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Édition du 1er mars au 15 mars 2025

Une œuvre trop oubliée, « Les oliviers de la Justice » de Jean Pélégri (1920-2003), par Bouba Mohammedi Tabti


On peut lire dans cette édition l’article qui est consacré par Bouba Mohammedi Tabti à Michel Pélégri (1838-1917), immigrant pauvre venu de Majorque, qui est devenu l’un des plus riches viticulteurs de l’Algérie coloniale. Au prix de l’accaparement incessant de terres grâce à l’endettement de leurs propriétaires suivi de leur expropriation et au prix de l’exploitation brutale de ses ouvriers agricoles.

Le texte ci-dessous d’Ahmed Henni est consacré à l’un de ses descendants, l’écrivain Jean Pélégri (1920-2003), qui fut, quant à lui, un défenseur des droits des algériens musulmans, et qui, par son roman Les oliviers de la Justice, a illustré tout autrement le nom familial.


« Les oliviers de la Justice » de Jean Pélégri

Achevé en juin 1958, Les oliviers de la Justice, de Jean Pélégri, roman écrit au cœur des événements d’Algérie, en même temps qu’il fait revivre une enfance heureuse, montre la fin d’un monde, d’une histoire qui coïncide avec la mort du père auquel est rendu un hommage affectueux et admiratif, pour le rapport entretenu avec une terre et les hommes qui la peuplent. Fils et petit fils de colon, le narrateur, calque transparent de l’auteur, entend témoigner de ce qui aurait pu être, de ce qui a, parfois, été entre des communautés prisonnières du « piège colonial », l’« histoire souterraine » advenue parfois « ici et là ». Le commentaire que fait Pélégri du film adapté de son roman et tourné dans des conditions difficiles, « de septembre 61 à février 62, dans la Mitidja et dans les rues et bidonvilles d’Alger », peut « clarifier sa pensée de l’époque », comme le souligne D. Le Boucher, en en citant une partie : 

« Le film raconte cet itinéraire, qui va du passé colonial au présent qui commence. C’est pour un Pied-noir un itinéraire laborieux, difficile. Difficile parce qu’il faut renier le colonialisme – sans pour autant renier ses pères, sans cracher sur leurs tombes. […] La tentation, c’est de colorer le passé colonial des vertus de ses pères – alors qu’au contraire le système colonial a tout pourri. »

Éléments biographiques

Jean Pélégri est né en 1920 à Rovigo, dans cette Algérie qui fut, comme il le répète de différentes façons, « (son) territoire et (son) grenier, (sa) source, (son) domaine intérieur ». « C’est entre Rovigo, Larba et Sidi Moussa, déclare-t-il, que mon père avait sa ferme qui curieusement s’appelait Haouch el-Kateb, la ferme de l’écrivain ». Il y a vécu des moments de bonheur, partageant ses jeux « avec des enfants arabes, kabyles, espagnols », s’émerveillant déjà de ce que les choses puissent avoir plusieurs noms, « expérience qui (lui) a appris la relativité des mots et du langage ». Il fait ses études à Alger où la ruine de son père l’amènera à vivre. En 1942, il s’engage et participe à différentes campagnes partageant avec les soldats algériens des souvenirs dont il écrit que « l’injustice les avait corrompus, avilis ». Démobilisé, il reprend ses études ; professeur dans  le Nord de la France, puis en Corse, il enseigne de 1953 à 1956 à Alger. En 1955, son père meurt. En 1956, il demande sa mutation en France : « Je suis parti sur un coup de colère », dit-il, parlant de la réception de Guy Mollet à Alger et de ses conséquences : « À la suite de […] quelques tomates, il a mobilisé le contingent ». En 1960 il publie une lettre en faveur de La guerre d’Algérie, le livre de Jules Roy. Alors que l’OAS sévit violemment, il tourne malgré le danger et les menaces et avec des acteurs algériens et pieds-noirs – lui-même jouant le rôle de son propre père – l’adaptation de son roman, Les Oliviers de la justice qui obtient en 1962 le Prix des Écrivains de cinéma et de télévision au festival de Cannes. Après la publication du Maboul, il est invitéà faire partie, dès sa création, de l’Union des Écrivains algériens, et participe au premier numéro de la revue Novembre.

Lui qui avait souhaité publier Le Maboul sous un nom arabe – son père n’avait-il pas, à sa demande, traduit son nom en arabe : Yahya El Hadj – rêvait d’être publié en Algérie. Ce sera chose faite en 1989, avec le remarquable Ma mère l’Algérie que publie Laphomic, un éditeur indépendant.

Il meurt à Paris en 2003.

L’ouvrage

Le roman se construit sur les allers-retours du présent au passé, présent de la mort du père et du questionnement, passé de l’enfance heureuse, du bonheur lié à la terre et aux hommes. Il naît de l’indignation que provoquent en lui l’arrestation, l’incarcération et les tortures subies par deux de ses collègues. Il se veut témoignage pour son père, pour la vieille Fatima dont il avait tant appris et qui lui faisait obligation de témoigner – « Dis quelque chose, toi qui sais lire » – pour les « humiliés », témoignage de cette autre histoire qui s’était parfois, « comme en fraude » tissée entre les êtres.

Les thèmes

Il est difficile de les hiérarchiser ; qui vient en premier de la terre ou de la justice  ou de la fraternité, de la tendresse même ou de cette dualité qui façonne le narrateur ? 

C’est un lien profond, viscéral qui lie le narrateur à la terre natale, avec ses paysages, « matrice de notre mémoire », ses arbres, la paix des nuits d’été, sous les oliviers, avec ce dont elles bruissent, « une mélopée de flûte […] des chants de vendangeurs […] le glapissement très lointain d’un chacal », les odeurs, les étoiles dont le gardien, Bouazza, lui apprend les noms en arabe. Leur double nomination lui fait prendre conscience de cette riche dualité qui l’unit à Bouazza et le constitue comme lorsque devant une ancienne mosquée devenue église, il se sent « à la limite entre deux mondes qui se réconciliaient en (lui) et autour de (lui) ». Dualité de l’ombre et du soleil, de la vigne et du palmier. « Pour qu’un paysage devienne un pays, il ne suffit pas qu’il soit beau, Encore faut-il qu’il soit juste » : ce qui deviendra une évidence pour le narrateur, à la guerre, beaucoup, longtemps, ne l’ont pas compris : tout le texte, depuis son titre, est une revendication de justice et il dit de multiples manières le douloureux regret que tout se soit construit sur l’injustice première, l’injustice quotidienne que fait parfois oublier le « bonheur du crépuscule» mais à laquelle, comme pour la justifier, s’ajoutaient d’autres injustices. La volonté du père de se montrer juste passe par le désir de partager avec l’autre et souvent dans sa langue une parole qui fait advenir l’amitié quand son absence fait monter la colère : « Ça ne m’étonne pas qu’ils se révoltent, répète le père sur son lit de mort, On ne leur parle plus…Et (les grands colons) ne savent même plus parler arabe ! ». 

D’Embarek, le vieux marabout de la ferme, le narrateur a appris que « tout autant que de justice, (l’homme) avait besoin de tendresse et de beauté » : et il lui apparaît que « sans la fraternité, même la justice, oui, même la justice n’est rien ! ». Les nombreuses occurrences de termes comme tendresse, fraternité, fraternel, frère, bonheur, justice font du narrateur celui en qui se sont réconciliées les deux parts de lui-même, fils de colon à qui il arrivait souvent avant d’écrire, de penser en arabe, de sentir en berbère, de (se) reconnaître et de (s’) identifier sous le signe de l’olivier, de l’oued et du djebel ». 


 


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