Macron, le passé colonial et des réactions inquiétantes dans l’armée française
par François Gèze, Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio, pour le site histoirecoloniale.net, publié le 4 mars 2019 par Mediapart Source
On se souvient que le candidat Emmanuel Macron avait, durant la campagne présidentielle de 2017, qualifié à la télévision algérienne la « colonisation » de « crime contre l’humanité ». La formule, certes quelque peu sommaire, méritait toutefois d’être saluée. Elle semblait annoncer qu’une fois élu, il serait un président de la République pour le moins « disruptif » – pour user de son vocabulaire – par rapport à ses prédécesseurs en matière de politique mémorielle sur cette page sombre de notre histoire. Et que ce président né après la fin de la guerre d’Algérie, sans liens avec les forces politiques impliquées dans la colonisation et les guerres coloniales, pourrait engager enfin la société française sur la voie d’un examen lucide de ce passé, comme Jacques Chirac l’avait fait en 1995 pour le passé de la France sous l’Occupation. Mais on nota aussi qu’il n’avait fait que se conformer ainsi à une mauvaise habitude des présidents français, celle de n’avoir ce genre d’audace que lors de leurs visites dans les anciennes colonies, jamais en France. De fait, dès le lendemain de cette sortie remarquée, face à l’émoi des milieux nostalgiques des colonies, le même Emmanuel Macron, à Toulon, cette capitale de la « nostalgérie », avait prudemment et bien peu glorieusement rétropédalé en flattant la partie la plus réactionnaire de l’électorat « pied-noir ». Au lendemain de son élection, le 8 mai 2017, anniversaire du début d’un effroyable massacre colonial perpétré en 1945 en Algérie par l’armée française dans la région de Sétif, il garda le silence.
En décembre 2017, à nouveau lors d’un déplacement à Alger, il alla se recueillir sur la place Maurice-Audin, mais, « en même temps », il répondit à un jeune Algérien l’interpellant sur les crimes coloniaux de la France dans son pays de cesser de lui « prendre la tête » avec ces histoires anciennes et de penser plutôt « à l’avenir ». Le 17 octobre 2018, alors qu’on aurait pu s’attendre à une parole plus forte que celle de son prédécesseur à propos du massacre de plus d’une centaine de manifestants algériens pacifiques par la police parisienne en 1961, il se borna à émettre un tweet en recul par rapport au communiqué, déjà très sommaire, qui avait été arraché à François Hollande en 2012.
Le 13 septembre 2018 : la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin
De ses promesses, pourtant réitérées lors d’une interview à Mediapart à la veille de son élection, Emmanuel Macron n’avait donc rien honoré lorsqu’en septembre 2018 il a fait un geste fort sur une affaire hautement sensible, l’affaire Maurice Audin, ce jeune mathématicien, membre du Parti communiste algérien, arrêté par des parachutistes français à Alger le 11 juin 1957 et qui n’est jamais réapparu. Il s’est rendu, le 13 septembre 2018, au domicile de Josette Audin et a publié une importante déclaration reconnaissant non seulement qu’Audin avait été tué par les militaires qui le détenaient, mais aussi que la torture avait été une pratique systématique de l’armée française durant la guerre d’Algérie. Il incriminait donc non seulement l’armée, mais aussi la République, dans le « système » légalement organisé en 1957 à Alger qui permit la torture et l’assassinat de milliers d’autres restés anonymes (voir le travail d’identification mené sur le site 1000autres.org). C’est le mythe de la « bataille d’Alger », selon l’expression servant à héroïser une opération de répression qui visait aveuglément toute une population civile, qui était ainsi implicitement remis en cause.
C’est peu dire que cette reconnaissance officielle d’un crime d’État impliquant la République et son armée constitue un événement majeur, dans une affaire que l’historien Pierre Vidal-Naquet voyait comme une nouvelle affaire Dreyfus. Et à propos de laquelle le président de la Ligue des droits de l’homme, Daniel Mayer, avait lancé le 12 juin 1958, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, en présence de René Cassin et de plusieurs intellectuels (tel le mathématicien Jacques Hadamard) qui s’étaient engagés lors de l’affaire Dreyfus : « Dreyfus aujourd’hui s’appelle Audin. » S’il avait fallu douze ans pour faire reconnaître par la Cour de cassation l’innocence de Dreyfus, le mensonge officiel dans l’affaire Audin aura duré soixante et un ans. Depuis Charles de Gaulle, huit présidents ont été interpellés par sa veuve, Josette Audin, et par ses soutiens. Il avait fallu attendre 2014 pour qu’un petit pas soit fait par François Hollande, après qu’un livre (Jean-Charles Deniau, La Vérité sur la mort de Maurice Audin) ait fait émerger l’hypothèse d’un ordre d’assassinat donné par le général Massu aux parachutistes chargés des « basses besognes » : le président avait simplement reconnu qu’Audin « ne s’est pas évadé, il est mort durant sa détention », sans rien oser dire des causes de sa mort.
La visite du président d’Emmanuel Macron à Josette Audin, le 13 septembre 2018, et sa déclaration officielle ont été obtenus de haute lutte. Les sollicitations des autorités de la République, avaient été relancées à partir de 2014, après la publication de ce livre et le demi-aveu de François Hollande. Josette Audin et ses enfants, Michèle et Pierre, ont renouvelé leurs demandes et obtenu, lors d’un nouvel appel pour les soixante ans de ce crime publié en mai 2017 par L’Humanité et Mediapart, un soutien important en la personne du mathématicien Cédric Villani, devenu en juin 2017 député du parti du président de la République et l’un des proches du président. Le 12 janvier 2018, Villani a saisi l’occasion, à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris-Jussieu, d’un hommage au mathématicien Gérard Tronel, récemment décédé, qui avait appartenu, lors de ses années d’étudiant, au Comité Maurice Audin (1957-1963) de Laurent Schwartz et Pierre Vidal-Naquet, puis fondé, au début des années 2000, l’Association Maurice Audin. Il apportait un élément nouveau en déclarant qu’après en avoir parlé avec le président de la République, il pouvait dire que « Maurice Audin avait été exécuté par l’armée française ». Mais il a semblé écarter l’idée que le président le dise lui-même.
Un tel aveu par personne interposée, peu satisfaisant, accéléra les demandes auprès de l’Élysée de la part de la famille Audin, du quotidien L’Humanité, de l’Association Maurice Audin et des historiens ayant travaillé sur l’affaire. Lors d’une conférence de presse, le 14 février 2018 à l’Assemblée nationale, avec le député communiste Sébastien Jumel et en présence de Josette Audin, Cédric Villani a demandé lui aussi que le président dise lui-même ce qu’il lui avait confié. Ces efforts convergents ont donc abouti, le 13 septembre, à la visite et à la déclaration de la présidence de la République, déclaration dont le contenu est fortement redevable à la rigueur et à la précision de l’historienne Sylvie Thénault, intervenue efficacement auprès de l’Elysée en étroite liaison avec Josette, Michèle et Pierre Audin.
Il s’agit là d’un incontestable moment historique, même si toute la vérité n’a pas été dite sur cet assassinat et si Josette Audin est hélas décédée quelques mois plus tard sans qu’on ait su pourquoi, comment et par qui exactement son mari fut assassiné, ni ce qu’on fit de sa dépouille. Les images du déplacement présidentiel, à la veille de la Fête de L’Humanité qui lui donna un écho supplémentaire, ont fait le tour du monde. Il avait été l’objet d’une véritable mise en scène par les services de l’Élysée. Assistaient à cette visite d’Emmanuel Macron accompagné de son conseiller, du mathématicien et député LREM Cédric Villani et de l’amiral Bernard Rogel, chef de l’état-major particulier du président de la République : le député communiste Sébastien Jumel, une journaliste de L’Humanité, le président de l’Association Maurice Audin, trois historiennes et historiens spécialistes de la guerre d’Algérie, Michèle et Pierre Audin et leur avocate. Le spectacle d’un président demandant humblement « pardon » au nom de la France à la veuve de Maurice Audin, manifestement heureuse de cette victoire après soixante et un ans de combat pour obtenir un tel geste de reconnaissance, ne pouvait que contribuer à marginaliser les réactions négatives.
La défense de la torture aujourd’hui par des officiers français
Les protestations ont été nettement minoritaires. Rien à voir avec ce qui s’était passé au début des années 2000 quand l’emploi de la torture durant la guerre d’Algérie avait fait retour dans le débat public et déclenché une tempête politique. La droite, l’extrême droite et une large fraction de l’armée étaient alors montées au créneau contre les « insupportables accusations » portant gravement atteinte, selon elles, à l’« honneur de la France et de son armée ». En 2018, le lobby qui avait obtenu en 2005 qu’une loi propose d’enseigner les « aspects positifs de la colonisation » (l’article concerné a suscité un tollé et été abrogé en février 2006), s’il n’a pas disparu, s’est fait plus discret. En dehors de la dirigeante du Rassemblement national et du bateleur d’estrade raciste Éric Zemmour, le reste de la droite n’a protesté qu’assez mollement. Seul un second couteau, Brice Hortefeux, a doctement regretté la « repentance » de Macron et, dans Le Figaro, l’avocat William Goldnadel a accusé le président de la République d’une « indifférence à la souffrance française » et d’une « lecture communiste de la guerre d’Algérie ».
Et l’armée ? À en juger par une revue de la presse française, on pourrait croire qu’elle n’a émis aucune réaction critique. Or, il n’en est rien. Une fraction notable s’est élevée contre l’initiative d’Emmanuel Macron par le biais d’une lettre ouverte publiée le 24 septembre 2018 sur Internet et signée par un nombre impressionnant d’associations, comme l’Union nationale des combattants (UNC) ou La Saint-Cyrienne (association des élèves et anciens élèves de l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr). Elle n’a toutefois eu aucun écho en France et le seul média à l’avoir relevé à ce jour est… la BBC.
Dans un remarquable documentaire radio consacré à l’affaire Audin, à la torture et aux disparitions forcées de la guerre d’Algérie, diffusé le 19 janvier 2019 sur BBC Monde, Charlotte McDonald a en effet appris à beaucoup l’existence de cette lettre contresignée par des dizaines d’associations « patriotiques et du monde combattant ».
Son auteur, Bruno Dary, est un général à la retraite proche de la droite catholique intégriste. Sa carrière militaire, terminée à la tête de la Légion et comme gouverneur militaire de Paris, commença en 1978 à Kolwezi, sous les ordres d’un certain colonel Philippe Érulin. Ce dernier était l’un des deux auteurs de l’enlèvement à Alger, le 11 juin 1957, de Maurice Audin, qu’il tortura atrocement, de même que ses compagnons de détention, Henri Alleg, Georges Hadjadj et bien d’autres.
Le « monde combattant » exprime dans cette lettre sa « surprise » et sa « colère » à la lecture de la déclaration présidentielle. Certes, le ton est moins offensif qu’en 2002, lorsque pas moins de 511 officiers ayant servi en Algérie publièrent un Livre blanc de l’armée française en Algérie prétendant défendre l’« honneur » de l’armée en dénonçant le travail des historiens, comme celui de Raphaëlle Branche, qui avaient démontré la généralisation de la torture. Mais son argumentaire est à peu près identique. Il s’agit toujours de nier l’usage systémique de la torture et, tout à la fois, de le justifier par sa prétendue efficacité « antiterroriste ». En 2018, le supplice de Maurice Audin n’est plus nié, il est simplement qualifié d’« exceptionnel », « la torture [n’étant] pas dans la tradition de l’armée française », mais il est aussitôt justifié, de même que toutes les tortures. Au micro de la BBC, le général Bruno Dary déclare qu’Audin « trahissait sa patrie, ses concitoyens et l’armée française », ajoutant : nous-mêmes, « qu’aurions-nous fait » pour empêcher les bombes du FLN de tuer des innocents, reprenant ainsi le sempiternel « scénario de la bombe à retardement », selon lequel il faut bien torturer les suspects pour sauver la vie des possibles victimes futures des terroristes, cette « fable perverse » dont personne n’a jamais pu fournir un seul cas avéré. La dernière phrase de cette lettre ouverte se permet d’assimiler l’appel aux témoignages lancé par l’Élysée pour la recherche de la vérité à un… « appel à la délation ».
Ainsi, une fraction encore significative des officiers français d’aujourd’hui (en retraite ou d’active) n’est, soixante-deux ans plus tard, toujours pas prête à entendre la vérité sur les crimes commis par l’institution militaire durant ce qu’il est convenu d’appeler la « bataille d’Alger ». En accord avec l’extrême droite et une fraction de la droite, elle continue à justifier les exactions commises massivement à l’encontre d’une population qui luttait pour son indépendance. Et cette justification de la torture commise hier légitime son emploi aujourd’hui au nom des « guerres contre le terrorisme ». C’est pour le moins inquiétant, comme est inquiétant le silence de la presse française à propos de ce désaveu de la démarche présidentielle par une partie – certes minoritaire – de l’armée. Le reportage de la BBC a suscité des réactions dans le monde entier, de Taïwan à l’Uruguay, mais aucun écho dans la presse française.
Une tâche inaccomplie
Par ailleurs, pour important que soit le geste accompli par Emmanuel Macron en cette occasion, est-il, comme l’a écrit The Guardian, le « moment Vichy » de sa présidence ? Est-il comparable à la déclaration de Jacques Chirac en 1995 sur la complicité de la France de l’Occupation dans le génocide des Juifs, cette autre page sombre de l’histoire française ? En réalité, on en est encore très loin.
Il faudrait pour cela que cette démarche ne soit pas un geste isolé et que le président poursuive dans la reconnaissance des réalités de la colonisation. Et qu’il ne cherche pas à faire comme à son habitude, « en même temps », d’autres déclarations destinées à flatter l’opinion opposée. Le système de terreur utilisé à Alger en 1957, outre Maurice Audin, a fait des milliers d’autres victimes qui ont droit à ce que leur sort soit aussi reconnu – c’est le but que s’est fixé le site 1000autres.org –, et il fut ensuite généralisé à toute l’Algérie par les tenants, civils et militaires, de la « guerre antisubversive ». Il fut aussi enseigné ultérieurement par des militaires français auprès de diverses dictatures de par le monde.
L’« aventure coloniale de la France » a produit des conquêtes et des répressions de masse criminelles qui violèrent gravement les valeurs que la France proclamait par ailleurs et auxquelles elle continue à se référer. C’est son crédit qui est en cause. Il reste pour les plus hautes autorités de l’État bien des choses à dire pour reconnaître par exemple les massacres de mai-juin 1945 en Algérie, ceux de 1947 à Madagascar, du 17 octobre 1961 à Paris, de Thiaroye au Sénégal en 1944 ou la répression meurtrière au Cameroun dans les années 1950 et 1960 ; ou encore l’esclavage meurtrier que constituait le travail forcé dans l’empire colonial.
Un véritable aggiornamento est absolument nécessaire, non pas pour satisfaire telle ou telle catégorie de citoyens français ou les peuples des anciennes colonies, non pas pour répondre à d’imaginaires et absurdes appels à la « repentance » – les responsables d’aujourd’hui n’ont évidemment pas à se « repentir » de crimes qu’ils n’ont pas commis eux-mêmes. Cet aggiornamento est plus simplement nécessaire pour que soient recouvrés l’honneur et la crédibilité de la République française, dont le présent toujours conflictuel est indissociable de son histoire. Et pour empêcher que les sombres pages de son passé colonial ne fassent un sempiternel retour dans ce présent. S’en tenir au seul geste de la reconnaissance de la responsabilité de l’armée française dans le meurtre d’Audin serait s’arrêter au milieu du chemin. De même que l’on ne peut s’en tenir à deux autres initiatives certes nécessaires (qui semblent désormais engagées), la restitution des objets africains spoliés et le retour des crânes de résistants algériens du XIXe siècle conservés au Musée de l’homme. S’il ne décide pas de s’engager résolument dans la voie d’une reconnaissance pleine et entière de ce que furent les errements et les crimes de la République dans ses colonies, Emmanuel Macron – et avec lui ses conseillers en la matière – s’expose au risque de rester dans l’histoire comme celui qui aura simplement cherché à instrumentaliser, à des fins électorales, la « question coloniale ».