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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Le passé esclavagiste de Bordeaux
mis en lumière,
une étape dans le long combat pour
la mémoire de l’esclavage

Avec un important retard sur la ville de Nantes, cente-cinquante-trois ans après l'abolition de l'esclavage, Bordeaux cherche un moyen de renouer avec sa mémoire. Des chercheurs ont mis en ligne une base de données recensant les noms d'anciens esclavagistes et les indemnités, parfois considérables, auxquelles ils ont eu droit lors de l'abolition. On y retrouve les noms de familles bordelaises connues, comme Gradis, Balguerie ou Journu. L'équipe du maire envisage de créer un lieu de mémoire dont l'emplacement n'est pas encore défini, qui implique un long travail avec des historiens, des archivistes et des associations, et qui devrait voir le jour avant la fin de son mandat.

Esclavage : Bordeaux veut informer
sur son passé « mal connu, mal partagé »

par Maïté Koda, publié par France tv info •3 nouvelle aquitaine, le 10 mai 2021. Source

Que ce soit via la Traite des Noirs, l’exploitation des plantations ou le commerce en ligne directe avec les colonies, l’esclavage a grandement participé à la richesse de Bordeaux. Cente-cinquante-trois ans après son abolition, la ville cherche encore un moyen de renouer avec sa mémoire.

La statue de Modeste Testas sur les quais de Bordeaux © France 3 Aquitaine Gironde
La statue de Modeste Testas sur les quais de Bordeaux © France 3 Aquitaine Gironde

Elle fait désormais partie du paysage bordelais. La statue de Modeste Testas, femme esclave appartenant à un propriétaire bordelais, a été érigée en mai 2019. Quelques mois plus tard, des plaques explicatives, détaillant le passé d’illustres Bordelais ayant participé ou financé des expéditions de la traite négrières sont, elles, apparues dans les rues de la cité portuaire.

Peut-être ne les avez-vous vous-même jamais aperçues. Au nombre de cinq, situées en hauteur… Difficile pour un œil non averti de remarquer ces détails. Elles racontent, pourtant, partiellement du moins, la richesse, et la beauté architecturale de Bordeaux. Des héritages de l’histoire, qui ne peuvent être dissociés de l’exploitation des Noirs dans les plantations outre-Atlantique.

Commerce triangulaire… et en ligne droite

Bordeaux fut, à la fin du XVIIIe siècle notamment, un des plus grands ports négriers d’Europe. « Quatre-cent-quatre-vingt expéditions sont parties de Bordeaux, et sont à l’origine de la déportation de 120 000 à 150 000 personnes », rappelle Christian Block, conservateur du musée d’Aquitaine. Partir de Bordeaux, aller s’emparer d’hommes, femmes et enfants en Afrique et les déporter aux Antilles et les mettre en esclavage a permis à la ville de s’offrir une partie de ses majestueux hôtels particuliers… Outre ce commerce triangulaire, la ville s’est également fortement enrichie via l’économie de plantation, et le « commerce en droiture », négocié directement entre le port de la lune et les colonies d’Amérique.

Un commerce lucratif : « à l’aller, on emporte tout un ensemble de produits issus de l’arrière-pays bordelais qui sont amenés dans les Antilles, de manière à répondre aux besoins des colons : consommables, biens manufacturés, nourriture… Et au retour, on ramène l’ensemble des denrées coloniales : du sucre, du café, du cacao et de l’indigo. Ce sont des denrées qui sont produites dans les plantations, par les esclaves », précise Christian Block.

Des esclavagistes bordelais indemnisés

Nombre d’esclavagistes bordelais avaient des plantations à Saint-Domingue ou Haïti, qui a accédé à l’indépendance, et donc mis un terme à l’esclavage en 1804. Dans les autres colonies françaises, l’esclavage n’a été aboli définitivement qu’en 1848. Une fois l’esclavage devenu illégal, ce ne sont pas les victimes, mais les propriétaires qui ont été indemnisés par la France pour la perte de cette main d’œuvre gratuite. Ce vendredi 7 mai, des chercheurs du CNRS ont mis en ligne une base de données recensant le nom d’anciens esclavagistes et les indemnités, parfois considérables, auxquelles ils ont eu droit. On y retrouve des noms de Bordeaux, comme les familles Gradis, Balguerie, ou encore Journu.

Le défi de la municipalité

Cent-cinquante ans plus tard, les références au passé négrier de Bordeaux sont-elles suffisantes ? Non, estime sans ambages la nouvelle municipalité, qui promet de passer à la vitesse supérieure. En ce 10 mai, journée nationale des mémoires de l’esclavage, le maire Pierre Hurmic s’est rendu rive droite, au square Toussaint Louverture. Un des rares lieux de Bordeaux portant le nom d’un afro-descendant. Toussaint Louverture était un général franco-haïtien, né esclave et devenu artisan de la libération d’Haïti, face aux troupes napoléoniennes. Un hommage devenu annuel, comme c’est désormais le cas dans de nombreuses villes de France. Mais alors que Bordeaux a entretenu un lien si particulier avec le système esclavagiste, le projet de la municipalité est bien de mettre en place une tout autre stratégie mémorielle.

S’il ne nie pas la « bonne volonté » de l’équipe précédente, à savoir Alain Juppé puis Nicolas Florian, Stéphane Gomot, conseiller municipal délégué à la mémoire (Génération.s), estime ces démarches « insuffisantes ». « Il faut considérer cette politique publique de manière globale », ajoute-t-il. À la différence de la ville de Nantes, Bordeaux ne dispose pas d’un mémorial consacré à la question. Le musée d’Aquitaine, en revanche, y consacre plusieurs espaces permanents. Mais celà ne suffit plus.

Un monument « ouvert » en projet

L’équipe de Pierre Hurmic envisage donc de créer un lieu de mémoire, dans la ville. « Un monument dans l’espace public, ouvert, qui présenterait un travail de recherche autour des victimes », précise Stéphane Gomot. Le lieu n’est pas encore défini, mais le projet est sur les rails, assure le conseiller municipal. « L’émergence de ce monument implique un travail au long cours, avec des historiens, des archivistes et des associations. Le projet, c’est qu’il voit le jour avant la fin du mandat ».

La mairie envisage également de retravailler les plaques, « déposées entre les deux tours des élections municipales », par la municipalité de Nicolas Florian. Objectif : les rendre plus visibles, en rajouter et préciser le contexte pour des noms qui prêtent à polémique, à l’image de la rue Saige à Bordeaux. Le nom d’une famille associée aux expéditions de la traite négrière. Mais François-Armand Saige, maire de Bordeaux à la fin du XVIIe siècle, et qui a donné son nom à la rue n’a pas lui-même eu de lien avec la traite des Noirs. « Il faut montrer l’épaisseur que peut revêtir un simple nom de rue ».

Au-delà des symboles et de la question de l’espace public, un travail est également envisagé auprès des scolaires. Une nécessité pour Stéphane Gomot, qui parle « d’apaisement ». « L’histoire de ce passé mal connu, mal partagé, voir dénié, entretient aujourd’hui des problèmes sociaux et de cohabitation ».


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En France, le long combat pour la mémoire de l’esclavage

par Anne Chemin, publié dans Le Monde le 15 mai 2021. Source

Avec la loi Taubira de 2001, la France était la première nation du monde à faire de la traite négrière un crime contre l’humanité. Ce texte a mis fin au silence qui régnait, depuis l’abolition de 1848, sur le passé esclavagiste du pays. La servitude reste cependant un sujet incandescent.

Sa voix est grave, son ton solennel et sa parole plus lente qu’à l’accoutumée. Entre chacune de ses phrases, Christiane Taubira fait une courte pause, comme s’il lui fallait à chaque instant « dompter son cœur et ses larmes », comme elle le racontera plus tard. En ce 18 février 1999, la députée de Guyane demande à la représentation nationale de reconnaître que la « traite négrière transatlantique et l’esclavage, perpétrés à partir du XVe siècle par les puissances européennes contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l’océan Indien », constituent un crime contre l’humanité.

Debout à la tribune de l’Assemblée nationale, Christiane Taubira assure que sa proposition de loi n’est ni un acte d’accusation, ni une requête en repentance, ni un exercice cathartique, ni une profession de foi. Nul ne songe, poursuit-elle, à demander un acte de contrition à la République : il faut simplement nommer « le crime, l’œuvre d’oubli et le silence ». Un an et demi plus tard, lorsque le texte achève son parcours législatif, le tableau qui recense les abstentions et les votes contre des parlementaires affiche « 000 » : promulguée le 21 mai 2001, la loi est adoptée à l’unanimité par la représentation nationale.

Cette année-là, la France est la première nation du monde à faire de la traite négrière et de l’esclavage colonial un crime contre l’humanité. En instaurant une Journée de commémoration de l’abolition, en exigeant que les programmes scolaires et la recherche accordent une place « conséquente » à la « déportation la plus massive de l’histoire des hommes », en invitant un comité à veiller à « la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations », la République met fin à un long déni : pendant un siècle et demi, cette « épouvante » a « sommeillé sous la plus pesante chape de silence », constate l’exposé des motifs.

Laurent Corvaisier
Laurent Corvaisier

Avec la loi Taubira, estime Pap Ndiaye, auteur de La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008), la France organise, avec plus de cent cinquante ans de retard, « la cérémonie d’accueil des anciens esclaves dans la République » à laquelle elle s’était jusqu’alors dérobée. « En 1848, l’abolition est le fruit d’un compromis : le décret met fin à cet “attentat contre la dignité humaine” tout en indemnisant, non pas les esclaves, mais leurs maîtres. La loi Taubira va plus loin : elle proclame que les esclaves ont été victimes d’un crime contre l’humanité et qu’il faut reconnaître, commémorer et enseigner ce crime plutôt que l’oublier. »

Vu d’aujourd’hui, le long silence de la République a un air de mystère – d’autant que la France a été l’une des plus grandes puissances esclavagistes du monde. La servitude était interdite sur le sol métropolitain, mais les « îles à sucre » françaises ont compté beaucoup plus d’esclaves que le sud des Etats-Unis : sur les 12 millions d’Africains capturés pendant la traite, 600 000 furent déportés en Amérique du Nord contre 1,6 million dans les Antilles françaises. « Le commerce avec ses colonies fit de la France la troisième nation importatrice d’esclaves, après l’Angleterre et le Portugal », rappelait l’Assemblée nationale en 1999.

Esclaves français invisibles en métropole

Pourquoi a-t-il fallu attendre un siècle et demi pour que la République nomme le crime et accueille symboliquement les anciens esclaves dans la communauté nationale ? Pourquoi les livres scolaires, les cérémonies républicaines et les discours politiques ont-ils fait silence, après l’abolition de 1848, sur le passé esclavagiste de la France ? Pourquoi les ports français qui ont participé à la traite et au commerce triangulaire, comme Nantes, Le Havre, La Rochelle, Bordeaux, Saint-Malo, Lorient, Honfleur, Marseille ou Dunkerque, ont-ils pendant, plus d’un siècle, oublié, voire effacé, leur passé négrier ?

Sans doute parce que les esclaves français, du XVIIe au XIXe siècle, étaient quasiment invisibles en métropole : on ne les apercevait que lorsqu’ils suivaient leurs maîtres, à Paris ou dans les ports négriers. « La servitude était reléguée dans les colonies, à 5 000 kilomètres de la métropole, alors qu’aux Etats-Unis les esclaves vivaient sur le sol national – c’est d’ailleurs pour cela que les Etats du Sud, après l’abolition de 1865, ont tenu à consolider les barrières raciales en instaurant la ségrégation, analyse Pap Ndiaye. En France, cette barrière était inutile : il y avait l’Atlantique. L’esclavage était rejeté dans les marges ultramarines – et de la marge à l’oubli, il n’y a qu’un pas. »

Pendant des siècles, cette dissociation géographique entre le colonial et le national a favorisé une forte « dissociation mentale », selon Pap Ndiaye. « En France, le système esclavagiste était un système dérogatoire colonial, ajoute Sébastien Ledoux, chercheur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. La métropole appliquait sur son sol l’interdiction de l’esclavage depuis la monarchie alors que, dans les colonies, il était légalisé : les rapports sociaux étaient hiérarchisés et codifiés en fonction de la couleur de la peau. Cette distinction a été lourde de conséquences pour la mémoire de la traite : pour beaucoup de Français des XVIIIe et XIXe siècles, l’esclavage était quasiment invisible. »

Si la mémoire de la servitude a toujours été lointaine, c’est aussi, et surtout, parce que la République a délibérément occulté, dès l’abolition de 1848, le passé esclavagiste de la France. Le jour de l’application du décret en Martinique, le gouverneur de l’île proclame ainsi la fin des « distinctions qui ont existé jusqu’à ce jour entre les diverses parties de la population » mais il s’empresse de recommander à chacun « l’oubli du passé ». Les « perturbateurs », ajoute-t-il aussitôt, seront considérés comme des « ennemis de la République et, comme tels, traités avec toute la rigueur des lois ».

Façonnage du récit national

Pour les républicains de l’époque, ce silence est une condition d’entrée « dans la grande famille nationale ». « Les anciens esclaves obtiennent la nationalité et la citoyenneté mais la République est considérée comme le point zéro de la mémoire collective : elle constitue, selon le mot d’Ernest Renan, une communauté “d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances” qui ne saurait être associée à l’histoire tragique de la servitude, souligne Myriam Cottias, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages. La République choisit de taire les violences ancestrales de la société esclavagiste. »

Du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, cette injonction est suivie avec zèle par les historiens et les hommes politiques qui façonnent, jour après jour, le récit national. Les ouvrages d’histoire passent sous silence l’histoire des « îles à sucre », l’ampleur de la traite négrière et la hiérarchie raciale instaurée par l’ordre colonial. « Quand Jules Michelet, Augustin Thierry ou Ernest Renan évoquent l’esclavage, ils se réfèrent à l’Antiquité, pas aux colonies françaises, poursuit Myriam Cottias, autrice aussi de La Question noire. Histoire d’une construction coloniale (Bayard, 2007). La servitude n’appartient pas à la mémoire collective française. »

Publiée de 1847 à 1853, L’Histoire de la Révolution française, de Michelet, n’accorde ainsi que quatorze lignes à la révolte de Saint-Domingue. « Elle est présentée, non comme le seul soulèvement d’esclaves de l’histoire ayant abouti à leur émancipation, mais comme “la plus épouvantable guerre des sauvages qu’on ait jamais vue”, précise l’historienne. Quant à la première abolition de l’esclavage, en 1794, elle n’est même pas mentionnée. Il faut attendre L’Histoire socialiste, publiée en 1901 sous la direction de Jean Jaurès, pour trouver quelques allusions à la servitude – et encore, elle n’est envisagée que dans une perspective métropolitaine. »

« Mission civilisatrice »

Sous la IIIe République, l’esclavage et la traite négrière deviennent peu à peu les grands absents du récit national français : la mémoire républicaine se contente de retenir le glorieux épilogue de l’abolition de 1848. « Le récit national de l’époque exalte la mission civilisatrice d’une nation qui incarne, aux yeux des républicains, les valeurs universelles et le progrès du genre humain, analyse Sébastien Ledoux. Ce cadre narratif ne peut évidemment pas faire une place au passé esclavagiste de la France. La République choisit donc de célébrer la figure héroïque du député abolitionniste, Victor Schœlcher, plutôt que la mémoire honteuse de la traite négrière. »

Cette amnésie collective continue à régner pendant la première moitié du XXe siècle. « Jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, la servitude est absente du débat public et des programmes d’histoire, souligne Catherine Coquery-Vidrovitch, autrice, avec Eric Mesnard, d’Etre Esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle (La Découverte, 2013). Le Petit Lavisse, utilisé au primaire jusque dans les années 1950, n’en dit pas un mot et les Malet-Isaac du secondaire ne consacrent que cinq lignes à la traite négrière… en attribuant cet “horrible commerce” aux Espagnols ! Les élèves de la IIIe République ignorent que la France était une grande puissance esclavagiste. »

Même les anciennes colonies finissent par perdre la mémoire de la servitude. Bien que la société antillaise conserve les traces de la hiérarchie raciale héritée de la traite, le souvenir se replie dans les mémoires familiales, voire s’efface : les sites antillais célèbrent alors fièrement l’histoire industrielle des plantations de canne à sucre mais ils éludent souvent la servitude… « L’historien Armand Nicolas m’a raconté que, dans les années 1940, Aimé Césaire, son professeur au lycée de Fort-de-France, en Martinique, lui avait demandé un travail sur l’esclavage, raconte Pap Ndiaye. Il lui avait répondu : “Qu’est-ce que c’est ?” Césaire lui avait rétorqué : “Regardez autour de vous”. »

Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que les mémoires, lentement, se réveillent. Les premiers frémissements apparaissent, après la seconde guerre mondiale, dans les anciennes « îles à sucre » de l’Empire français. Dans les années 1970-1980, des militants issus des milieux syndicaux, étudiants et politiques des Antilles bousculent le récit glorieux de l’abolition républicaine : délaissant la figure métropolitaine de Victor Schœlcher, ces « entrepreneurs de mémoire » mettent en avant les actes de résistance qui ont permis aux esclaves de secouer eux-mêmes le joug de la servitude.

Chronologie


1685. Le Code noir est promulgué par Louis XIV.

1794. L’esclavage est aboli par la Convention.

1802. L’esclavage est rétabli par le premier consul, Napoléon Bonaparte.

1848. L’esclavage est aboli, cette fois définitivement, par la IIe République.

1946. Les quatre « vieilles colonies » issues du premier empire colonial français – la Guadeloupe, la Martinique, La Réunion et la Guyane – deviennent des départements français.

Proches des mouvements indépendantistes ou du Parti communiste, ces militants d’outre-mer s’affranchissent des cadres mémoriels façonnés, depuis plus d’un siècle, par le récit national. « Ils célèbrent la révolte martiniquaise du 23 mai 1848, qui a obligé la IIe République à décréter l’abolition avant même l’entrée en vigueur du décret, souligne Sébastien Ledoux. Leur récit remet en cause, pour la première fois, les référents officiels de l’histoire de la servitude. L’abolition n’est pas, à leurs yeux, un cadeau offert par la République : les esclaves, soulignent-ils, ont été les acteurs de leur émancipation. »

Dans les années 1980, ce mouvement rencontre le courant littéraire de la « créolité ». Pour Edouard Glissant (1928-2011), Patrick Chamoiseau ou Raphaël Confiant, le silence sur le passé esclavagiste a privé les Antilles de leur identité. Dans Le Discours antillais (Seuil, 1981), Glissant évoque ainsi la mémoire occultée de la traite négrière : nées d’un « arrachement brutal », les îles se sont construites sous les auspices « du choc, de la contraction, de la négation douloureuse et de l’explosion ». Le facteur négatif de cette « non-histoire », conclut-il, est le « raturage » de la mémoire sur la servitude.

Rompre avec « l’amnésie universelle »

Cette réflexion finit par transparaître dans la langue : à la fin des années 1990, plusieurs associations antillaises commencent à utiliser le terme de « descendants d’esclaves ». Selon Sébastien Ledoux, cette expression signe la « redécouverte » de la mémoire de l’esclavage – et ce au moment où l’Unesco cherche, à travers un programme intitulé « La Route de l’esclave », à rompre avec « l’amnésie universelle qui entoure ce qui est désigné, à la suite de l’historien Jean-Michel Deveau, comme “la plus gigantesque tragédie de l’histoire humaine par l’ampleur et la durée” », résume la géographe et anthropologue Christine Chivallon.

Née dans les territoires d’outre-mer, cette parole finit par se faire entendre en métropole, où le paysage historiographique et politique est en train de changer. Dans ces années 1990, les historiens s’intéressent de plus en plus aux clairs-obscurs de la mémoire collective. Leur savoir, notent, en 2001, François Hartog et Jacques Revel, dans un ouvrage collectif consacré aux « usages du passé » (EHESS), est en outre convoqué lors des brûlantes controverses sur Vichy ou l’Algérie. Ce nouveau « régime d’historicité », selon le mot d’Hartog, engendre nombre de lois mémorielles – sur la guerre d’Algérie en 1999, sur les Justes en 2000, sur le génocide arménien en 2001.

Ce tournant mémoriel transforme les contours du récit national. « Au XIXe et au XXe siècle, la République célébrait les glorieux héros qui avaient construit la nation française, analyse Sébastien Ledoux, auteur de Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire (CNRS Editions, 2016). A la fin du XXe siècle, le cadre narratif des politiques mémorielles change : la République rend aussi hommage aux victimes de la politique criminelle de l’Etat. La grandeur d’un pays, estime-t-on, consiste à affronter son passé. La reconnaissance des crimes n’est pas seulement nécessaire : elle fait honneur à un Etat de droit car elle permet de réaffirmer les principes républicains. »

Au nom de ce « devoir de mémoire », l’Etat est désormais sommé de s’intéresser, non plus seulement aux héros morts « pour » la France, mais aux victimes mortes « par » la France. Un premier acte symbolique est accompli, en 1995, par Jacques Chirac, qui reconnaît la responsabilité de l’Etat dans la déportation des juifs de France. Un second épisode, plus discret, se joue trois ans plus tard : en 1998, lors du 150e anniversaire de l’abolition, le conflit narratif entre le discours officiel qui commémore le glorieux geste de la République et la parole des « descendants d’esclaves » qui veulent sortir de l’oubli les victimes de la servitude éclate au grand jour.

Fidèles au récit national, le chef de l’Etat et le premier ministre rendent hommage à la République émancipatrice : Jacques Chirac célèbre le « courage » de Schœlcher tandis que Lionel Jospin salue le geste « visionnaire » d’un village qui a défendu l’abolition dès 1789. Un tout autre récit s’écrit cependant, le 23 mai 1998, dans les rues de Paris : à l’appel de nombre d’associations antillaises, guyanaises et réunionnaises, 40 000 personnes défilent silencieusement derrière des pancartes proclamant : « Nous sommes toutes et tous des filles et fils d’esclaves. » « Cette manifestation ne parle pas de l’abolition, mais, pour la première fois, de ce à quoi l’abolition a mis fin », résume Pap Ndiaye.

« Les résistances n’ont pas disparu »

En cette fin de XXe siècle, le silence sur le passé esclavagiste de la France apparaît à beaucoup comme une marque d’indifférence, voire de mépris. Si nul ne conteste que la République a proclamé l’abolition, nombreux sont ceux qui lui demandent de se souvenir enfin de la traite négrière. Lorsque Christiane Taubira rencontre, en 1998, des militants, des écrivains, des juristes et des élus d’outre-mer, elle comprend que la France doit accomplir un geste symbolique : en rédigeant une proposition de loi qui nomme pour la première fois le crime, elle devient la porte-parole de ce mouvement mémoriel.

Il faudra un peu plus de deux ans pour que ce texte soit solennellement voté par les parlementaires. Les mots qu’attendaient depuis plus d’un siècle les « descendants d’esclaves », mais aussi les citoyens soucieux d’égalité raciale, sont enfin prononcés : la loi proclame que la traite négrière et l’esclavage constituent un « crime contre l’humanité ». Pour perpétuer le souvenir de ce crime, la République crée un Comité pour la mémoire de l’esclavage et instaure, le 10 mai, une journée destinée à honorer, non plus seulement l’abolition, mais aussi le « souvenir des esclaves », souligne Jacques Chirac.

L’école n’est pas oubliée : pour que la traite s’inscrive dans la mémoire des générations à venir, la loi exige que les programmes d’histoire lui accordent désormais une place « conséquente ». « Grâce à ce texte, la dimension criminelle de l’esclavage a, dans l’enseignement, acquis une sorte de centralité : les manuels scolaires évoquent sans détour le Code noir de 1685 et la violence de la société esclavagiste, constate Sébastien Ledoux, auteur de La Nation en récit (Belin, 348 pages, 23 euros). Les résistances n’ont cependant pas disparu : il a fallu une intervention des historiens pour réintroduire l’esclavage français à l’école primaire en 2015 et au lycée en 2019. »

Afin de nourrir la mémoire collective, le CNRS crée, en 2005, dans la foulée de la loi Taubira, un Centre international de recherche sur les esclavages et les post-esclavages, dont la direction est confiée à Myriam Cottias. Depuis sa naissance, cette structure pionnière qui édite une revue quadrilingue en ligne a publié près d’une vingtaine d’ouvrages aux éditions Karthala. « Il y a un véritable dynamisme dans la recherche, souligne Myriam Cottias. Environ une dizaine de thèses d’histoire, de littérature ou de philosophie sont consacrées chaque année à l’esclavage. La question coloniale a en outre été inscrite au programme de l’agrégation, ce qui a pu susciter des vocations chez les étudiants. »

Héritages « post-coloniaux »

Chez tous ceux qui s’intéressent aux héritages « post-coloniaux », les débats sur la traite négrière remportent d’ailleurs un vrai succès. « En 2003, Les Rendez-vous de l’histoire de Blois, consacrés à l’histoire de l’Afrique, avaient programmé une conférence sur l’esclavage dans une petite salle en pensant que ce sujet n’attirerait guère le public, raconte Catherine Coquery-Vidrovitch. Elle a finalement eu lieu dans le grand amphithéâtre de 900 places et il débordait ! C’est un phénomène nouveau : quand j’ai commencé ma carrière d’historienne, dans les années 1960-1970, personne, ou presque, ne s’intéressait à cette question. »

La route, cependant, est encore longue. Si la République honore les victimes de la traite, si l’école enseigne le passé esclavagiste de la France, si la recherche explore le monde si longtemps méconnu de la servitude, tout débat sur les héritages coloniaux se transforme rapidement en bataille rangée. « Nous ne sommes pas encore parvenus à intégrer sereinement l’esclavage dans l’histoire de France, regrette Myriam Cottias. Nous savons parler sans trop d’animosité de la Révolution française ou du soulèvement des Chouans, mais tout échange sur la traite négrière est immédiatement et caricaturalement retranscrit en termes binaires et raciaux – Noirs contre Blancs, dominés contre dominants. »

Les clairs-obscurs des sociétés esclavagistes

Plus que les contrastes, ce sont pourtant les clairs-obscurs des sociétés esclavagistes que mettent aujourd’hui en lumière les historiens. « La servitude est évidemment une forme extrême de domination mais la recherche insiste de plus en plus sur ce que les Américains appellent l’“agency” des esclaves, c’est-à-dire leur capacité à résister à travers des gestes quotidiens – saboter les outils, ralentir la cadence, mettre sur le dos du régisseur honni des méfaits qui provoqueront son renvoi, explique Pap Ndiaye. Ils n’étaient pas des marionnettes ballottées par l’histoire mais des acteurs sociaux qui cultivaient la mémoire de leurs ancêtres, qui organisaient des résistances et qui parvenaient, malgré l’adversité, à inventer un monde culturel et religieux qui leur soit propre. »

Combien de décennies faudra-t-il pour que le passé esclavagiste de la France cesse de susciter de houleuses controverses et de violentes invectives ? Nul ne le sait encore, mais Myriam Cottias espère que ce jour viendra le plus rapidement possible. « La traite négrière a construit les catégories raciales que nous utilisons encore aujourd’hui et elle a participé pendant des siècles à la prospérité des colonies, mais aussi de la métropole. Elle est donc une pièce essentielle de notre puzzle historique. » En France, la mémoire de l’esclavage est encore à construire – mais il faudra, pour cela, cultiver la nuance, le recul et la complexité.


Ci-contre, la statue de Modeste Testas à Bordeaux.

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