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Les «kwassa-kwassa» ou la persistance du refoulé raciste

Lors d’un déplacement en Bretagne, jeudi 1er juin, Emmanuel Macron a plaisanté sur ces fragiles embarcations à bord desquelles de nombreux migrants comoriens périssent en tentant de rejoindre Mayotte, le département français voisin. « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent », avait-il lancé. Ces propos, qui ont déclenché la polémique, montrent combien les esprits sont encore marqués par un imaginaire colonial. Une avocate du barreau de Mamoudzou, Fatima Ousseni, présidente du Festival d’arts contemporains des Comores dénonce la persistance de schémas racistes imaginaires qui survivent dans la pensée républicaine moderne.

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Les «kwassa-kwassa» ou la persistance du refoulé raciste

Tribune de Fatima Ousseni, publiée dans Libération le 13 juin 2017

La récente plaisanterie reconnue malheureuse d’Emmanuel Macron («Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent») rappelle les insultes dont avait fait l’objet la ministre de la Justice Christiane Taubira en 2013 en sa qualité de femme noire. Celles-ci avaient alors conduit à considérer qu’il s’agissait là d’une simple expression d’un racisme, dont le parti politique auquel appartenait l’auteur des propos était alors jugé familier. En réalité, l’analyse était trop réductrice. Cela dénotait d’un phénomène bien plus profond et complexe. Le propos étant tenu aujourd’hui par un homme brillant, chef d’Etat qui a une pensée construite sur la question, abordée pendant sa campagne avec clairvoyance, il devient indispensable de comprendre ces postures en ouvrant le débat.

La déclaration d’Emmanuel Macron est blessante et désastreuse pour les Comores qui subissent des pertes de vies humaines considérables depuis de très nombreuses années. Ce «trait d’humour» ne peut pas être banalisé même si dans le cas concernant Christiane Taubira, la trivialité est recherchée, alors que pour Emmanuel Macron elle se dit non intentionnelle. La guenon d’une part, les produits d’une pêche pour qualifier une population entière, les Comoriens, ramènent une partie de l’humanité, les Noirs, au rang d’animal. Le point mérite d’autant plus d’être soulevé qu’actuellement à Paris se succèdent diverses manifestations exprimant une démarche déterminée vers l’Autre, le non-Européen. Une exposition scientifique au Musée de l’homme où sont détaillés et combattus les processus de catégorisation, hiérarchisation des populations. Exposition historique à l’Institut du monde arabe où est présenté le développement de l’islam sur les terres africaines. Méconnu en Europe, il permet la remise en cause de préjugés. Exposition artistique enfin à la Villette «Afriques Capitales» où des plasticiens offrent une lecture empreinte d’une altérité féconde des villes et migrations. Ces trois événements n’empêchent pas les assertions déplacées et montrent que des actions ponctuelles, aussi louables soient-elles, ne suffisent pas.

Les expressions ici incriminées ne bestialisent que le Nègre, ciblent une population précise et ne semblent pas procéder du hasard. Les esprits continuent d’être marqués de façon latente après les siècles d’esclavage durant lesquels les Noirs étaient considérés tels un bien meuble, mais aussi après la colonisation et sa négation résolue de leurs civilisations et cultures. Les poncifs habituels qui affublent généreusement le Noir d’une émotion exacerbée, un sens inné du rythme qu’il aurait dans le sang, ne brillerait que par des performances physiques limitées au sport, au sexe, serait une sorte de grand enfant, appartiennent au même registre qui le dépeint tel un être primaire dénué d’intelligence. C’est cet imaginaire colonial qui s’exprime aujourd’hui encore, chargé des stigmates de l’Afrique miséreuse telle qu’elle est trop souvent présentée dans les médias.

La persistance de cette conception caricaturale constitue une réalité qui demeure inconsciemment prégnante dans la société. Elle est à l’origine des préjugés et entretient l’aliénation, les malentendus. Depuis très longtemps, nombre de scientifiques et notamment d’historiens expliquent cet état de fait par une carence sévère et symptomatique de connaissance de l’histoire de l’Afrique et tous ses descendants.

Il existe une méconnaissance quasi totale des civilisations et cultures nègres en France, mais aussi un mépris entretenu. Cet enseignement n’est nulle part pris en charge dans les écoles. Pourtant l’humanité est née en Afrique près de la région des Grands Lacs, où la première intelligence humaine s’exprime. Les traces de conceptualisation les plus anciennes, mathématiques en l’occurrence, mais pas seulement, sont découvertes sur ce continent qui voit s’épanouir les premières révolutions technologiques, découvertes des métaux, métallurgie du fer, leur transformation, etc… Les scientifiques martèlent l’impérieuse nécessité d’enseigner cette histoire. Cette démarche est indispensable à la reconstruction des descendants de peuples déstructurés par l’esclavage et la colonisation. Elle est aussi nécessaire au reste de l’humanité qui vit aux côtés des Noirs pour les investir dans d’autres postures que celles de fils d’anciens esclaves ou colonisés, d’un peuple, vaincu, rabaissé au rang d’animal.

Christiane Taubira, par une loi adoptée à l’unanimité au Parlement, a obtenu que l’histoire de l’esclavage, qualifié de crime contre l’humanité, soit incluse dans les manuels d’histoire. Non seulement cette loi n’est pas respectée, mais elle est insuffisante.

Cette absence de narration et connaissance de l’histoire des Noirs, par l’ensemble des individus en France, est aussi à l’origine des graves crises identitaires conduisant aujourd’hui à des replis communautaires de plus en plus sévères. Cette situation est ainsi préjudiciable à l’égard de tous. Le travail de déconstruction par la science des stéréotypes dévalorisants, dans le respect de la diversité, se doit d’être entrepris avec force et détermination.

Les mots d’Emmanuel Macron montrent qu’il peut être des basculements vers des postures dont on n’a pas toujours conscience, c’est pourquoi dresser un état des lieux sans complaisance s’impose. Une intelligence raisonnée et audacieuse ne se contenterait pas de simples excuses lénifiantes qui apaisent à peine et n’effacent pas l’humiliation de toutes les personnes qui se sont senties méprisées. Elle consisterait plutôt en une dynamique active, «en marche» qui saisirait le taureau par les cornes, lancerait une étude profonde de cette question de l’essentialisation et des représentations d’une partie de la population pour mieux aborder le bien vivre ensemble. Le défi est de taille et appelle à être relevé.


Fatima Ousseni

Avocate à la cour et présidente du Festival d’arts contemporains des Comores

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