« Décolonisations. Le bouleversement mondial »
documentaire diffusé le 7 janvier 2020 sur Arte
et en avant-première sur Arte.tv
Présentation par Arte.tv
À contre-courant de l’histoire officielle des colonisateurs, cette fresque percutante inverse le regard pour raconter, du point de vue des colonisés, cent cinquante ans de combat contre la domination, et faire résonner au présent un déni qui perdure.
Comment synthétiser, en moins de trois heures, cent cinquante ans d’une histoire planétaire dont les non-dits, comme les dénis, réactivent au présent fractures et polémiques ? Pour retracer ce passé occulté qui continue de concerner intimement chacun d’entre nous, les auteurs ont choisi de tisser chronologiquement grande et petites histoires, continents et événements, avec des partis pris percutants. D’abord, en racontant l’histoire du point de vue des colonisés, ils prennent le contre-pied d’un récit historique qui jusque-là, si critique puisse-t-il être envers les crimes de la colonisation, reflète d’abord le regard de l’Europe colonisatrice. Ensuite, parce qu’embrasser l’essentiel des faits intervenus sur près de deux siècles dans des pays aussi différents, par exemple, que l’Inde et le Congo relève de l’impossible, ils ont préféré braquer le projecteur sur une série de destins et de combats emblématiques, certains célèbres, d’autres méconnus. De Lakshmi Bai, la princesse indienne qui mena la première lutte anticoloniale en 1857-1858, lors de la révolte des cipayes, aux vétérans Mau-Mau qui obligèrent en 2013 la Couronne britannique à reconnaître les atrocités perpétrées contre eux au Kenya soixante ans plus tôt, leur fresque en trois volets s’autorise l’ellipse pour mettre en évidence ces continuités et ces similitudes qui, d’hier à aujourd’hui, recoupent les lignes de faille de la mondialisation. Dit par l’acteur Reda Kateb – dont le grand-oncle Kateb Yacine est d’ailleurs l’une des figures du combat anticolonial ici ramenées au premier plan –, le commentaire coup de poing déroule un récit subjectif et choral. Portée aussi par des archives saisissantes et largement méconnues, des séquences d’animation, des extraits de films, de Bollywood à Nollywood, et une bande-son rock et hip-hop débordante d’énergie, cette histoire très incarnée des décolonisations met en évidence la brûlante actualité de l’héritage commun qu’elle nous a légué.
1. L’apprentissage
53 min. [Visible ici sur arte.tv jusqu’au 5 mai 2020./rouge] Diffusion sur Arte le mardi 7 janvier 2020 à 20h50.
De la révolte des cipayes de 1857 à l’étonnante République du Rif, mise sur pied de 1921 à 1926 par Abdelkrim el-Khattabi avant d’être écrasée par la France, ce premier épisode montre que la résistance, autrement dit la décolonisation, a débuté avec la conquête. Il rappelle comment, en 1885, les puissances européennes se partagent l’Afrique à Berlin, comment les Allemands commettent le premier génocide du XXe siècle en Namibie, rivalisant avec les horreurs accomplies sous la houlette du roi belge Léopold II au Congo. Il retrace aussi les parcours de l’anthropologue haïtien Anténor Firmin, de la Kényane Mary Nyanjiru, de la missionnaire anglaise Alice Seeley Harris ou de Lamine Senghor, jeune tirailleur sénégalais devenu militant communiste et anticolonialiste.
2. La Libération
54 min. [Visible ici sur arte.tv jusqu’aU 5 mai 2020./rouge] Diffusion sur Arte le mardi 7 janvier à 21h45.
3. Le monde est à nous
55 min. [Visible ici sur arte.tv jusqu’au 5 mai 2020./rouge] Diffusion sur Arte le mardi 7 janvier à 22h40.
« Nous proposons à chacun de s’approprier cette histoire »
Entretien de Karim Miské, Marc Ball et Pierre Singaravélou. Propos recueillis par Hassina Mechaï. Publié par Le Point Afrique, le 30 décembre 2019. Source
[*Alors que la chaîne franco-allemande diffuse le 7 janvier leur documentaire Décolonisations, Karim Miské et Marc Ball, les réalisateurs, Pierre Singaravélou, l’historien qui les a accompagnés dans l’écriture, ont accepté de se confier au Point Afrique. Et leur propos vaut le détour parce que, contrairement à ce à quoi on était habitués jusqu’à présent, ils montrent la colonisation à front renversé. Ce ne sont plus les colonisateurs qui observent et expliquent, mais les colonisés qui s’expriment et agissent contre ce qu’ils considèrent comme une entreprise des plus barbares car avilissantes, pas seulement pour eux mais pour l’Humanité. L’occasion de voir de plus près les mouvements d’émancipation, fers de lance de la vague de décolonisations qui a déferlé à partir du milieu des années 50 sur les empires coloniaux français, anglais, espagnols et portugais, entre autres. Comment s’y sont-ils pris ? Qu’ont-ils découvert ? Que nous révèlent-ils ? Ce sont là autant de questions auxquelles Miské, Ball et Singaravélou ont bien voulu répondre, en nous dévoilant toutes les réalités derrière cette aventure politique, économique et culturelle qu’a été la colonisation.*]
• Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi cette forme de narration, en archives et animations ?
Pierre Singaravélou : Il nous semblait important de rompre avec la forme traditionnelle du documentaire historique. La forme classique, avec des interviews d’historiens, aurait eu l’inconvénient de mettre à distance le spectateur. Il serait resté à l’extérieur d’une parole d’autorité, celle du chercheur. Nous cherchions une forme immersive, ce qui a induit du tout-image avec des archives et de l’animation, tout en restant le plus juste possible d’un point de vue historique et en proposant un récit entraînant et fluide.
Marc Ball : Construire un documentaire autour d’entretiens est une contrainte formelle que nous avons pu éviter puisque l’expert et spécialiste était partie prenante dans ce documentaire comme auteur. Cela a libéré l’aspect narratif qui a pu être exploité dans ses trames et rebondissements, tout en étant évidemment précis historiquement.
• Le texte est dit par Reda Kateb. Qu’a-t-il apporté au texte ?
Karim Miské : Pour rendre compte de la force de ce mouvement, de la concomitance de ces indépendances, il fallait les personnifier et leur donner une voix. Reda Kateb s’est emparé de ce texte et disait aussi, en un sens, sa propre histoire. Nous évoquons ainsi son grand-oncle, l’écrivain algérien Kateb Yacine. Le texte a été écrit pour être plus dit que lu, plus incarné que joué. Même s’il était écrit, il nous fallait garder cette part d’oralité. Là encore, il s’agissait d’amener le spectateur à s’immerger dans ces histoires et cette Histoire. Reda Kateb devenait cette voix qui embrassait tous ces récits qui s’imbriquaient, tous ces mouvements de libérations.
Marc Ball : Reda Kateb manie bien tous les registres et gammes d’émotions. Cela rejoignait notre volonté de montrer que les décolonisations ont été le fruit de luttes de divers horizons, d’abord silencieuses, de gens d’en bas, tout autant que d’intellectuels et d’écrivains. La langue et le récit devaient donner vie à cela. Voilà pourquoi le récit recourt à plusieurs styles, familier et littéraire, inclusif par un « on » et « nous », et parfois par le recours au tutoiement.
• Votre documentaire se regarde, s’écoute et s’entend. Il est scandé par des morceaux de musique très pointus. Comment avez-vous travaillé là aussi ?
Marc Ball : Nous avons travaillé avec des spécialistes de la musique africaine, Vladimir Cagnolari, et asiatique, Jacques Denis. Nous avons veillé à ce que les musiques permettent de lire et de comprendre les archives autrement. Elles devaient donner une énergie à des images prises par des colons. Nous avons voulu également éviter le piège de l’illustration sonore d’époque. Nous voulions créer un décalage entre les images d’archives et la projection actuelle que la musique imprimait à l’image. La musique permet de renverser les rôles, en forme de pied de nez : quand nous illustrons Dien Bien Phu par la chevauchée des Walkyries, nous retournons l’imaginaire aussi qui lie cette musique à Apocalypse Now.
Pierre Singaravélou : La musique est sans doute l’un des personnages principaux de la série. Elle est un vecteur de la culture populaire tout en étant un outil politique et un moyen de résistance. Il fallait resituer ce rôle, tout en montrant comment ces questions travaillent encore des musiques actuelles, comme le rock, le punk ou le hip-hop.
Karim Miské : La musique projette aussi une autre histoire sur des images d’archives souvent terribles. Montrer ce père qui contemple, dans le Congo belge, le pied et la main coupés de sa petite fille, tout en y accolant ensuite un morceau de rumba congolaise de Franco, qui, malgré la douleur, célèbre une forme de victoire, cela ouvre vers une histoire d’espoir et non de résignation.
• À partir de quelles archives avez-vous travaillé ?
Pierre Singaravélou : La difficulté a été d’inverser la perspective puisque la majeure partie de ces archives a été produite par les colonisateurs. Il n’y a rien de plus bavard qu’un empire colonial. Les empires coloniaux ont été les plus grands storytellers de l’humanité. Leurs récits ont prévalu sur tous les autres. D’où la nécessité pour nous de restituer ces autres voix, celles des colonisés, qui disent le revers de cette histoire. Il a fallu réexaminer ces archives, les relire à rebrousse-poil. Il s’agissait de chercher dans chaque archive coloniale ce qui pouvait permettre d’inverser la perspective et d’identifier le regard du colonisé. Chercher le point de vue du colonisé perdu dans l’image. Que nous disait ce regard ?
Karim Miské : Nous avons inclus cette archive de Lumumba, qui n’était pas encore le Premier ministre du Congo libre, en hommage devant la statue de Léopold II. Il regarde ainsi de façon fugace la caméra. Un moment qui saisit le regard du colonisé et qui dit tellement de choses. Sur certaines séquences, nous n’avions pas d’images spécifiques. Nous les avons recréées au travers des récits à partir d’animations ou d’autres archives.
Marc Ball : Le regard caméra nous regarde nous aussi et nous interroge à travers le temps. Le regard subjectif est autant celui des colonisés que le nôtre. Nous étions à la recherche du regard qui est absent. Le travail de montage a été essentiel face à cette quantité d’archives. Il fallait restituer un point de vue subjectif, qu’on accompagne le futur Hô Chi Minh ou Lamine Senghor à Marseille. Il nous fallait sortir de la « sacralité » de l’archive sans pour autant en forcer le sens. Nous devions « briser » ces archives pour en casser le regard colonial et en rendre ce qui reste vivant afin de nourrir le récit.
• Il y avait trois écueils évidents pour votre travail, l’esthétisme morbide, l’esthétisme romantique et le voyeurisme. Comment avez-vous évité cela ?
Karim Miské : Les deux premiers écueils se retrouvent au fond dans une vision occidentale de la colonisation. Une vision idéalisée, avec les fameux « apports » de LA civilisation. Ou une façon de battre sa coulpe face aux horreurs de la colonisation. Pour l’écueil du romantisme, il nous fallait éviter l’hagiographie du roman national du point de vue des anciens pays colonisés. Mais au fond, de façon naturelle, nous n’étions dans rien de cela.
Pierre Singaravélou : D’un point de vue historiographique, nous ne voulions pas faire une histoire des grands hommes. Nous nous émancipons des romans nationaux, qui mettent en avant quelques figures héroïsées, pour nous intéresser aussi à des figures moins connues. Nous avons voulu aussi souligner le rôle des femmes dans ces luttes. Nous ne voulions pas considérer ces femmes et hommes comme des objets de notre histoire, mais montrer qu’ils ont été les sujets de la leur. Cela évite de facto tous les écueils de la morbidité, du voyeurisme ou de l’hagiographie.
Marc Ball : Notre parti pris était de redonner une dignité aux colonisés en nous attachant à des trajectoires individuelles. Nous adoptons donc un point de vue opposé au colonialisme qui considérait les populations comme une masse informe et anonyme. Le travers de repentance continue au fond ce regard européen qui anonymise les colonisés : soit on les a civilisés, soit on les a massacrés. Mais nous choisissons d’aborder les choses autrement : si nous parlons des horreurs du Congo, par exemple, ce sera en adoptant le point de vue d’une femme missionnaire britannique qui très tôt les dénonce. Cela nous a permis de ne pas être fascinés par cette violence, choqués par l’horreur, mais de montrer au contraire une issue à travers nos personnages.
• Le documentaire en trois volets a pour ambition de raconter « pour la première fois » l’histoire de la décolonisation du point de vue des colonisés. Pourquoi cela ne s’est-il pas fait avant ?
Pierre Singaravélou : C’est effectivement la première fois que toutes ces histoires sont dites ensemble. Ce « pourquoi pas avant » pose la question politique du moment opportun et de l’esprit du temps. Ce documentaire arrive au bon moment, car les travaux de recherche d’histoire comparée des situations coloniales sont désormais disponibles pour raconter cette histoire.
Marc Ball : Les conditions de la recevabilité de ce travail se créent aussi. Les gens sont fatigués que cette histoire soit prise entre deux feux : les bienfaits de la colonisation ou la repentance absolue. Nous proposons à chacun de s’approprier cette histoire. Cette histoire n’est pas triste, car elle est celle d’une victoire. Ces gens, en se libérant, nous ont aussi libérés de la domination que l’Europe exerçait. C’est pour cela que nous avons nommé le chapitre sur Fanon, « l’antidote ». Lui préconisait de casser, en soi, la croyance en la race. C’est un travail que chacun doit faire et auquel nous invitons, en un sens.
Pierre Singaravélou : Souligner les bienfaits de la colonisation ou au contraire promouvoir un discours de repentance revient à se focaliser encore et toujours sur le point de vue des colonisateurs. C’est encore une fois nier le rôle des colonisés et leur lutte pour se libérer. Le point de vue des colonisés constitue en quelque sorte la part manquante de cette histoire, à laquelle chacun doit pouvoir s’identifier, car c’est une histoire partagée, qui explique le monde dans lequel nous vivons.
Karim Miské : Il y a là une urgence à comprendre ces conséquences. Il s’agit d’être capable de regarder cette histoire en face pour mieux définir l’avenir. Les anciennes colonies sont les puissances émergentes actuelles et seront les puissances de demain. C’est un fait. Il ne s’agit pas de ressasser le passé en glorifiant la colonisation ; c’est le meilleur moyen de ne pas s’adapter à ce monde qui vient et de couler. La France d’aujourd’hui est aussi le fruit de cette histoire et elle doit en prendre conscience.
• Vous avez mis en avant certaines figures de ces luttes décoloniales. Un choix a dû se faire…
Pierre Singaravélou : Il a fallu sélectionner une vingtaine de personnes parmi des centaines de figures possibles, et veiller à restituer la tension entre la singularité d’un parcours et sa représentativité d’un groupe social, d’un pays ou d’une dynamique historique. En cela, ce documentaire est une biographie collective de la décolonisation. Des trajectoires qui s’entremêlent et se font comme écho. Nous avons en outre veillé à réécrire cette histoire au féminin, car elle avait été trop souvent relatée du point de vue des hommes. Ces femmes étaient pour certaines inconnues, pour d’autres emblématiques de la décolonisation.
Marc Ball : L’impérialisme abordé est européen et collectif. La décolonisation, qui lui fait miroir, est aussi collective. Au-delà de la multitude des processus nationaux de libération. Que ce soit en Asie ou en Afrique se dessine la même expérience qui vaut pour tous ces peuples. Chaque personnage disait aussi l’expérience d’autres individus, dans d’autres pays.
• Mais n’est-ce pas au risque d’un regard uniformisant sur des luttes qui avaient aussi des aspects singuliers, propres à des dynamiques particulières ?
Karim Miské : Pas forcément, car ces dynamiques locales s’imbriquaient aussi dans une histoire commune et donc un récit choral. Dans cette imbrication narrative, nous avons fait un focus sur l’Inde et l’Indochine pour l’Asie, le Congo, le Kenya et l’Algérie pour l’Afrique, tout en ayant quelques incursions ailleurs. Avec un regard sur les trois métropoles, Paris, Londres, Bruxelles. Nous esquissons une sorte d’Internationale indigène. Les nécessités historiques ont rejoint les nécessités du récit. D’où cette sélection de figures emblématiques. Si les dynamiques locales n’avaient pas d’incidence sur le récit général, cela ne pouvait tout simplement pas être raconté. Si le documentaire aborde pour le Kenya les camps de regroupements des populations, il n’en parle pas pour l’Algérie.
Pierre Singaravélou : Nous racontons une histoire par les individus, mais le documentaire propose également une histoire globale. Nous ne voulions surtout pas faire un documentaire qui n’aurait abordé, par exemple, que les décolonisations françaises. Nous considérons que la colonisation et la décolonisation se saisissent dans un contexte global. Il fallait restituer les connexions entre les divers impérialismes européens, mais tout autant les connexions entre les luttes anticoloniales qui étaient transnationales par définition. Les militants nationalistes africains et asiatiques s’expatriaient souvent, vivaient dans les métropoles impériales (Paris, Londres, Bruxelles, etc.) ou dans d’autres colonies. Ce documentaire rend compte de cette histoire connectée.
• Vous mettez en lumière la colonisation Nord-Sud. On pourrait vous objecter qu’il y a eu une colonisation Sud-Sud…
Marc Ball : Nous avons raconté une histoire de la lutte contre la domination. Mais d’une domination particulière qui est la domination coloniale européenne en Asie et en Afrique. Dans le film, nous abordons d’autres formes de domination internes, sociales ou de genre, mais nous le faisons toujours dans le cadre de cette domination coloniale. En effet, la particularité de ce projet était de se fonder sur une idéologie raciste, sur une croyance en la hiérarchie des races.
Karim Miské : En cela, l’impérialisme colonial européen a eu cette spécificité de se fonder sur une pseudo-scientificité raciste. D’autres empires ont pu conquérir d’autres peuples et territoires, mais sans cette idéologie. Il ne s’agissait pas de donner à écouter un récit naïf. Nous ne faisons pas une histoire de la Domination mais une histoire d’une forme de domination, celle de la colonisation européenne. Il fallait en tracer les spécificités, et surtout montrer leurs incidences actuelles.
• Le rôle du communisme comme idéologie socle de libération est souligné dans le documentaire. Mais les colonisés n’ont-ils pas aussi puisé dans leurs « idéologies » autochtones, qu’elles soient religieuses, séculaires, culturelles, pour s’émanciper ?
Marc Ball : Abdelkrim, au Maroc, a puisé dans la religion et les traditions de son pays, une dynamique autonome pour lutter contre deux empires, l’Espagne et la France. De la même façon, nous montrons au Kenya le recours à des rites ancestraux kikuyus qui réactivent le lien avec la terre pour lutter contre l’empire britannique.
Pierre Singaravélou : Il y a eu de façon évidente des origines vernaculaires de la pensée anticolonialiste. S’inspirant de l’hindouisme, Gandhi et Sarojini Naidu en sont l’exemple en Inde. Parallèlement, les colonisés ont mobilisé les armes de l’adversaire pour les retourner contre lui. Ces armes idéologiques ont été « indigénisées ». Hô Chi Minh s’est ainsi approprié le communisme dont il avait conscience du caractère européocentré. Hô Chi Minh se nourrit de la langue et de la culture de l’adversaire, de façon tactique, mais il en sait les limites philosophiques et les contradictions.
• Vous abordez la question de la continuation, voire de la continuité, entre nazisme et colonialisme. L’exemple le plus frappant est le génocide méthodique en Namibie des peuples Herero et Nama par les Allemands. C’est un lien que Césaire avait fait. Est-ce audible ?
Pierre Singaravélou : Césaire, en faisant ce lien, avait pour objectif d’interpeller l’opinion publique européenne. Il induit une inversion de perspective. Pour lui, le nazisme a été le colonialisme appliqué aux peuples blancs en Europe. Le parallèle peut être efficace d’un point de vue politique mais ne se justifie pas d’un point de vue historique. Ces deux idéologies ont une grande différence de nature. Le nazisme avait pour but l’extermination de populations considérées comme racialement inférieures. Si la colonisation a pu aussi être à l’origine de massacres de population entière comme en Tasmanie ou en Namibie, son but premier a d’abord été d’exploiter les populations autochtones. L’extermination n’est pas son projet politique, pas plus d’ailleurs que le remplacement d’une population par une autre. Car la plupart des puissances coloniales n’ont pas les moyens de peupler ces territoires ultramarins.
Karim Miské : S’il n’y a pas d’équivalence, il existe des liens entre nazisme et colonialisme. Gobineau, par exemple, sera une référence commune de colonisateurs comme de penseurs nazis. Les Hereros et les Namas ont subi des expérimentations de scientifiques allemands qui ont été les enseignants de Mengele. Ce dernier conduira les mêmes expériences dans les camps nazis. Hannah Arendt montre bien, dans L’Impérialisme, qu’il y eut une négation de certaines catégories de l’humanité par le colonialisme.
• Vous dites que la décolonisation est présentée comme un phénomène historique, alors qu’« on est toujours dedans » ? Dans quel sens ?
Marc Ball : Des migrations ont eu lieu des ex-colonies vers les anciennes métropoles. En cela cette histoire, encore mal dite ou non dite, est présente ne serait-ce qu’à travers ces populations qui sont les héritiers de ces ex-colonisés. Il nous faut regarder cette histoire en tenant compte non pas des aspects positifs de la colonisation, mais des aspects positifs de la décolonisation. Là encore, un renversement de perspective est à faire. Mais ce qui l’empêche est peut-être une persistance de l’idéologie qui pose une hégémonie de la race blanche. Cela se retrouve à travers des peurs diverses, comme celle du dit « Grand Remplacement ». Cette angoisse de l’Homme blanc est le symptôme de cette histoire mal réglée. Mais il faut pourtant bien passer à autre chose, car ce monde fantasmé est terminé, quelle que soit la peur des gardiens de cette « civilisation occidentale ». Il est toujours difficile d’abandonner son privilège de dominant.
Pierre Singaravélou : Cette blessure narcissique se retrouve surtout chez les élites. Je ne suis pas certain que les classes populaires soient travaillées par ce sentiment de perte. Nous n’avons pas souhaité alimenter ces clivages et faire ainsi le jeu des identitaristes de tout bord.
Karim Miské : Quoi qu’il en soit, nous observons que ces questions agitent et qu’elles sont de l’ordre de choses mal ou non réglées.
L’émission de France culture « Le cours de l’Histoire » par Xavier Mauduit
du 3 janvier 2020
Des colonisés et décolonisations
• avec Christelle Taraud, spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial et tout particulièrement au Maghreb. Elle enseigne les programmes parisiens de Columbia University, de New-York University et de CUPA, et, depuis octobre 2008, est aussi membre du Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris 1/Paris IV). Elle parle de sa participation à l’ouvrage collectif Sexualités, identités & corps colonisés, paru aux éditions du CNRS, en novembre 2019.
• et avec les réalisateurs Karim Miské et Marc Ball de Décolonisations, la série documentaire en trois épisodes écrite avec Pierre Singaravélou et mise en voix par Reda Kateb.