Installation du camp retranché de Dien Bien Phu.
__________________________
Dien Bien Phu
Dien Bien Phu morne cuvette. Dans l’imaginaire de bien des Français, la défaite tonkinoise a rejoint celles d’Alésia, de Bouvines ou de Waterloo. Avec, en plus, une dimension culpabilisante : Que diable allait f… l’armée française dans cette galère, à l’autre bout du monde ?
1953. La guerre d’Indochine dure depuis sept années. Le corps expéditionnaire français s’y est progressivement enlisé. Son adversaire, l’armée populaire, que les Français appellent le plus souvent Viet Minh, voire Viets, d’abord en difficulté, a repris l’initiative sur tous les fronts. En mai, le gouvernement français a nommé un nouveau commandant en chef – le septième ? le huitième ? on ne compte plus – un nouvel homme miracle, le général Navarre.
Celui-ci décide d’inverser la tendance par une initiative spectaculaire. C’est donc l’armée française qui a cholisi le terrain. Ce sera à Dien Bien Phu.
Seuls les spécialistes de l’Indochine connaissaient ce petit village du pays thai, au nord du Vietnam, avant le parachutage, le 21 novembre 1953, de milliers de soldats du Corps expéditionnaire. L’ambition du commandant en chef, est simple : il s’agit de « barrer la route » du Laos et de « casser du Viet » (l’expression court dans la presse pro-guerre). Pour ce faire, il édifie un camp impressionnant, sans doute le plus puissant de l’après Seconde guerre mondiale, autour de points d’appui, amoureusement baptisés de noms de femmes (Anne-Marie, Béatrice, Dominique…). Y affluent les meilleurs soldats français d’Indo, dont le célèbre Bigeard. Le camp est placé sous le commandemant du colonel de Castries, un cavalier, qui sera fait général pendant la bataille.
Il est de bon ton, aujourd’hui, de critiquer cette initiative. C’est oublier un peu vite que la quasi-totalité des militaires et des politiques français l’approuvèrent. « Le Commandement français est sûr d’infliger une sévère défaite au Viet Minh à Dien Bien Phu. Nous nous attendons à des combats durs et longs. Nous gagnerons » dit ainsi le général Cogny, adjoint de Navarre (Le Figaro, 13 janvier 1954).
Mais, face à l’armée française, il y a un tandem d’exception : Ho Chi Minh et Vo Nguyen Giap. Ho le politique et Giap le militaire. Ho le réservé et Giap l’impétueux. Surtout, il y a une majorité de la population, tous les témoignages d’époque en attestent. Pour l’indépendance, certes, pas pour le communisme. Mais une majorité.
Et une vraie armée. Ce ne sont plus des va-nu-pieds, comme au début de la guerre, que les Français affrontent, mais des soldats aguerris, entraînés, équipés, en grande partie par la Chine populaire – il est vrai que l’armée française, elle, est équipée à 75 % par les Américains…
La bataille ne s’engage véritablement qu’en mars 1954. Navarre a choisi le lieu, Giap choisit le moment. Navarre a édifié son camp au centre d’une cuvette, Giap a massé ses troupes sur les bords. C’est de bonne guerre.
Dès le premier assaut Viet Minh, c’est la stupéfaction. Deux des points d’appui réputés imprenables sont enlevés sans coup férir. Puis, c’est la piste d’aviation, intensément bombardée, qui devient inutilisable. De piège à Viets, la cuvette se transforme jour après jour en piège à Français. Rien n’y fait. Ni l’héroïsme indéniable des soldats du Corps expéditionnaire, ni les plans un peu fous de sortie en masse, ni les bombardements aériens (souvent au napalm) des lignes Viet Minh. C’est à un véritable Verdun de la jungle, Verdun tropical, Verdun tonkinois (toutes expressions empruntées à la presse de l’époque) que l’on a affaire. Oui, mais un Verdun sans la voie sacrée, un corps sans poumon, destiné à mourir.
C’est chose faite, le 7 mai. Dialogue par téléphone entre les généraux Cogny, à Hanoi, et de Castries, à Dien Bien Phu :
« Mon général, situation grave, combats confus partout. Je sens que la fin approche. Nous nous battrons jusqu’au bout.
– Bien compris, bien compris, vous lutterez jusqu’au bout. Pas question de hisser le drapeau blanc, n’est-ce pas ?
– Non, nous détruirons les canons, le matériel et les postes de radio-télèphone.
– Merci !
– Nous nous battrons jusqu’au bout. Au revoir, mon général. Vive Ia France ! »
Mais l’émotion n’empêche pas de réfléchir. A qui, à quoi a servi cette guerre, dont cette ultime bataille ?
La vérité est que l’affrontement d’Indochine n’a jamais été vécu par la nation française comme sa guerre. L’opinion, travaillée par un PC alors très actif, a même franchement condamné, et de plus en plus, cet engagement. Et les gouvernements successifs, dirigés par le MRP, le centre, le Parti socialiste, n’ont pas su, voulu ou pu donner à cette guerre une dimension nationale. L’anticommunisme en fut le seul aliment.
Les héros de Dien Bien Phu sont morts ou sont revenus traumatisés parce que les politiques n’avaient pas compris que l’ère des décolonisations était commencée, que le sentiment national – vietnamien mais, au-delà, de tous les peuples encore dominés – était devenu une force irrésistible qu’aucune armée ne pouvait briser.
Les colonisés, eux, ne s’y sont pas trompés. Divers témoignages attestent qu’à Alger, à Rabat, en AOF et AEF, dans les quartiers populaires, la joie éclata. A la conférence de Bandoeng, en 1955, les chefs de la délégation vietnamienne furent accueillis en héros. Plus tard, Ferhat Abbas, devenu premier chef de l’Etat algérien indépendant, sut trouver les mots justes : « Cette bataille reste un symbole. Elle est le “Valmy“ des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe » (Ferhat Abbas, La nuit coloniale, 1962).
Un peu plus tôt, un homme politique français avait, lui aussi, écrit un livre évoquant la bataille du Tonkin. Et avait trouvé une jolie formule : « La politique de force alla jusqu’à son terme en Indochine : ce terme s’appelle Dien Bien Phu ». Il s’appelait François Mitterrand (Présence française et abandon, 1957).
Que n’avait-il eu cette sagesse, au lendemain de l’insurrection algérienne, lorsqu’il déclarait : « La seule négociation, c’est la guerre » ? Il aurait évité à la France, non certes un nouveau Dien Bien Phu (il n’y en eut pas en Algérie), mais un nouveau rendez-vous manqué avec l’Histoire en train de se faire.