Née dans les Bermudes vers 1788, Mary Prince fut la première femme à témoigner de sa servitude dans un livre publié à Londres en 1831, The History of Mary Prince, a West Indian Slave. Related by Herself.

Vente d’une esclave et de ses deux enfants, Voyage à Surinam, description des possessions néerlandaises dans la Guyane, par P.-J. Benoit, cent dessins pris sur nature par l’auteur. Bruxelles, Soc. des Beaux-Arts, 1839. http://www.bibliotheque-mazarine.fr
« Je suis née à Brackish-Pond aux Bermudes, dans une ferme qui appartenait à M. Charles Myners. Ma mère était domestique dans la maison et mon père, qui s’appelait Prince, scieur de bois (…) Ma mère s’occupait de moi et j’avais mes petits frères et sœurs pour compagnons de jeu. Ma mère a eu plusieurs beaux enfants, trois filles et deux garçons, après son arrivée chez Mme Williams. Les tâches qui incombaient aux enfants étaient légères et nous jouions tous ensemble… C’était trop beau pour durer ! J’ai le cœur qui s’attendrit quand j’y repense ! C’est à ce moment que Mme Williams est morte[1] (…) Le sombre matin a fini par se lever, trop tôt pour ma pauvre mère et pour nous. Tout en nous mettant les habits neufs qu’on devait porter pour la vente, elle a dit d’une voix pitoyable que je n’oublierai jamais : « regardez-moi ! J’enveloppe mes pauvres enfants dans le linceul ! Quel horrible travail pour une mère ! » Puis : « Je vais porter mes petits poulets au marché ! » (…) Nous avons suivi ma mère jusqu’à la place du marché, elle nous a fait mettre en rang contre une grande maison, dos au mur et les bras croisés sur la poitrine … Finalement, le maître des enchères qui devait nous mettre en vente comme des moutons et des vaches est venu demander à ma mère laquelle de nous était la plus âgée. Elle m’a montrée du doigt sans rien dire. Alors il m’a prise par la main et conduite au milieu de la rue, puis me faisant tourner sur moi-même, il m’a exposée à la vue des gens qui attendaient pour la vente. J’ai été très vite entourée d’inconnus qui m’examinaient et me tâtaient de la même façon qu’un boucher quand il veut acheter un veau ou un agneau. Ils se servaient des mêmes mots, pour parler de ma tournure ou de ma taille, comme si je ne pouvais pas plus en comprendre le sens qu’une bête muette. Ensuite j’ai été mise en vente. Les enchères ont commencé bas pour monter petit à petit jusqu’à 57 livres et j’ai été adjugée au plus offrant. Alors les gens qui étaient là ont dit que j’avais rapporté une belle somme pour une esclave aussi jeune (…) Mon nouveau maître était le capitaine I.[2] qui vivait à Spanish Point. (…) Le lendemain matin, ma maîtresse s’est mise en devoir de me donner ses instructions et m’a appris toutes sortes de tâches domestiques comme faire la lessive, le pain, nettoyer la laine ou le coton, laver les sols et cuisiner. Elle m’a appris beaucoup plus de choses encore, comment les oublier jamais ? Grâce à elle, je connais la différence exacte entre la brûlure d’une corde, d’une cravache ou d’une lanière de cuir appliquée de sa main cruelle sur mon corps nu. Et ce n’était qu’un châtiment guère plus redoutable que les méchants coups de poing qu’elle m’assénait sur la tête et sur le visage. C’était une femme épouvantable et une maîtresse brutale avec ses esclaves (…)[3] »
Mary Prince fut ensuite vendue à un homme nommé Robert Darrell qui la violentait et lui imposait le travail harassant de la collecte du sel. Puis, elle devint domestique des Wood à Antigua, au service desquels elle resta pendant plus d’une dizaine d’années. A la fin des années 1820, elle épousa un Noir libre, Daniel James, sans la permission de ses maîtres. En 1828, les Wood partirent pour Londres et y emmenèrent Mary.
Mary Prince fut victime d’un système patriarcal qui non seulement déshumanisait l’esclave, mais soulignait la domination de l’homme sur la femme[4]. Elle raconte comment un de ses maîtres l’obligeait à être présente lors de son bain[5] et comment elle était suspendue nue pour être battue.
Après de longues et douloureuses années de servitude, elle accompagna son dernier propriétaire en Angleterre. Alors âgée d’une quarantaine d’années, mariée à Antigua à un homme libre, elle veut obtenir son affranchissement afin de pouvoir retrouver son île et son époux sans retomber dans l’esclavage.

Plaque commémorative, Université de Londres, Malet Street, Londres.
« Ce fut Mary Prince la première qui suggéra l’idée d’écrire son histoire. Elle souhaitait, disait-elle, que les bonnes gens d’Angleterre pussent apprendre de la bouche d’une esclave les sentiments et les souffrances d’une esclave (…) Le récit fut recueilli sous la dictée de Mary par une dame qui se trouvait alors l’hôte de ma famille[6] ; elle le prit par écrit en entier (…) puis l’élagua jusqu’à lui donner sa forme actuelle, tout en conservant le plus fidèlement possible les expressions de Mary et sa manière particulière de parler. Aucun fait d’importance n’a été coupé, aucun détail, aucun sentiment n’ont été ajoutés. C’est fondamentalement le récit de Mary (…)[7] »
C’est sur ce témoignage que Thomas Pringle et ses amis de la société abolitionniste s’appuyèrent, entre autres, pour tenter d’obtenir la liberté de Mary Prince. Dans la seconde partie du récit, Thomas Pringle raconte la bataille menée pour obtenir l’affranchissement de Mary. La publication de ce récit a été pour les abolitionnistes anglais, parmi lesquels agissaient de nombreuses femmes[8], un des moyens de combattre la propagande esclavagiste. Le Parlement anglais avait aboli la traite depuis 1807, mais se posait encore la question de l’esclavage, dont l’abolition dans les colonies britanniques fut acquise en 1833 avec une période transitoire de cinq années.
Mary Prince veut par la précision de sa narration faire comprendre ce qu’est une vie d’esclave domestique dans les colonies antillaises au début du XIXème siècle : « J’ai été esclave, j’ai ressenti ce que ressent un esclave et je sais ce que l’esclave sait. » Mary Prince qui a été vendue, louée à plusieurs reprises, sait que l’esclave ne dispose ni de son corps ni de son temps et que c’est le désir du propriétaire qui rythme sa journée. Toutefois, par son récit Mary Prince affirme une identité singulière. Elle mène un combat pour obtenir son affranchissement et la possibilité de rejoindre en femme libre son mari à Antigua sans se désolidariser de ses compagnons : « Je ne peux pas en parlant de mes propres chagrins, passer sous silence ceux de mes compagnons d’esclavage, car lorsque je songe à mes propres douleurs, je me souviens des leurs. »

Plaque en l’honneur de Mary Prince à la School Lands Cottages aux Bermudes
Aux Bermudes où le premier lundi du mois d’août, le Mary Prince Day est férié, elle est devenue une « héroïne nationale ». Souria Adèle a adapté pour le théâtre le récit de Mary Prince qu’elle a incarnée avec talent sur de nombreuses scènes.
[1] Mary a alors douze ans.
[2] Mary Prince n’a pas indiqué le nom des maîtres qui l’ont maltraitée.
[3] Les citations sont extraites de La véritable histoire de Mary Prince Esclave antillaise – Racontée par elle-même. Récit traduit de l’anglais par Monique Baile et commenté par Daniel Maragnès. Albin Michel, 2000.
[4]Rocio Munguia Aguilar, Encres métisses, voix marronnes : mémoires d’esclaves noires dans le roman antillais francophone et le roman latino-américain hispanophone, Université de Strasbourg, 2019.
[5] « Mr Robert Darell avait l’habitude dégoûtante de me demander de le laver quand il était tout nu dans son baquet. Pour moi, c’était pire que les coups. Parfois, quand il m’appelait pour le laver, je n’y allais pas. J’avais honte de le voir, il venait alors pour me battre. »
[6] Susanna Strickland (1803-1885), écrivaine antiesclavagiste.
[7] Préface à la première édition de 1831 rédigée par Thomas Pringle, poète écossais et secrétaire de l’Anti-Slavery Society en Angleterre.
[8] Deux ans après la fondation de la London Anti-Slavery Society par Wilberforce et Clarkson notamment, des militantes comme Elisabeth Heyrick et Sarah Wedgwood fondèrent en 1825 la Birmingham Ladies Society for the Relief of Negro Slaves. En 1831, il y avait en Angleterre plus de soixante-dix associations féminines qui militaient pour l’abolition immédiate de l’esclavage.