Keziah Jones : «C’est la première fois que j’ai affaire à des policiers aussi virulents»
Alors qu’il rentrait d’Allemagne, l’artiste nigérian Keziah Jones a été victime de ce qui ressemble fort à un contrôle au faciès. Ce chanteur guitariste émérite du funk anglo-nigerian a été fouillé mardi par la police gare du Nord à Paris, avant d’être emmené au poste et gardé une heure.
« Parmi les 600 personnes qui quittent le train, ils n’en contrôlent qu’une : Keziah Jones.» Sur la page facebook officielle du chanteur, le récit de son contrôle, alors qu’il rentrait d’un concert à Cologne avec Nneka, est succinct mais clair. Sur son facebook, l’interprète de Black Orpheus a également publié deux photos du contrôle.
Pour Next, il raconte au téléphone d’Algérie son altercation avec la police française. Choqué, il veut lancer un message aux policiers. Il revient en détail sur l’incident.
- Que s’est il passé à la Gare du Nord ce mardi ?
J’arrivais en provenance de Cologne. Je passais juste la nuit à Paris pour repartir donner un concert en Algérie le lendemain matin. J’y suis actuellement. J’étais sur le quai avec mon manager et nous faisions signe à mon assistante qui était à l’autre bout. Trois policiers nous ont alors barré le chemin et m’ont demandé, à moi seul, mes papiers. Je leur explique que je vais à l’autre bout du quai et me répondent : «Vous allez nulle part. Où est votre passeport ?» Du coup, je leur ai dit : «Vous savez quoi ? Je n’ai pas mon passeport sur moi, il est chez moi. Venez à mon appartement.» Et tout de suite, ils ont commencé à me bousculer. Je leur demandais : «Mais qu’est ce que j’ai fait de mal ? Si vous pensez que j’ai fait quelque chose de mal, emmenez- moi au poste.» Ce qu’ils ont fait, et j’ai passé une heure là-bas.
Je me sens assez chanceux car j’étais avec mon manager. Si j’avais été tout seul, je ne sais pas ce qui se serait passé. Je ne pense pas être un cas particulier, je sais que cela arrive tous les jours à plein de gens, et qui n’ont pas le luxe d’être un musicien connu. Je trouve ça vraiment injuste d’être choisi parmi 600 passagers et d’être traité de la sorte. En Angleterre et aux Etats-Unis, on ne peut pas arrêter n’importe qui sans un véritable motif.
- En France, les policiers peuvent vous emmener au poste si vous n’avez pas vos papiers sur vous. Vous les aviez ?
Mes papiers étaient dans mon appartement à Paris. Je suis de nationalité britannique, je n’ai pas besoin de passeport pour aller en Allemagne. Ce jour-là, j’ai été la seule personne à qui l’on a contrôlé son identité en descendant de ce train. Alors, je ne sais pas : je suis musicien, je porte un chapeau, des lunettes noires, alors peut-être que j’ai l’air suspect.
- Vous avez habité en France, il y a 20 ans, c’est la première fois que la police vous traite ainsi ?
Je jouais dans le métro en 1989-1990. Quand la police me disait de partir de là où je jouais, j’obtempérais. Ils restaient polis, et ce n’était pas une intervention policière au hasard et agressive. C’est la première fois que j’ai affaire à des policiers aussi virulents. Ça fait vingt ans que je fais des concerts en France, là je suis arrêté sans aucune raison. Au bout d’une heure, ils m’ont laissé partir sans aucune explication, sans excuse, rien. Il aurait presque fallu que ce soit moi qui m’excuse de ne pas avoir le bon look. Et je veux vraiment souligner que cela arrive à plein de gens tout le temps, et ce n’est pas acceptable. C’est un mauvais calcul de leur part, de me pointer au milieu de 600 personnes et de dire celui-là pourrait être un dealer de drogue. C’est choquant. Après tout le temps passé en France, je ne mérite pas d’être traité de cette manière. Pourquoi devrais-je être traité comme un criminel parce que je n’ai pas de passeport sur moi ? Ils pouvaient contrôler mon identité sans être agressif. Mais, ne je suis pas rancunier, que ces policiers de la Gare du Nord viennent voir mes concerts à Paris, ce week-end. Je serai au festival de jazz à La Défense, ce samedi et à Solidays, ce dimanche. Je les invite.
Contrôle au faciès : «Nous voulons un organe de contrôle indépendant»
Lanna Hollo est la représentante d’Open Society à Paris. En 2009, l’organisation avait publié une étude démontrant d’importantes discriminations lors des contrôles de police. Elle s’associe aujourd’hui à la mobilisation d’avocats contre le « délit de faciès ».
- Il y a deux ans, l’Open Society Justice Initiative révélait qu’un Noir et un Arabe avaient respectivement 6 et 7,8 fois plus de chance qu’un Blanc d’être contrôlé par un policier. Le problème que soulève ces chiffres a-t-il été pris en compte depuis ?
Le gouvernement ne reconnaît pas le problème et ne mène pas d’action pour le résoudre. A l’inverse, des organisations non gouvernementales, des associations proches de victimes et des représentants du monde judiciaire se mobilisent autour de ces questions. Côté politique, parmi les propositions formulées par les jeunes socialistes aux candidats à la primaire figure l’attestation de contrôle d’identité, un coupon qui serait remis à tout individu après un contrôle.
- Avez-vous essayé d’alerter la majorité sur ce sujet ?
Nous avons établi quelques bons contacts qui n’ont pas été suivis de déclarations officielles. Les syndicats de policiers nient la réalité et assurent que tout contrôle est justifié. Mais nos chiffres ne peuvent pas être ignorés. Le contrôle est la première étape du processus judiciaire. Il y a dès lors plus de chances de reprocher des délits à des Noirs ou des Arabes si ces personnes sont plus souvent placées en garde à vue.
- Diriez-vous que la situation s’est aggravée ?
Nous avons les échos de jeunes sur le terrain qui disent être victimes de harcèlement. Nous pouvons dire que les contrôles au faciès ont augmenté à partir des chiffres de garde à vue. Mais la difficulté est qu’il n’y a aucune trace de contrôle, aucun ticket de contrôle qui permette une discussion. C’est pour cette raison que nous avions décidé, en 2009, de faire cette étude avec le CNRS, qui ne soit plus qualitative mais quantitative.
- Comment Open Society est-elle impliquée dans la mobilisation des avocats contre les contrôles au faciès ?
C’est un long travail collectif. Nous étions d’accord avec le Syndicat des avocats de France pour dire qu’il y avait un problème et que nous voulions trouver une manière de mener une action en justice. Nous nous sommes rapprochés du constitutionnaliste Dominique Rousseau pour réfléchir sur le sujet. Il a rédigé un mémo qui sera joint aux questions prioritaires de constitutionnalité que soulèveront les avocats dans les jours à venir. Open Society a également rédigé un mémo, reprenant le résultat de nos études.
- Quelles seraient les solutions à ces discriminations ?
Commençons par amender la législation pour en finir avec ces contrôles abusifs. Nous appelons également de nos vœux la création d’un organe de contrôle indépendant. Il existe bien la Commission nationale de déontologie et de sécurité, mais elle se confond avec le défenseur des droits. Il faudrait une commission renforcée, avec un pouvoir de sanction. Marie-George Buffet a déposé une proposition de loi pour la création d’un comité national d’éthique de la sécurité, qui a déjà été approuvée par des dizaines de députés. Enfin, il faudrait pouvoir fournir aux personnes contrôlées un formulaire avec la date, l’heure, le lieu, le motif et le résultat du contrôle.