A propos de trois événements de l’histoire contemporaine
des Antilles et de la Guyane
« Il faut intégrer ces moments tragiques dans notre histoire »
L’historien Benjamin Stora, président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, spécialiste de l’histoire coloniale et des guerres occultées, est le président de cette commission composée d’historiens de métropole et d’outre-mer. Il vient de publier Les clés retrouvées (Stock), un livre personnel sur l’histoire des juifs de l’Algérie française à travers le prisme de sa propre enfance en Algérie.
- La commission que vous présidez est consacrée à trois événements de l’histoire contemporaine : 1959 en Martinique, 1962 et 1967 en Guadeloupe. Pourquoi eux ?
L’histoire de l’Outre-mer est mal connue en France métropolitaine. De temps en temps, des grèves ou des émeutes explosent, et l’opinion se montre à chaque fois surprise. Or cela renvoie quelquefois à des histoires très anciennes que l’on n’a jamais mises au jour. La nécessité de faire la lumière sur ces trois événements, vieille revendication exprimée par des syndicats et des associations en Martinique et en Guyane, était un engagement de François Hollande en campagne. Il y a eu un premier arrêté ministériel pour la créer en 2014, puis un nouvel arrêté après le changement de gouvernement, ce qui nous a fait perdre du temps. La Commission a été installée par la ministre des Outre-Mer George Pau-Langevin. Nous nous sommes réunis une première fois le 18 janvier 2015 et on devrait remettre le rapport en septembre 2016.
- Qu’ont en commun ces trois événements ?
Ils interviennent dans l’histoire de la décolonisation, de la fin de la guerre d’Algérie et d’une situation extrêmement périlleuse en France. Le discours de De Gaulle sur l’autodétermination de l’Algérie est prononcé le 16 septembre 1959. C’est un grand tournant, le coup d’envoi des barricades (insurrection des Français d’Algérie) et plus tard de l’OAS. Les émeutes de décembre 1959 à Fort-de-France ont lieu dans la foulée, les rumeurs sur l’accident d’avion de 1962 aussi. Le contexte de la guerre d’Algérie suscite une prise de conscience et une effervescence politique dans les Antilles. Il y a un effet de la guerre sur les revendications d’autonomie et d’autodétermination, comme il existe une corrélation entre l’ambiance sociale de la France métropolitaine et Mé 67 en Guadeloupe.
- Sur les émeutes de Mé 67, deux questions se posent : le nombre de morts, et qui a demandé d’ouvrir le feu à balles réelles.
C’est sur ce troisième événement qu’il y a la plus grande hésitation historique. Même si nous allons poursuivre les investigations historiques sur les deux autres événements qu’il faut rappeler, brièvement. Le 20 décembre 1959, un accident de la route entre un métropolitain blanc et un martiniquais noir dégénère en plusieurs jours d’émeutes à Fort-de-France, opposant jeunes des quartiers populaires et CRS métropolitains et se soldant par la mort de trois jeunes manifestants. La question porte toujours sur les circonstances de ces décès.
Le 22 juin 1962, un avion s’écrase en Guadeloupe sans aucun survivant. A son bord voyageaient notamment le député guyanais autonomiste Justin Catayée et le poète autonomiste guadeloupéen Paul Niger (interdit de séjour en Guadeloupe). Des rumeurs ont parlé à l’époque de sabotage plutôt que d’un accident. Il faudra sur ce point faire la part de ce qui relève du fantasme ou de la réalité.
Sur « Mé 67 », la terrible répression d’une manifestation d’ouvriers du bâtiment puis d’une manifestation de jeunes lycéens, on ne peut pas se satisfaire du flou sur le nombre de morts. De Gaulle, chef de l’Etat, a ratifié l’annonce de la police d’alors : 7 morts. Puis en 1985 Georges Lemoine, secrétaire d’Etat du gouvernement Fabius, parle de 87 morts sur RFO-Guadeloupe. C’est gigantesque et on n’a jamais su comment il étayait ce chiffre qui a embrasé toute la région.
Par deux fois, précédemment, la police française avait tiré à balles réelles. Il y a eu la répression sanglante d’un cortège algérien sur ordre du préfet Maurice Papon, le 17 octobre 1961 : le chiffre de 2 morts avait été annoncé alors qu’il est avéré qu’ils étaient plusieurs dizaines. Auparavant, le 14 juillet 1953, le cortège algérien du MTLD, l’organisation de Messali Hadj, marchait en queue de la manifestation ouvrière pour la fête nationale. Cinq à six mille ouvriers algériens arboraient le portrait de Messali et réclamaient l’indépendance de l’Algérie, à Paris. Quand le cortège algérien a débouché sur la place de la Nation, la police a tiré sans sommation et fait sept morts, quarante autres ouvriers ont été blessé par balles. L’année d’après, la guerre d’Algérie commençait.
- La police française ne tire donc à balles réelles que sur les colonisés ?
C’est terrible, mais il y a en effet une coïncidence troublante. La police parisienne a traité les manifestants avec les méthodes utilisées par l’armée contre les ouvriers grévistes de la fin du XIXe siècle. A chaque fois qu’on ouvre le feu, c’est sur des populations qui ne sont pas « métropolitaines ». Les cortèges étaient formés par des colonisés ouvriers, et j’insiste sur la double dimension : ouvriers et colonisés. Il ne faut pas perdre de vue que ces grèves n’étaient pas seulement identitaires mais sociales. Mé 67 a lieu un an jour pour jour avant mai 68. Il y a une une grande impatience sociale, une nervosité révolutionnaire qui annonce l’arrivée d’une génération politique. Les principaux leaders de mai 68 en France, de Pierre Goldman à Alain Krivine ou Michel Rocard, sont tous engagés dans la guerre d’Algérie et entrent en politique par la question coloniale. On retrouve le même phénomène outre-mer. L’effervescence nationaliste, identitaire, anticolonialiste s’exprime sur le terrain social. A Pointe-à-Pître, le 26 mai 67, les négociations avec les ouvriers du bâtiment échouent et la police tire à balles réelles. Le 27 mai, les lycéens se solidarisent et la police tire à nouveau sur les jeunes. C’est un grand traumatisme.
- L’installation de votre commission a-t-elle un lien avec l’ouverture prochaine des archives de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme ?
Bien sûr, mais les archives Foccart ne sont pas les seules. Il y a les archives nationales, celles de la défense à Vincennes, du ministère de l’intérieur, du ministère de l’outre-mer déposées à Fontainebleau et les archives privées du préfet de Guadeloupe de l’époque Pierre Bolotte, sans compter les témoins encore vivants. L’ouverture des archives se fait progressivement. Il y a des systèmes de dérogations en cas d’intervention ministérielle. Or cette recherche est importante car elle concerne le traitement de l’histoire immédiate de la France. C’est rare qu’une commission d’historiens se réunisse pour faire la lumière sur des événements aussi récents. Plus l’Histoire est fraîche, plus elle est délicate. Quand on pense aux difficultés qu’il y a eu à travailler sur Vichy ou la guerre d’Algérie, et là on est dans les années 1960…
- Votre objectif est-il d’obtenir une déclaration de repentance de l’Etat français ?
Personne ne réclame cela et la commission ne participe aucunement d’un mouvement de repentance, qui est une construction idéologique. En revanche je plaide pour plus d’Histoire. Il ne faut pas enlever les événements mais les rajouter. Si l’on s’en tient au statu quo, les enfants et petits-enfants ont connaissance des drames passés et se demandent pourquoi l’Histoire nationale les met sous le tapis. Les événements tragiques qui se transmettent de génération en génération et qui n’existent pas dans l’espace public créent des divorces mémoriels et des séparations dans la société qui peuvent être dramatiques. Je suis pour que la France assume son passé et le regarde en face, que les historiens travaillent, que tous ces événements tragiques soient intégrés dans le récit national, le nourrissent et n’en soient pas séparés, y compris les vérités qui dérangent. A charge ensuite aux politiques de faire ce qu’ils entendent. Plus on aura de connaissance historique, moins on laissera la place aux histoires fantasmées et à la mythologie identitaire de s’engouffrer. C’est par manque d’Histoire que le refoulé refait surface, que la mémoire revient de manière non apaisée et dangereuse. Ce que j’ai expliqué il y a fort longtemps, dans mon ouvrage, La gangrène et l’oubli, publié en 1991, à propos de la question coloniale.
- Comment expliquer que ces événements soient effacés de la mémoire collective ?
Il y a plusieurs facteurs. Il est évident que la décolonisation massive de l’Algérie en 1962, avec ses effets énormes comme le rapatriement des troupes, des pieds-noirs ou le massacre des harkis, a été un tel choc qu’elle a effacé ce qui s’est passé dans les territoires considérés comme plus petits. Ensuite l’énorme déflagration de 1968 en France et ses répercussions sur les mœurs a recouvert ce qui se passait ailleurs qu’en France métropolitaine. L’exemple d’effacement à mon sens le plus célèbre est celui de la guerre d’Indochine : 50 à 70000 soldats français et coloniaux y ont laissé leur vie, soit deux fois plus que ceux de la guerre d’Algérie et pourtant la guerre d’Indochine est beaucoup moins étudiée et prise à bras le corps dans la société française : chronologiquement, elle est coincée entre la Deuxième guerre mondiale et la guerre d’Algérie.
- Y a-t-il d’autres événements oubliés qui mériteraient une commission de recherche historique ?
Il y en a certainement. Mais à ma connaissance, il n’en existe pas d’autres, dans la seconde moitié du XXe siècle, où les forces de l’ordre ouvrent le feu à balles réelles sur un cortège de manifestants. C’est un fait très rare et il est d’autant plus important qu’une commission d’historiens s’attache à faire connaître la vérité.
Propos recueillis par Marion Van Renterghem
- Entretien publié le 30 mai 2015, sur le blog de Benjamin Stora : http://blogs.mediapart.fr/blog/benjamin-stora/300515/propos-de-trois-evenements-de-lhistoire-contemporaine-des-antilles-et-de-la-guyanne