par Florian Kappelsberger pour histoirecoloniale.net
Reconnaissance d’un génocide, restitution d’objets d’art, question de réparations : comment l’Allemagne affronte-t-elle son histoire coloniale ? À Paris, le chercheur camerounais David Simo a présenté le 20 novembre 2024 un ouvrage collectif majeur, commandé par le ministère des Affaires étrangères allemand, ouvrant de nouvelles pistes de réflexion.
Maison Heinrich Heine (Paris), 20 novembre 2024
Ghana, Togo, Cameroun, Namibie, Burundi, Rwanda, Tanzanie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Nauru, Îles Marshall, Chine, … La liste des pays autrefois colonisés par l’Empire allemand est longue, bien que cette histoire reste peu connue aujourd’hui.
Par rapport à l’empire colonial français, l’entreprise coloniale allemande, qui commence dans les années 1880 et prend fin avec la Première Guerre mondiale, fut bref. Pourtant, cette colonisation a fortement marqué à la fois les pays colonisés et l’Allemagne – et se trouve aujourd’hui au cœur d’un débat politique et culturel.
Comment l’Allemagne fait-elle face à ce passé colonial ? Le 20 novembre, le chercheur camerounais David Simo, professeur émérite de littérature et culture allemandes à l’université de Yaoundé I, a présenté cet enjeu lors d’une conférence à la Maison Heinrich Heine, un centre culturel franco-allemand situé à la Cité internationale universitaire de Paris.
La MHH s’engage à promouvoir la culture allemande auprès d’un public francophone ainsi qu’à renforcer le dialogue interculturel ; dans sa programmation, elle se consacre régulièrement à l’histoire coloniale et à ses enjeux dans le présent.
Simo présente l’étude Das Auswärtige Amt und die Kolonien : Geschichte, Erinnerung, Erbe (« Le ministère des Affaires étrangères et les colonies : histoire, mémoire, héritage ») dont il est co-directeur. Cet ouvrage collectif, paru en Allemagne en mai 2024, réunit seize essais sur plus de 600 pages. Il a été écrit à la demande du ministère des Affaires étrangères afin d’élucider, pour la première fois, son rôle historique dans la conquête coloniale.
« On peut se demander pourquoi une institution souhaite qu’on éclaire son passé », dit David Simo. L’histoire de la genèse de cet ouvrage est assez parlante. En 2005, le ministère avait déjà mandaté une commission d’historiens pour examiner son rôle sous le Troisième Reich ; peu avant, l’institution avait été secouée par un scandale lié à l’implication de certains de ses anciens diplomates dans la NSDAP (sigle allemand qui désigne le parti national-socialiste). L’initiative de l’étude sur le colonialisme, par contre, remonte à un réseau au sein du ministère – les diplomats of color, personnes non blanches au service diplomatique allemand. Ils se voyaient, raconte Simo, confrontés à des préjugés et des hiérarchies au sein de l’institution, ce qu’ils attribuaient à un héritage tacite du colonialisme.
Que dit donc l’ouvrage du colonialisme allemand ? « Le colonialisme présuppose une manière de penser l’espace, le monde », souligne Simo – une hiérarchisation raciste où les peuples européens sont au-dessus des autres, la légitimité supposée des empires occidentaux à dominer le monde. Les élites allemandes étaient imprégnées de cette idéologie.
Les chercheurs dressent un tableau complexe : un Empire allemand qui est tardif à rejoindre la rivalité coloniale des puissances européennes, une brutalité exacerbée par l’absence d’une tradition coloniale et par l’inexpérience totale dans l’administration des territoires.
Caricature de la Conférence de Berlin de 1884/85 dans le journal L’Illustration. Le chancelier Otto von Bismarck découpe le gâteau « Afrique » devant les délégués des autres puissances (CC).
Cette logique coloniale a continué même après le traité de Versailles, qui a marqué la perte de tous les territoires d’outre-mer. La hiérarchisation raciste aurait façonné la politique étrangère de l’Allemagne envers l’Afrique pendant des décennies – un colonialisme sans colonies. En même temps, les chercheurs constatent que le ministère des Affaires étrangères n’a jamais élucidé son héritage colonial et sa responsabilité historique.
Dans la presse allemande, l’accueil de l’ouvrage était globalement positif. Simo souligne, pourtant, que les chercheurs se sont parfois vus accusés de militantisme, de projections politiques sur le passé. L’hebdomadaire Junge Freiheit, proche des idées de la Nouvelle droite, impute au livre de faire « l’agitation déguisée en science », soutenue par l’argent public.
David Simo, pour sa part, revendique le processus de réévaluer l’Histoire. Le regard sur le passé serait toujours informé par les interrogations du présent, donc sujet à une mutation permanente. « Chaque génération réécrit son histoire », affirme le chercheur.
Cette réévaluation est, pourtant, loin de faire consensus. Ces dernières années, l’Allemagne a vu de vifs débats sur la place de l’histoire coloniale dans la mémoire collective. David Simo avance que certaines pratiques élaborées par les colons allemands en Afrique auraient servi de précurseurs à celles mises en œuvre pendant la Shoah – notamment les camps de concentration. En effet, dans la répression sanglante de la révolte des peuples héréro et nama dans la colonie Deutsch-Südwestafrika à partir de 1904, les troupes allemandes ont détenu des milliers d’autochtones dans six camps de concentration.
Prisonniers de guerre autochtones, carte postale de propagande impériale (Bundesarchiv).
Ce modèle s’inspirait des camps créés par les Britanniques en Afrique du Sud lors de la révolte des Boers en 1901. Les détenus subissent la famine et la maladie, ils sont sujets au travail forcé et à la violence arbitraire ; selon l’administration militaire allemande, plus de 7 000 personnes meurent en captivité, soit presque la moitié des prisonniers. Au total, la conquête allemande entraîne la mort de 65 000 Héréros et près de 20 000 Namas. En 2021, le ministère allemand des Affaires étrangères a reconnu officiellement qu’il s’agit d’un génocide.
La thèse d’une continuité entre ce génocide colonial et la Shoah, esquissée par Simo, reste toutefois très controversée en Allemagne. L’Erinnerungskultur (« culture de la mémoire ») de l’Allemagne contemporaine postule le caractère historiquement singulier de l’Holocauste, donc a priori non-comparable. Toute comparaison est susceptible d’attaquer ce consensus, de relativiser les crimes nazis. Simo conteste : « Il ne s’agit pas de faire une échelle de la souffrance infligée. » Reconnaître des parallèles, cela ne signifierait pas minimiser la Shoah.
Au-delà de ces querelles historiographiques, la mémoire du colonialisme revient aujourd’hui à l’actualité politique dans la question des restitutions. « Il y a encore beaucoup d’Afrique en Allemagne », rappelle David Simo. Les musées les plus prestigieux du pays abritent d’innombrables objets importés de l’Afrique pendant la période des colonisations, ce qui interroge forcément sur les circonstances de leur trajet. Simo fait référence à Achille Mbembe, historien camerounais et théoricien de la pensée postcoloniale : « Ce sont les signes de Caïn sur le visage européen. » Les objets d’origine africaine dans les musées européens témoignent d’une histoire de domination – et de sa continuité.
Une des bronzes restituées au Nigéria en 2022 (Raimond Spekking / CC)
Annalena Baerbock, ministre écologiste des Affaires étrangères, avait fait de la question des restitutions une priorité. Ces dernières années, il y a eu quelques cas fortement médiatisés – notamment le retour des bronzes du Bénin au Nigéria, résultat d’un processus diplomatique complexe. Toutefois, le projet n’en est qu’à ses débuts. Selon une étude de 2023, par exemple, les musées publics en Allemagne détiennent toujours 40 000 objets issus du Cameroun. « Il y a eu quelques restitutions », dit Simo. « Mais pour le moment, ça reste au niveau du débat. »
Ce n’est pas le seul dossier épineux entre l’Allemagne et les pays anciennement colonisés. « Il y en a qui en rêvent qu’on aborde la question des réparations », sourit David Simo, tout en admettant que cette question n’est pas à l’ordre du jour de la politique allemande. Dans le passé, la République fédérale a rejeté catégoriquement toute demande de réparations.
En 2021, toutefois, le gouvernement allemand a scellé un « traité de réconciliation » avec le gouvernement namibien, qui prévoit un paiement de 1.1 milliard d’euros sur une période de 30 ans pour la reconstruction et le développement du pays. Des représentants des peuples héréro et nama ont refusé cette somme comme « insultante », tout en demandant de véritables réparations. Jusqu’ici, le traité n’a pas été appliqué, les négociations se pérennisent.
Comment donc faire face à l’histoire du colonialisme aujourd’hui ? David Simo propose de décentrer le regard, de prendre en compte la perspective des pays autrefois colonisés. « Lorsqu’en Afrique on s’interroge sur le passé, c’est pour en tirer des leçons pour le futur », dit le professeur émérite. On examine l’histoire pour éviter qu’elle ne se répète, plus jamais.
En même temps, en étudiant le passé, il ne serait pas difficile de trouver des ressemblances au monde contemporain : des acteurs européens et occidentaux qui captent les ressources du continent africain, qui déterminent le destin de ses habitants.
« Qu’est-ce qui a changé ? », se demande David Simo. Le colonialisme n’est pas un passé lointain et révolu, c’est un rapport qui continue et qui façonne le présent.
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