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Édition du 15 avril au 1er mai 2025

« Ils ont assassiné mon grand-père en mai 1945 à Guelma », par Sabrina Abda

Bonnes feuilles du livre dans lequel Sabrina Abda fait le récit de la violence meurtrière qui s’est abattue sur sa famille à Guelma en mai 1945.

La préface de Gilles Manceron

Guelma, une répression coloniale emblématique

De la répression massive perpétrée dans les semaines qui ont suivi le 8 mai 1945 contre la population algérienne de l’Est algérien, on connaît mieux celle qui s’est produite à Sétif et dans sa région de l’ouest du Constantinois que celle qui s’est abattue, à l’est de Constantine, sur Guelma et ses environs. Dans cette ville, pourtant, le déroulement des faits a été particulier puisque les violences ont été le fait en grande partie d’une milice constituée de civils européens qui a été formée dans les mois précédant le 8 mai 1945 et qui n’attendait qu’un prétexte pour s’abattre sur la population autochtone de la ville et de ses alentours.

Ce déroulement particulier qui est un cas à la fois emblématique et paroxystique de la violence coloniale apparaît dans le récit que fait dans ce livre Sabrina Abda de la violence meurtrière qui s’est abattue sur sa famille à Guelma.

Sur ce qu’il s’est passé dans cette ville, le livre posthume de Marcel Reggui, Les massacres de Guelma. Algérie, mai 1945 : une enquête sur la furie des milices coloniales, publié en 2006 aux éditions La Découverte, introduit et présenté par Jean-Pierre Peyroulou, avait déjà fourni un exemple.

L’auteur, âgé de vingt ans alors, avait perdu une soeur et deuxfrères lors de ce drame mais n’en avait jamais parlé de son vivant. Prénommé Mahmoud, il était arrivé à Guelma fin juillet 1945 et avait mené l’enquête sur la tragédie qui venait de se dérouler. Il en commença un récit, puis partit continuer ses études à l’École normale de Tunis où il l’a terminé. Il conserva toute sa vie ce récit sans le publier. Mais bien que durant sa carrière d’enseignant en France, durant laquelle il s’est converti au catholicisme, a adopté le prénom de Marcel et n’a plus reparlé de ce drame, il conserva toute sa vie ce récit. Ce sont ses filles qui l’ont publié après sa mort.

Cette édition posthume a été une pièce essentielle à la connaissance du déroulement particulier de la répression de 1945 à Guelma, suivie de la publication du livre de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, paru en 2009 chez le même éditeur. Le livre de Sabrina Abda que l’on va lire apporte sur le déroulement de cette tragédie des éléments nouveaux.

Il confirme qu’à Guelma, qui se trouve à quelque 230 km à l’est de Sétif, la répression a été essentiellement le fait des milices de civils européens constituées dès le printemps 1945. Ces milices européennes s’étaient formées pour réagir à la montée du sentiment national parmi les Algériens autochtones qui n’avait cessé de croître depuis le débarquement des Alliés en novembre 1942. Et elles ont ciblé les Algériens qui étaient les plus dangereux à leurs yeux : ceux qui avaient acquis un statut de notable par leur activité dans la ville. L’histoire de la violence qui s’est abattue sur la famille Abda fait écho à celle qui a frappé la famille Reggui.

À Guelma, la manifestation a eu lieu à l’initiative des scouts musulmans sans que les responsables des partis indépendantistes du Parti du peuple algérien (PPA) et des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) n’y appellent car ils craignaient qu’elle soit le prétexte à une répression. Un cortège formé avec les mêmes mots d’ordre qu’à Sétif a néanmoins, grâce à la présence des responsables de diverses associations, évité tout incident. Mais, le lendemain, une répression aveugle s’est abattue, frappant indistinctement les scouts, les militants du PPA, ceux des AML, des oulémas et les responsables d’associations sportives, qu’ils aient ou non manifesté.

*

Je me suis rendu à de nombreuses reprises à Guelma entre 2005 et 2018, notamment pour participer aux rencontres que l’université 8 Mai 1945 Guelma a organisées. Et j’ai eu l’occasion de me joindre aux défilés populaires dans la ville qui commémoraient ce massacre. J’ai recueilli, en particulier, avec émotion le récit de personnes qui étaient enfants en 1945 et qui m’ont raconté qu’après la disparition violente de membres de leur famille, quand ils ont dû reprendre l’école, ils ont éprouvé une immense souffrance en se retrouvant aux côtés d’enfants de familles européennes dont ils savaient que leurs parents avaient fait partie des assassins. Lors des rencontres organisées par l’université, je me suis efforcé de témoigner de ce qu’une partie de la population française était attachée à ce qu’un travail de reconnaissance et de vérité soit fait par leur pays sur ces crimes coloniaux.

*

C’est à Alger, vers 2007, lorsque je participais à un colloque organisé par le quotidien El Watan sur la « guerre des mémoires » entre la France et l’Algérie, en compagnie de Mohammed Harbi, que j’ai rencontré deux membres de la famille Abda venus spécialement de Blida, où ils résidaient alors, dans le but de rencontrer des historiens français ou algériens vivant en France pour leur demander de travailler sur le drame de la famille Abda.

Il s’agissait de Mabrouk Abda, oncle de Sabrina, et de l’un de ses fils, qui avaient fait la route jusqu’à Alger dans ce but. Quand j’ai rencontré l’autrice de ce livre, à Nanterre puis à Paris, elle m’a appris que cet oncle était décédé. J’ai retrouvé ses coordonnées que j’avais conservées, tout en ayant le grand regret de n’avoir pu exaucer sa demande.

Mais ce livre de Sabrina Abda qui paraît quatre-vingts ans après ce drame terrible de « l’autre 8 mai 1945 » réalise l’espoir qui était celui de cet oncle et de toute sa famille qu’on connaisse enfin la terrible violence et la grande injustice que celle-ci avait subie, une violence et une injustice qui sont profondément emblématiques du fait colonial.


Extraits du livre

[…] J’avais 18 ans quand mon père me dit la vérité sur mon grand-père : non, il n’était pas mort de maladie, comme il me l’avait dit depuis toutes ces années. Il avait attendu que je sois suffisamment grande pour que j’entende cette horreur, cette révélation insupportable […]

En Algérie, le 8 mai 1945, les Français musulmans (comme on appelait les Algériens) souhaitaient se libérer du joug colonial. Ils avaient rendu bien des services, ils avaient fait la guerre aux côtés des Français. Mais les manifestations de joie, les promesses de jours meilleurs, les lueurs d’égalité ont tourné à l’affrontement, la France ne voulant pas lâcher l’Algérie. Oui, beaucoup d’Algériens ont été massacrés. Stupeur !

Mon grand-père, ce monsieur imaginaire, cet inconnu sur les photos, ce « Taleb », comme disait mon père, car il enseignait le Coran et était considéré comme un sage, bienveillant, avait été fusillé par des Français […]

Amor Abda, le grand-père de Sabrina Abda

Hélas, le malheur s’agrandit encore : il n’avait pas été le seul de la famille à avoir été exécuté. Mes oncles les plus âgés, Smaïl et Ali, avaient aussi été fusillés, avec mon grand-père […]

Mon père m’avait raconté que le 8 mai 1945, une manifestation pour célébrer la victoire avait été organisée à Guelma.

La place Saint-Augustin à Guelma

Or, au lieu de promouvoir la paix retrouvée, le sang coula.

[…] Mon oncle Ali, qui portait le drapeau « national », fabriqué par ma tante, se heurta au sous-préfet, qui voulait lui enlever son drapeau. Il lui envoya un coup de poing pour se défendre, ce qui fit enrager le sous-préfet. La célébration vira à l’émeute.

Des gens furent piétinés, grièvement blessés ou tués.

[…] Ainsi, le 8 mai 1945 et les jours qui suivirent, mon grand-père et mes oncles, emprisonnés, torturés, furent fusillés et brûlés dans des fours. Un de mes autres oncles, vivant encore (et très jeune à l’époque), témoigna plus tard qu’un musulman miraculeusement rescapé du massacre, et prisonnier un temps avec mon grand-père, ne l’aurait reconnu que par ses yeux, le reste de son corps étant tellement mutilé qu’il en était méconnaissable. Il aurait appris par la suite qu’il avait été incinéré dans une grotte (les fours à chaux Lavie) avec d’autres prisonniers et mes oncles.

[…] Hélas, mon père est décédé début 2019.

[…] J’ai archivé toutes ses photos, ses papiers, tous ses messages et puis j’ai cherché mon grand-père,

[…] Je suis partie aux Archives nationales, avec mon cousin : même grand-père assassiné, mêmes oncles fusillés, un père traumatisé, même combat.

[…] Très vite, mon oncle Smail, en revanche, est sorti de l’oubli : les Archives nationales, concernant les événements du 8 mai 1945 en Algérie, en parlaient, dans des courriers « très secrets », des télégrammes chiffrés, du gouverneur général d’Algérie, du ministre de l’Intérieur de l’époque : « Abda Smail, étudiant, secrétaire général des “Amis du Manifeste”…

Il était écrit qu’il avait été exécuté par le sous-préfet de Guelma, André Achiary, avec huit autres musulmans (dont mon autre oncle Ali), aux alentours du 10 mai 1945. Le gouverneur général d’Algérie précisait : « Ces renseignements m’ont été communiqués par le sous-préfet de Guelma, l’enquête judiciaire établira si les individus considérés seulement comme suspects n’appartenant pas officiellement à des organisations nationalistes étaient réellement dangereux. Fin »

[…] L’Histoire, c’était maintenant mon histoire. La Seconde Guerre mondiale me concernait, hélas. Je voyais ces messieurs avec leur costume de l’époque, leur uniforme, et les Arabes, mes ancêtres, avec leur burnous, leur cheich, mais aussi en veste classique, cravate et lavallière. Mon grand-père était lettré, il savait lire, écrire et était parfois le seul parmi les siens à pouvoir signer un document. Les photos de mes oncles les montrent habillés à l’occidentale, très chics. L’histoire, ainsi, me rattrapait et je lui demandais timidement de me faire une place pour comprendre la mienne. Était-ce si compliqué ?

Smaïl Abda, l’oncle de Sabrina (à droite, avec la cravate), entouré de ses camarades

[…] Mon grand-père avait donc fait la Première Guerre mondiale après avoir été emprisonné parce qu’insoumis ! Refusait-il d’aller à la guerre, lui qui était pacifique ? Et voilà qu’on l’avait mis en prison pendant un an, puis qu’il était parti au front dans des régiments tous décorés pour leur bravoure, et ce jusqu’en 1918.

[…] Quel destin ! Insoumis, emprisonné, envoyé à la guerre au front de l’Est, et à nouveau emprisonné en 1945, puis torturé et brûlé.

[…] Dans le rapport d’enquête complémentaire du commissaire Bergé daté de mai 1946, soit un an après les faits, il est question à la quinzième page de mon grand-père.

[…] à la date du 14 mai 1945, « vers 5 h 45, deux camions civils et un taxi chargent une cinquantaine de musulmans vers Kef el Boumba où ils sont exécutés. La veille, dix-sept détenus musulmans avaient creusé des fosses communes. Ils y entasseront les cadavres après l’exécution ». Parmi les musulmans se trouveraient : Abda Amor F44.

[…] Papy, je ne pourrai jamais me recueillir sur ta tombe, ils t’ont volé, tu étais innocent, ils t’ont fait amener au poste de police par des collaborateurs locaux, ils t’ont torturé et fusillé, certainement parce qu’il fallait désemplir cette prison et parce que tu avais osé faire partie d’un mouvement, AML, qui, autorisé un temps, était devenu gênant.

[…] Comment en 1945 ont-ils pu brûler des corps dans des fours et celui de mon grand-père, comme l’ont fait les nazis pendant la guerre ?

[…] Voici un aperçu des bannières telles que le commissaire les présentait : « Un drapeau américain, une banderole « À bas le colonialisme », « Démocratie pour tous », un drapeau anglais, un drapeau français, « Libérez Messali », « Vivent les Nations unies », des drapeaux verts et blancs avec une étoile et un croissant… Une information est ouverte pour poursuites devant les tribunaux militaires ».

Les bannières sont des mots et des hommes innocents, pleins d’espoir, qui ont été tués pour les paroles de liberté qu’ils brandissaient, à la fin de cette guerre.

[…] L’inspecteur général de l’administration Battistini (venu à Guelma le 21 mai) citait dans son rapport du 28 juin 1945 différentes personnalités qu’il avait auditionnées, dont Monsieur Abdallah Reggui. Celui-ci avait porté plainte pour l’assassinat de ses frères et de sa soeur. Monsieur Reggui parlait également de mon grand-père, Amor Abda, qui aurait été fusillé par la milice, le 14 mai, après avoir été extrait de la prison avec d’autres détenus.

Il disait aussi, dans sa déclaration du 18 juin : « Le 14 mai, un gardien a dit : “Ceux dont les noms seront appelés descendront avec leur baluchon”. Il y a eu 49 personnes qui sont descendues », dont mon grand-père, car il le cite : « Si Amor Abda, père d’un ancien médersien, président ou secrétaire des AML, qui se trouvait dans la même cellule que lui (cellule n°9) »

[…] Mais le témoignage le plus poignant que j’aie lu sur mon oncle Smaïl a été publié dans le journal Alger Républicain du 4 janvier 1950 :

« L’ancien adjoint au maire, M. Bensaci Salah, assista à l’exécution de mes oncles et de leurs camarades, dans la caserne, alignés contre les ruines romaines, en présence de trois capitaines, Achiary et deux civils. C’est alors qu’un détenu, le jeune Abda Smaïl, déclara : “Ni moi ni mes camarades n’avons peur de la mort. Mais si nous mourons c’est pour la liberté et non contre la France.” »

[…] Cette période trouble est aussi marquée par la présence d’autres hommes dans le gouvernement, comme Maurice Papon. J’ai été très étonnée de le trouver lié à ce pouvoir colonial, car je ne savais pas qu’il avait joué un rôle en Algérie. Décidément, on ne retient des hommes qui font l’histoire qu’une partie de leurs actes dans les manuels d’histoire, mais quand on s’intéresse de près à une époque, les surprises ne manquent pas. Maurice Papon, qui a été condamné plus tard pour crimes contre l’humanité, se trouvait parmi les hauts fonctionnaires à la tête du pouvoir colonial en Algérie.

[…] Je ne pourrai jamais me recueillir sur la tombe de mon grand-père, car que peut-on faire devant une stèle balayée aux quatre vents, sur une colline maudite, où les noms de toute ma famille ne figurent pas ? Et mes oncles, qu’en ont-ils fait après les avoir fusillés et brûlés ? J’ai entendu dire que les cendres venant du four Lavie avaient été répandues comme engrais dans les champs autour. Comment trouver la paix devant cette désolation ? Il n’y a pas de tombe, ni de nom, ni de fleurs.

[…]

Le four crématoire Lavie, près de Guelma

Un Algérien assassiné dans la ville de Guelma (photo ECPAD)


Sortie du livre en librairie le 21 août 2025

On peut se le procurer en avant première sur le site des éditions Arcane 17 à partir du 26 avril 2025

Consulter la page sur le site de l’éditeur


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