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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Jean Sprecher, une autre façon de regarder l’Algérie

Aïcha Kassoul rend hommage à Jean Sprecher1.

Mon Dieu, comment peut-on être libéral ?

Quel silence. Un entrefilet laconique a annoncé, il y a quelques jours, la mort de Jean Sprecher. Un nom qui rime avec celui, à peine plus connu, de Schoelcher, dont le combat vient d’aboutir à la date du 10 mai, commémorant l’officielle condamnation de la traite des hommes. Beau combat. Beaucoup de bruit pour de grandes choses. Jean Sprecher aurait pu être antiesclavagiste, mais comme il est né en 1930 en Algérie, il a décidé d’être antifasciste. A contre-courant d’un fascisme colonialiste, j’entends la voix de Jean Sprecher mort dans le silence.

Non historien, non Algérien, Jean Sprecher s’invite à raconter une partie de l’histoire de l’Algérie, celle qu’il a vécue entre 1954 et 1962. A commencer par le début. Sans doute Jean Sprecher a-t-il fait exprès de naître le 1er janvier 1930, l’année du centenaire de l’Algérie. Tandis que la IIIe République, les professeurs les plus prestigieux, les esprits les plus fins pouvaient célébrer « l’Algérie, ce chef-d’œuvre colonial de la France », naissait à point nommé, à Constantine, un Français d’Algérie qui pensait tout le contraire.

Le 1er janvier 1930. Premier cri que le nouveau-né dans un monde d’ignominie poursuivra dans le silence quasi sidéral d’une colonie féodale. Avait-il le cœur à rigoler, ce Jean Sprecher, aux blagues de ses compatriotes racontant leurs exploits sur le dos des indigènes ? Non. Un jour, au lycée Bugeaud, à l’internat, un petit-fils de colon raconte comment il avait violé une jeune bergère arabe qui gardait les troupeaux de son grand-père. Ce n’était pas un crime. Juste une fanfaronnade que Jean Sprecher tente de dégonfler en demandant à son copain ce qui se serait passé si un berger arabe avait violé la fille du propriétaire. Silence glacial. L’antiraciste n’adressera plus la parole au violeur. Et c’est tout. Rien de grave. Pas plus que le jour où quatre soldats français encadrant trois jeunes Algériens descendent la rue Antoine Bruno, à Philippeville. Ils passent sous les balcons de la famille Sprecher. Des femmes interpellent violemment les soldats, on entend des cris. « Tuez-les ! Tuez-les ! » Que s’est-il passé alors ? Est-ce que l’un des Algériens a dit un mot ou tenté de fuir ? Jean Sprecher voit le sous-officier attraper l’un des jeunes, le placer devant le mur des Halles, dégainer son pistolet de gros calibre et lui tirer quatre balles dans le corps. L’homme a du talent dans le rôle du salaud au sang-froid. Applaudissements, s’il vous plaît ! Installés sur les balcons français, les spectateurs au septième ciel apprécient. C’était le lendemain du 20 août 1955. Ce jour-là, tout comme avant, au temps de l’internat, Jean Sprecher a du mal à comprendre l’absence de gravité de ses compatriotes.

A coup sûr, la légèreté de l’être indigène était généralement soutenable dans la colonie heureuse en proie à une maladie endémique, rythmée par des scènes de racisme ordinaire. Le cœur bien accroché, sourd aux applaudissements, il faut passer. Remonter le courant à contresens. Donner un sens aux conditions de possibilité de l’horreur. Le lobby colonial est puissant. Du côté français, des grands propriétaires terriens, détenteurs de grandes fortunes, des notables, que l’on peut confondre sous le nom de « féodaux ». Confondus sous l’appellation des « beni-oui-oui », des Algériens apportaient soutien ou complicité à un groupe de pression assez puissant à Alger pour s’opposer à tout projet gouvernemental contraire à ses intérêts, pour décider au nom de l’Algérie, si ce que voulait la France était applicable à Alger. Le vrai pouvoir était à Alger avec le consentement de la France, même si elle était républicaine et de gauche parfois. Voilà le schéma, vite fait. « Ils » étaient les plus forts, ils le savaient, ils le disaient. Ils avaient tout verrouillé, y compris la presse (à l’exception d’Alger Républicain).

Que faire quand on est impuissant et libéral ? Il faut être là, dit Jean Sprecher. C’est rien et c’est beaucoup. Il faut être là au moment de l’affaire Mandouze. Il faut au moins sauver le bon vieux professeur avec d’autres libéraux français, des étudiants et des militants d’organisations de gauche. Compter alors sur l’appui volontaire et musclé des étudiants algériens sans lesquels le sauvetage du professeur n’aurait pas été possible. Il faut être là le 3 novembre 1960 pour monter à l’assaut des barricades que les fascistes ont dressées devant les portes de l’université d’Alger. Avec l’approche du procès à Paris, des Lagaillarde, Susini et consorts, la fièvre était montée à Alger. Par solidarité avec les accusés jugés en métropole, l’Association fasciste des étudiants d’Alger veut imposer la grève. Seuls les étudiants musulmans peuvent entrer. Pas question de laisser passer les libéraux. La déclaration de guerre est ouverte et les armées identifiées, donnant l’avantage aux fascistes plus nombreux et bien positionnés derrière leurs barricades. Que faire ? Foncer dans le tas, tous, français et musulmans, confondus dans les « beni-non-non ». La main dans la main. A la bouche et dans le cœur, une même conviction : le fascisme ne passera pas, et c’est sur ses barricades que le libéralisme passera. Mais auparavant, il convient d’assurer ses arrières. D’abord, s’entendre (concession douloureuse et nécessaire) avec la police qui se trouve interdite d’intervention à cause des sacro-saintes franchises universitaires et qui donnera l’assaut à la première goutte de sang qu’il faudra bien verser libéralement. Par ailleurs, alerter les journaux et avoir la satisfaction de lire le 23 janvier 1960 dans le Monde : « Les partisans de l’Algérie française ne sont plus maîtres de la rue », tandis que Le Canard enchaîné du 9 novembre titrait : « L’intégration ? Messieurs, elle est faite ! » Une image nouvelle se dessinait à Alger, surprenante pour beaucoup, d’une « population algérienne que nous voulions forte, résolue et authentiquement fraternelle. »

Jean Sprecher rêvait et je l’entends dans le silence de sa mort. La leçon de ce non historien, non Algérien, est actuelle aujourd’hui que l’on s’interroge sur les moyens de sauver l’université algérienne, saisie comme un microcosme exemplaire et symbolique d’une société livrée à une maladie endémique. Nul combat possible nulle part. Nulle barricade visible aux portes de l’université d’Alger. Plus sournois et plus efficace, le verrouillage s’est effectué de l’intérieur. Le lobby de l’administration médiocratique et corruptrice est puissant, préservant diplômes mal acquis et privilèges grassement consentis. Les conditions de possibilité de l’ignominie sont en place à Alger de la même manière qu’à l’époque de Jean Sprecher, ou presque. On peut en effet considérer que c’est pire, parce qu’on est entre nous, libres et libérés du fascisme colonial. Quelle date de naissance pour un vrai libéralisme, à quelques encablures de la célébration du centenaire de l’université d’Alger ? Il faut être là, disait Jean Sprecher. C’est tout. C’est bien là le problème.

Aïcha Kassoul, El Watan, le 18 mai 2006

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