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Édition du 15 octobre au 1er novembre 2024

Le chant des « indigènes »
enrôlés dans l’armée française,
annexé par les nostalgiques de la colonisation,
par Alain Ruscio

Le 5 décembre 2021, dans de nombreuses villes de France, les cérémonies officielles en hommage à la mémoire des soldats « morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie » se sont terminées comme à l'habitude par la reprise en chœur du fameux « Chant des Africains ». Alain Ruscio explique dans cet article pourquoi il s'agit d’une sorte de « larcin mémoriel » puisque ce chant dont la première version date de 1915 et qui était entonné par les « indigènes » de l'armée française est devenu durant la guerre d'Algérie un signe de ralliement des partisans de la colonisation. Et il le reste aujourd'hui pour les « nostalgériques ». Bien qu'il contienne les paroles, « lorsque finira la guerre, nous reviendrons dans nos gourbis », qui ne sont guère à la gloire du bilan de la colonisation…

Le « Chant des Africains », un larçin mémoriel des « nostalgériques »

par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net

Le 5 décembre 2002, le président Jacques Chirac a inauguré le Mémorial situé sur le Quai Branly à la mémoire des soldats « morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie ». Dès l’année suivante, il fut décidé que cela devienne une journée nationale d’hommage à ces « morts pour la France ». Date sans signification historique, qui est devenue une « date concurrente » de la date anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, le 19 mars. Mais là n’est pas l’objet de cette mise au point. On peut s’interroger en revanche sur le fait qu’il soit devenu habituel, lors de ces cérémonies, que les « nostalgériques » restés attachés à l’image idyllique d’une « Algérie heureuse » entonnent le Chant des Africains, couplets de ralliement, signe de reconnaissance entre eux et comme un défi à leurs opposants. Cette année 2021, ce fut encore le cas.

Cette pratique est ancienne. C’est surtout lors de la guerre d’indépendance (1954-1962) que ce chant est devenu une sorte d’hymne de l’Algérie française. Lors de tous les rassemblements — la « journée des tomates » du 6 février 1956, le 13 mai 1958, sur les barricades d’Alger en janvier 1960 —, il fut chanté à tue-tête. Plus tard, en juin 2011, lorsque les partisans de l’Algérie française eurent pour la première fois l’autorisation de poser une plaque portant la mention OAS, sur la tombe d’Antoine Argoud, ils se séparèrent une fois de plus avec ce Chant des Africains.

Aujourd’hui encore, il reste un air de reconnaissance pour les « nostalgériques »… et pour certains hommes politiques, comme par exemple Georges Frêche qui, par goût de la provocation, le chanta en 2010 à forte voix face à ses adversaires qui lui avaient reproché certains propos sur les harkis1. Dans maintes villes et villages de France, les images des cérémonies de ce 5 décembre 2021 montrent de même bien des élus, bien des officiels figés au garde-à-vous, écoutant ce « chant des Africains ». Oui mais… Sait-on vraiment ce qu’il signifie ? Et s’il s’agissait d’une sorte de « larcin mémoriel » entretenant une ancienne vocation colonialiste aux origines largement oubliées2 ?

Une première version méconnue lors de la Grande Guerre

C’est lors du premier conflit mondial, en 1915, que ce chant fut initialement lancé, sous le titre C’est nous les Marocains. Premier étonnement, car le protectorat sur le Maroc ne datait que de trois ans. Mais le recrutement de soldats « indigènes » par l’armée française y avait déjà commencé et il s’agissait d’accompagner la politique du premier résident général du protectorat français au Maroc, le général Hubert Liautey, promoteur d’un colonialisme sophistiqué. La musique était alors celle de l’Hymne de l’Infanterie de Marine. Le capitaine Léon Lehuraux, dont l’ouvrage fait autorité, l’attribue sans précisions à deux auteurs, Bondifala et Marizot. D’autres études nous apprennent que le premier était sergent et le second simple tirailleur. Divers sites internet de Français d’Algérie attribuent la paternité des paroles de ce premier chant à un certain « commandant Reyjade ». Il s’agirait en fait du pseudonyme d’une femme, Jeanne Decruck, dite également Jeanne Breilh, Breilh-Decruck ou Fay-Béryl3. En tout cas, le nom de ce(tte) même Reyjade est cité trente ans plus tard comme parolier(e) du Chant des Africains, le mot « Marocains » ne figurant plus.

Quant à la musique connue aujourd’hui, elle est due à un certain Félix Boyer, auteur d’airs populaires dans l’entre-deux-guerres (dont Boire un petit coup, c’est agréable). Capitaine d’active, prisonnier lors de la bataille de France, il fut libéré et autorisé à se rendre en Algérie en 1941. C’est là qu’il composa la nouvelle mélodie du Chant des Africains et le dédia au colonel Alphonse Van Hecke, chef des Chantiers de jeunesse d’Afrique du Nord. C’est donc sous le drapeau pétainiste que le nouveau « chant » fut joué, d’abord à Rabat, puis à Alger, Oran, Constantine et Tunis.

Après le débarquement allié en Afrique du Nord, Boyer, qui ne manqua pas d’à-propos, dédia désormais son « chant » au général Joseph de Monsabert, qui s’apprêtait à mener au combat la 3e division d’infanterie algérienne lors de la campagne d’Italie4. Le 30 mai 1943, il le fit jouer devant de Gaulle, fraîchement débarqué à Alger5. Étrange porosité des cloisons : un chant vichyste est ainsi passé imperceptiblement dans les rangs de l’armée de la France libre partie d’Afrique du Nord à la reconquête de l’Europe. Il a alors été véhiculé par cette armée.

Ces combattants, qui vont se révéler d’élite, furent de tous les combats, contribuant avec la résistance intérieure à la libération totale de la Corse en septembre 1943. Lors de la bataille de Monte Cassino (mai 1944), ils se comportèrent avec un héroïsme qui emporta l’admiration des officiers alliés. De l’avis de tous les experts, c’est cette prise qui ouvrit la route de Rome, prélude à la débâcle italo-allemande. Le 15 août 1944, deux mois après la Normandie, les alliés débarquèrent en Provence. Dans l’armée française qui participa à l’opération (320 000 hommes), un soldat sur deux était un colonisé ou para-colonisé : 40 % venaient du Maghreb6, 10 % d’Afrique noire, quelques centaines étaient des volontaires antillais7, le reste des effectifs étant constitué d’Européens du Maghreb, essentiellement d’Algérie (30 %) et d’éléments métropolitains ayant rejoint la France libre en Afrique du Nord.

Le chant des « indigènes » de la France libre

Le Chant des Africains peut donc tout aussi bien être revendiqué par les Africains colonisés, ce mot d’« Africains » étant à cette époque ambigu. Il est par exemple chanté lors de l’une des premières scènes du film de Rachid Bouchareb Indigènes (2006) par de jeunes recrues maghrébines de l’armée d’Afrique, Saïd (Jamel Debbouze), Yacir (Samy Naceri), Messaoud (Roschdy Zem) et le caporal Abdelkader (Sami Bouajila). Divers témoignages soulignent qu’il fut alors effectivement chanté par ces soldats.

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Les jeunes recrues maghrébines de l’armée d’Afrique – incarnées par Samy Naceri, Roschdy Zem, Jamel Debbouze et Sami Bouajila – entonnent « Le chant des Africains » dans le film Indigènes de Rachid Bouchareb (2006) qui en restitue l’origine.


C’est cette utilisation qui paraît la plus en phase avec l’esprit des paroles : les versions de 1915 et 1941 se terminent toutes deux par un couplet qui, manifestement, ne pouvait être chanté que par les « indigènes » :


« Et quand finira la guerre
Nous rentrerons dans nos gourbis
Le cœur joyeux et l’âme fière
D’avoir défendu le pays. »


Rentrer dans les « gourbis », comme avant : on conviendra que la France coloniale remerciait ses « indigènes » d’une drôle de manière. Les Européens d’Algérie, eux, retournaient dans leurs « maisons ». Un simple mot peut parfois définir la « situation coloniale » (Georges Ballandier). En toute logique, que ce soit arithmétiquement ou sémantiquement, C’est nous les Africains devrait donc être d’abord – mais certes pas seulement – chanté par ceux qui étaient majoritaires au sein de cette armée de la France libre, ceux que l’on appelait « indigènes » ou « musulmans ». Reprenons notre formule : oui, l’accaparement de ce chant par les seuls Européens d’Algérie ou par leurs descendants est bien un « larcin mémoriel ».


Le texte de 1915

I

Nous étions au fond de l’Afrique
Embellissant nos trois couleurs,
Et sous un soleil magnifique,
Retentissait ce chant vainqueur :
En avant ! En avant ! En avant !

Refrain
C’est nous les Marocains,
Qui venons de bien loin.
Nous v’nons d’la colonie,
Pour défen’le pays.
Nous avons abandonné
Nos parents nos aimées,
Et nous avons au cœur,
Une invincible ardeur,
Car nous voulons porter haut et fier
Ce beau drapeau de notre France entière :
Et si quelqu’un venait à y toucher,
Nous serions là pour mourir à ses pieds.
Roulez tambour, à nos amours,
Pour la Patrie, pour la Patrie
Mourir bien loin, c’est nous les Marocains !

Le texte de 1943

I

Nous étions au fond de l’Afrique,
Gardiens jaloux de nos couleurs,
Quand sous un soleil magnifique
A retenti ce cri vainqueur :
En avant ! En avant ! En avant !

Refrain
C’est nous les Africains
Qui revenons de loin,
Nous venons des colonies
Pour sauver la Patrie (pour défendre le pays)
Nous avons tout quitté
Parents, gourbis, foyers
Et nous gardons au cœur
Une invincible ardeur
Car nous voulons porter haut et fier
Le beau drapeau de notre France entière
Et si quelqu’un venait à y toucher,
Nous serions là pour mourir à ses pieds
Battez tambours, à nos amours,
Pour le Pays, pour la Patrie, mourir au loin
C’est nous les Africains !

II

Pour le salut de notre Empire,
Nous combattons tous les vautours,
La faim, la mort nous font sourire
Quand nous luttons pour nos amours,
En avant ! En avant ! En avant !

Refrain

III

De tous les horizons de France,
Groupés sur le sol Africain,
Nous venons pour la délivrance
Qui par nous se fera demain.
En avant ! En avant ! En avant !

Refrain

IV

Et lorsque finira la guerre,
Nous reviendrons dans nos gourbis,
Le cœur joyeux et l’âme fière
D’avoir libéré le Pays
En criant, en chantant : en avant !

Refrain


Un lien pour entendre le chant




La réaction de l’historien Jacques Frémeaux
et la réponse d’Alain Ruscio




Lettre de Jacques Frémeaux à Alain Ruscio

[/23 janvier 2022/]

Cher Alain Ruscio,

Nous nous connaissons et nous estimons assez pour que vous ne voyiez dans ma démarche autre chose qu’une volonté analogue à la vôtre de fournir aux lecteurs une information aussi précise et impartiale que possible.

J’ai lu avec intérêt votre article « Le “Chant des Africains”, un larcin mémoriel des« nostalgériques » publié en décembre 2021 dans le site « Histoire coloniale et postcoloniale », et je ne peux ni partager ni votre analyse, ni accepter votre expression de « larcin mémoriel ».

La mobilisation de 1943-1944 et la participation aux campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne, a constitué, pour les européens d’Algérie, un épisode équivalent à celui de la Grande Guerre pour les Français de métropole. On sait en effet qu’une vingtaine de classes d’âge, représentant 16 % de la population, ont été mobilisés parmi les Pieds-Noirs. En revanche, la contribution musulmane n’a touché que moins de 2 % de cette communauté.

Par suite, ce qui prit pour la communauté européenne, l’aspect d’une épopée ne pouvait autant se fixer dans la mémoire de la communauté musulmane, en dépit des sacrifices également inoubliables que les siens ont consentis dans les mêmes campagnes, et que vous rappelez fort justement, comme je le fais moi-même depuis fort longtemps, sans être beaucoup entendu.

Pour la masse des Algériens musulmans, la guerre fut surtout l’occasion de la montée du nationalisme, et s’acheva dans le bain de sang provoqué par l’impitoyable répression des manifestations du 8 mai 1945. Ceci contribue largement à expliquer que le Chant des Africains, populaire chez les anciens combattants européens, n’a guère pu avoir d’écho en dehors de leur cercle.

En réalité, loin d’avoir été volé par les européens, ce chant leur a été abandonné par les musulmans, dont la grande majorité ont préféré من جبالنا Min Djibalina ou قَسَمًا Qassaman, hymnes de libération qu’aucun Français ne devrait entendre sans émotion, comme il entend le Fratelli d’Italia de nos cousins transalpins ou le Battle Hymn of the Republic de nos amis américains.

Quant aux paroles du Chant des Africains, elles sont le produit de la mentalité de leur auteur, qui était de son temps, et de l’impératif de la rime (« gourbi » rime avec « pays », ce qui n’est pas le cas de « maison »). Est-il opportun, d’ailleurs se livrer, à leur propos, à une critique textuelle ? Auriez-vous l’idée de dénoncer dans la Marseillaise le terme de « sang impur », qui n’est pas en lui-même sans relents très nauséabonds ?

En fait, le Chant des Africains est appelé à demeurer le rappel nostalgique d’un épisode glorieux de la participation des Pieds-Noirs à la Libération. Pourquoi oublier ce rôle, pour la seule raison que le Chant des Africains fut repris par des partisans de l’Algérie française ? Et pourquoi même enlever à des générations qui peu à peu disparaissent, les illusions dont les berce une chanson qu’ils sont les derniers à connaître, et qui périra bientôt avec eux ?

Je vous prie de croire en mes sentiments très cordiaux

Jacques Frémeaux,
Professeur émérite à Sorbonne-université.




Réponse d’Alain Ruscio à Jacques Frémeaux

[/25 janvier 2022/]

Cher collègue et M. le professeur,

Merci de votre courrier et des sentiments d’estime que vous avez bien voulu y exprimer. Vous savez combien ils sont réciproques et combien je lis toujours avec attention – et que je cite – vos travaux.

Il me semble que la critique que vous formulez repose sur un quiproquo. Vous avez lu dans mon court article une intension blessante à l’égard des Européens d’Algérie – que l’on n’appelait pas encore Pieds-Noirs, vous le savez. Ce n’est nullement le cas. Les chiffres que vous citez sur leur participation aux combats de la Seconde Guerre mondiale, leur courage, leur engagement, sont incontestables. Et incontestés. Qu’ils aient fredonné le Chant des Africains est connu. Je me souviens que mon père, né Italien, naturalisé en 1939 et… immédiatement mobilisé, a ensuite passé une grande partie de la guerre au Maroc. Et qu’il chantait, lui aussi, à la maison, « C’est nous les Africains… ». Lui, comme les Français d’Algérie, n’y voyaient évidemment ni malice, ni « larcin », encore moins mépris pour les « indigènes ». Connaissaient-ils d’ailleurs le couplet sur les « gourbis » ?

Ce n’est pas cela que j’ai critiqué dans mon article. Mais bel et bien la reprise sans honte par les « partisans de l’Algérie française » que vous citez dans votre dernier paragraphe. Et seulement cela. Ce Chant a littéralement investi la mémoire de la Nostalgérie (vous connaissez sans doute mon ouvrage qui porte ce titre), il est repris sur un ton de défi lors des réunions des Cercles algérianistes, dans toutes les cérémonies de réhabilitation de « l’Algérie heureuse », ou dans les manifestations d’hostilité aux productions qui leur déplaisent. Je l’ai moi-même vécu, le 18 mars 2012, à Évian, lorsque certains d’entre eux, accompagnés d’anciens parachutistes, ont voulu empêcher un colloque, cinquante ans après les accords. Et vous avez eu connaissance comme moi des démonstrations agressives, Chant des Africains à l’appui, dans les rues de Cannes lorsque fut projeté le film Hors la loi, de Rachid Bouchared (qui est d’ailleurs critiquable du point de vue historique, mais certainement pas par les pressions d’un lobby révisionniste).

Bref, je présente mes excuses à nos compatriotes, naguère Français d’Algérie, s’ils ont été blessés par mon article – qui ne les visait pas – mais je persiste et signe dans ma dénonciation du « larcin » par une minorité d’entre eux, mal informés ou malintentionnés.

Cet épisode aura eu au moins un avantage : me permettre de communiquer directement avec vous. Croyez également en mes sentiments cordiaux et respectueux.

Alain Ruscio.

  1. « Georges Frêche, un habitué des dérapages », Le Monde, 28 janvier 2010.
  2. Pour une plus ample information, on pourra se reporter à : Capitaine Léon Lehuraux, Chants et chansons de l’Armée d’Afrique, P. & G. Soubiron, Alger, 1933 ; Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Maisonneuve & Larose, Paris, 2001 ; Théo Bruand d’Uzelle, À propos du chant « C’est nous les Africains », , 2008.
  3. Théo Bruand d’Uzelle, loc. cit.
  4. Capitaine Francis Josse, site Internet Le Burnous, s.d. ; site .
  5. Philippe Lamarque, Le Débarquement en Provence, jour après jour, Cherche-Midi, Paris, 2011.
  6. Dont certains, Ahmed Ben Bella et Ali (dit Alain) Mimoun, deviendront célèbres pour des raisons fort différentes.
  7. Dont Marcel Manville et Frantz Fanon.
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