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Édition du 1er au 15 octobre 2025

Le film « Soundtrack to a Coup d’Etat » : pari réussi

Nous nous sommes entretenus avec Johan Grimonprez, réalisateur de l'enthousiasmant « Soundtrack to a Coup d’État ». Par Cheikh Sakho.

Comment réunir dans un même essai filmique centré autour de la figure de Patrice Lumumba, des personnages historiques comme Khrouchtchev, Eisenhower, Nehru, Nasser, Nkrumah, Mobutu, Castro, Léopold II, le roi Baudoin, Malcom X, des artistes comme Maya Angelou, Max Roach, Abbey Lincoln, Nina Simone, Dizzy Gillespie, Louis Armstrong, Le Grand Kallé, Dr Nico, In Koli Jean Bofane, Magritte…, des personnalités politiques méconnues comme Andrée Blouin ? Et y insérer des références telles des notes de bas de page, des archives familiales, des publicités pour Apple, Tesla, des images cocasses : vol de l’épée de cérémonie du roi Baudoin par un Congolais, un éléphant en train d’être embarqué sur un cargo… ? C’est le pari réussi de Johan Grimonprez.

Soundtrack to a Coup d’État : Le titre même de cet OAVNI (objet audio-visuel non identifié) suggère une démarche artistique qui n’est pas sans rappeler les techniques de cut-up, de collage, ou de manière plus générale, des échos du mouvement surréaliste. Il est à préciser que le réalisateur Johan Grimonprez nous vient de la Belgique flamande. Son dernier film est à l’image du parcours foisonnant de cet artiste, anthropologue de formation, plasticien, photographe, enseignant en Arts visuels… Soundtrack to a Coup d’État est une œuvre virtuose qui nous fait revivre les premiers jours de l’indépendance de l’ancien Congo belge et l’assassinat du Premier ministre Patrice Lumumba en janvier 1961. Un mois plus tard, sous la houlette de la chanteuse Abbey Lincoln et du batteur Max Roach, un groupe de militants afro-américains vient troubler une session du Conseil de sécurité de l’ONU pour s’élever contre cet assassinat approuvé par la CIA. À travers d’exceptionnels documents d’archives servis par un montage percutant, Jazz et politique s’entremêlent pour entrelacer les grandes heures du mouvement des Non-alignés en pleine Guerre froide. Le film retrace à la fois, l’anticolonialisme de Nikita Khrouchtchev, le bouillonnement intellectuel et la solidarité entre les peuples noirs de part et d’autre de l’Atlantique, les balbutiements d’un panafricanisme qui ne verra jamais le jour, et enfin, le constat amer que peu de choses ont changé depuis cette période devant la puissance de ce que Johan Grimonprez appelle la « corporatocratie  » dans un monde occidental corrompu et dominé par des multinationales soutenues par des États sans scrupules.

Le titre de votre film est « Soundtrack to a Coup d’État ». Pourquoi faire de cette bande-son un personnage à part entière ? 

Johan Grimonprez : En effectuant mes recherches pour le film je ne pouvais que mettre la musique comme protagoniste parce que la musique était vraiment un agent du changement, et aussi parce qu’il y avait des images de Louis Armstrong que je connaissais, un musicien utilisé comme un instrument de propagande. En 1956, il arrive au Ghana avec Edward R. Murrow, présentateur de la chaîne CBS pour réaliser un film Satchmo The Great. Murrow va devenir le directeur de la United States Information Agency qui envoie les jazzmen noirs (Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Louis Armstrong) partout dans le monde : en Syrie, Égypte, Irak. Et à chaque fois lors de mes recherches, je vois aussi qu’en fait, en-dessous, les États-Unis sont en train d’orchestrer un coup d’État. C’est ça le titre du film. Mais ce n’est pas parce que les musiciens sont des instruments de propagande qu’ils sont passifs, pour autant. Même si ce n’était pas permis, ils vont aller dans les villes à la rencontre des gens, jouer avec les artistes locaux. Ils ne vont pas se taire, comme Louis Armstrong quand il a logé chez Moïse Tshombé[1]. Il va lui dire : « Tu t’es compromis avec de grosses puissances d’argent, tu ferais mieux de ne pas tout garder pour toi », alors même qu’ils sont en compagnie d’un agent de la CIA, Larry Devlin, et que ce dernier est en pleine machination pour éliminer Lumumba. Louis Armstrong ne va pas se taire il va refuser d’aller jouer pour des soldats dans une Afrique du Sud ségréguée au temps de l’apartheid.

Le jazz est une machine de propagande très puissante, je pense à Willy Conover, l’animateur de l’émission Voice of America Jazz Hour.

Johan Grimonprez : En Russie, il y avait un marché clandestin florissant de disques de Louis Armstrong, avec des microsillons gravés sur des plaques radiologiques et vendus 30 $ au marché noir, c’était beaucoup, beaucoup d’argent pour les jeunes fans de jazz en Russie. Le jazz y était vu comme une musique subversive. Dès 1938, Staline déclare le saxophone illégal et plus tard sous Khrouchtchev les émissions de jazz en provenance des Etats-Unis sont brouillées. La radio est donc un élément important dans cette période car la télévision n’était pas encore assez développée car il n’y avait pas l’électricité partout, et les grosses batteries de transistor se vendent comme des petits pains. Quand L’Union Minière est en train d’installer Moïse Tshombé au pouvoir, elle équipe cette région du Congo d’une gigantesque antenne de radio.

La société L’Union Minière est omniprésente dans le film. Pouvez-vous dire rapidement que ce que c’est L’Union Minière pour nos lecteurs et lectrices ?

Johan Grimonprez : L’Union Minière du Haut-Katanga est une société privée, filiale de la Société Générale de Belgique, à l’origine c’était une société privée de Léopold II. Toute l’élite économique et politique belge était représentée au Conseil d’administration de la Société Générale. En gros, L’Union Minière représentait 70% de l’économie du Congo. L’Union Minière, dès la fin des années 1930 a vendu de l’uranium à l’Allemagne nazie tout comme elle a fourni tout l’uranium utilisé dans les années 1940 pour le Manhattan Project[2]. Ils jouent les deux camps.

Dans votre filmographie, on pense à Dial H.I.S.T.O.R.Y (1997), Shadow World (2016), Blue Orchids (2017), derrière l’histoire des guerres et leurs coulisses dans des pays du Tiers-Monde (ce que l’on appelle le Sud global de nos jours), on voit les ficelles que tirent de puissantes sociétés multinationales et les gouvernements des puissances occidentales. Expliquez-nous la récurrence de ce thème dans votre œuvre ? 

Johan Grimonprez : C’est également ce qu’il se passe dans Soundtrack to a Coup d’État, c’est une « corporatocratie » qui tient le monde, ce sont de grandes entreprises transnationales qui dictent l’agenda économique et politique de tous les pays. Ce phénomène est montré beaucoup plus clairement dans mon film Shadow World. Oui, il y a dix grands conglomérats de défense dans le monde, le plus important étant Lockheed Martin. Si vous remplacez le mot OTAN par Lockheed, vous comprenez mieux ce qu’il se passe dans le monde. Car la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et l’Allemagne doivent tous acheter le F-35, c’est l’avion le plus cher de tous les temps, c’est un avion Lockheed. Donc, on n’achète pas seulement un avion très cher, on achète le savoir-faire, la formation pour les pilotes, les radars et surtout les munitions qui coûtent trois fois plus cher que les autres munitions. Donc, on s’intègre à un système, on est piégé dans un système d’une puissante entreprise. Selon Chris Hedges, un ancien correspondant de guerre du New York Times, « nous vivons en permanence dans un « coup d’État d’entreprise ». Nous voyons cette « corporatocratie» à l’œuvre tous les jours, c’est aussi un système de lobbying caractérisé par un ensemble des « portes tournantes ». Un exemple de portes tournantes, c’est quand un PDG de Lockheed devient conseiller du gouvernement états-unien. Un autre exemple c’est Dick Cheney. Pour qui travaille-t-il en premier ? Halliburton, un conglomérat de défense. Ensuite, il devient ministre de la Défense, avant de devenir Vice-président des États-Unis. Que se passe-t-il lors de l’invasion de l’Irak ? Qui appelle-t-on ? Halliburton, qui va obtenir tous les contrats. Voici un bel exemple de portes tournantes et de « privatisation de la guerre », selon le mot de Lawrence Wilkerson, ancien colonel et chef de cabinet du Secrétaire d’État Colin Powell. Il dit que ce sont les entreprises de défense qui dictent en fait la politique étrangère à tel point que l’industrie de la sécurité est devenue l’industrie de l’insécurité et, d’une certaine manière, ils essaient de provoquer la guerre pour faire des profits, c’est un monde à l’envers et donc quand vous regardez Soundtrack to a Coup d’État, c’est à peu près la même situation avec L’Union Minière, ils vont en fait provoquer des divisions, diviser au sein du gouvernement de Lumumba pour mieux régner, en fait, pour mettre la main sur le Katanga, diviser pour mieux régner, tirer les ficelles et agir sur des marionnettes.

Au-delà de l’épisode de la chaussure de Nikita Khrouchtchev à l’Assemblée générale de l’ONU le 12 octobre 1960, le leader soviétique est présenté de manière assez sympathique comme défenseur des pays du Tiers-monde contre le colonialisme et l’impérialisme. Pensez- vous que cet artisan de la déstalinisation épousait vraiment les revendications d’émancipation des peuples colonisés ?

Johan Grimonprez : Okay, quand vous parlez de la 15e Assemblée générale de l’ONU, qui préféreriez-vous : quelqu’un qui propose une résolution de décolonisation ou quelqu’un qui envoie des nervis et qui va ensuite faire assassiner le Premier ministre démocratiquement élu d’un pays nouvellement indépendant ? Mais je dois dire que je ne crois pas que Khrouchtchev soit un saint parce qu’il colonisait également les pays du bloc de l’Est et c’est aussi de la colonisation, même si ses mémoires montrent des remords concernant ce qu’il se passait à Budapest. Par exemple, dans le film c’est Gillespie qui dit : « Vous savez, Khrouchtchev n’a pas dit que la Russie allait enterrer l’Amérique, il a dit : « la Russie vous aime ». C’était plus précis, car ce qu’il a dit, c’est que « nous allons enterrer le colonialisme ».  

La figure de Patrice Lumumba est traitée de manière assez hagiographique dans votre film. Quels enseignements tirer de sa vie et de ses combats ?

Johan Grimonprez : Il était très obstiné, il ne voulait pas faire de concessions, dans un sens, il croyait vraiment en l’humanité, il le croyait même quand il savait déjà que Mobutu était un espion et il pensait sincèrement le gagner à sa cause. Et concernant la Table ronde de janvier 1960 convoquée par le gouvernement belge afin de faire passer la colonie congolaise du régime de tutelle à l’indépendance, ce que j’ai remarqué, c’est que les Belges décrivaient toujours cela comme : « Oh, c’était une lutte interne aux Congolais qui s’entretuaient », bien entendu c’est une contre-vérité. En réalité, il y avait une unanimité de tous les partis politiques, tous les partis politiques soutenaient Lumumba et demandaient la proclamation de l’indépendance. C’est le sens de la chanson Indépendance Cha-cha.

Tout cela n’est pas très optimiste pour l’Afrique et les mondes noirs quand on entend le cri puissant de Abbey Lincoln à la fin du film, ou quand on entend la phrase du Kwame Nkrumah (premier président du Ghana, promoteur de l’indépendance et de l’idée des États-Unis d’Afrique) : « L’Afrique n’est pas pauvre, ce sont les Africains qui sont pauvres ».

Johan Grimonprez : Tout ce qu’il se passe actuellement dans l’est du Congo montre que l’on est toujours dans la même merde. Tout ce qui s’est mis en mouvement et mis en place en 1960 s’est pérennisé par la suite et ne semble pas près de disparaître. Enfin, le cri de Abbey Lincoln à la fin du film est un cri de résilience dans lequel la colère devient un outil d’activisme lorsque l’on hurle son désaccord avec l’état du monde.



La bande-annonce en vo-stfr pour la sortie en France de Soundtrack to a Coup d’Etat le 1er octobre

La riche B.O.F à écouter et réécouter par ici

 

[1] Président de l’État sécessionniste du Katanga de 1960 à 1963, puis Premier ministre de la République démocratique du Congo de 1964 à 1965.

[2] Le projet Manhattan est le projet de recherche du gouvernement américain dont l’objectif était de produire une bombe atomique au cours de la Seconde Guerre mondiale. https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_Manhattan.


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