le hiatus est tel qu’il peut conduire à des contradictions d’affichage et de catalogage problématiques : il a été possible pendant des mois de commander un carton entier contenant plusieurs dossiers d’enquêtes, quand la demande individuelle de l’un d’eux rendait son accès impossible. Ainsi, certains des dossiers qui étaient inaccessibles aux familles pouvaient pourtant être consultés par d’autres.

L’examen au cas par cas, ou par « extraits » selon le jargon, a une double conséquence. D’abord, il ralentit l’accès aux documents. Alors qu’avant le décret, une dérogation demandée à titre individuel sur l’ensemble d’un fonds permettait de consulter sereinement tous les dossiers, aujourd’hui le manque de cohérence et de lisibilité conduit les chercheurs à découvrir au gré de leur recherche que tel ou tel dossier n’est pas communicable. L’incertitude prévaut.

Quant aux familles, elles ne savent pas à l’avance si elles auront accès au document souhaité. Ensuite, et surtout, l’application du décret est susceptible d’interprétations différentes selon les dépôts d’archives.

Si un historien habitué des archives arrivera à avancer dans ce labyrinthe, il n’en est pas de même des citoyens ordinaires, premiers destinataires de ce décret. Et la question des personnes « intéressées » (descendants, etc.) reste posée, sans même parler de leur accompagnement face à des documents qui peuvent être troublants.

En l’état, la dérogation dite « générale » apparaît pour ce qu’elle est : une initiative politique rendant illisibles les conditions d’accès aux archives de la guerre d’Algérie et freinant, tout à la fois, le travail de la mémoire et celui de l’histoire.

**Bien à vous,
Le bureau d’H2C1.


Voir aussi :


Chroniques de la mobilisation pour l’accès aux archives et contre l’IGI 1300


  1. L’association H2C est présidée par Raphaëlle Branche.
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