Le déracinement, l’exil, leur ont donné une identité unique alors qu’ils représentaient, outre-mer, une société extrêmement hétérogène aussi bien dans les origines que dans la richesse. La difficulté à nommer les différentes composantes des sociétés coloniales montre d’ailleurs à quel point les statuts des uns et des autres n’ont jamais été clairs et le vocabulaire lui même bégaie devant les absurdités de l’histoire. Il semble impossible de donner un nom unique à l’ensemble de cette population. Lors de leur arrivée en France, ce problème de vocabulaire continue à travailler la mémoire de cette société transplantée.
L’Etat les nomme les “ rapatriés ” puisqu’il les fait revenir dans leur patrie, la France. Eux se considèrent plutôt comme “ exilés ”, “ déracinés ” ou encore “ expatriés ”. On les a appelés “ pieds-noirs ”, terme longtemps utilisé pour désigner les Arabes et qui est réapparu dans les dernières années de la guerre. Ce mot longtemps rejeté est désormais réapproprié par les Français d’Algérie puisqu’il unifie sous le même vocable des gens qui ont connu la même histoire, celle de l’Algérie Française et celle du départ de cette terre.
Les pieds-noirs sont donc une spécificité de l’histoire coloniale française puisqu’ils sont les représentants d’une colonisation de peuplement voulue et longtemps revendiquée par la France. A ce titre, ils portent en eux le poids écrasant de la mauvaise conscience de la France face à l’échec de la colonisation. Ils sont les représentants vivants de cette période que l’histoire de la deuxième moitié du 20ème siècle a déclaré erreur historique. Glorifiés dans les années 1930, comme les héros de la Grandeur française (1830, centenaire de l’Algérie, 1931, exposition coloniale), ils sont, 30 ans après, les parias de l’histoire, accusés d’être les responsables de toutes les contradictions du système colonial et d’être les responsables de la “ sale guerre ” que la France a mené en Algérie.
Les pieds-noirs portent en eux le poids de cette responsabilité et ils l’ont ressenti en arrivant en métropole. On leur a fait comprendre que tout ce qui s’était passé était de leur faute, qu’ils avaient été racistes et colonialistes, qu’ils avaient profité de la misère des Arabes pour s’enrichir outrageusement. Les Français, soulagés de voir cette guerre terminée, jetaient l’opprobre sur ceux qui arrivaient, souvent dans le plus grand dénuement, oubliant qu’ils avaient eux-aussi été colonialistes. Les pieds-noirs sont les victimes expiatoires de la colonisation au même titre que les femmes rasées ont été celle de la collaboration à la Libération.
Leur place dans la société française reste encore ambiguë. Si tous les éditoriaux des grands hebdomadaires ont célébré 25 ans après leur retour “ la réussite des pieds-noirs ”, il n’en reste pas moins qu’ils sont encore vus comme une composante folklorique de la nation.
Eux-mêmes sont marqués par leur passé. Leur vie dans un pays d’outre-mer a fait d’eux une société créole avec des traditions et des mémoires différentes. Aujourd’hui, ces racines ont conduit à pouvoir distinguer deux types de comportements parmi cette population : d’une côté une forte attirance vers ce milieu méditerranéen et de l’autre une nostalgie de la période coloniale qui les conduisent à préférer des personnalités qui se revendiquent “ Algérie française ”. A leur retour en France, après une phase de retour sur soi (amicales régionales) puis de revendications (lobbying), les pieds-noirs ont fait leur travail de deuil. Pour cela, des associations culturelles spécifiques telle “ l’Algérianiste ” tentent de réécrire l’histoire de l’Afrique du Nord sous domination française à la lumière de l’expérience de “ ceux qui y étaient ”. L’objectif est de réhabiliter le rôle de la France en Afrique de façon à retrouver leur place dans l’histoire. Cette réécriture, basée sur un gros travail de mémoire mais aussi sur les archives, entre en concurrence avec les autres mémoires de l’Algérie. L’autre objectif plus avoué est de “ rétablir la vérité ” sur l’Algérie française, puisque selon eux l’histoire de cette période a été faite par des anticolonialistes.
Ce travail sur l’histoire coloniale fait par les acteurs eux-mêmes de cette histoire oblige la société française et ses historiens à se pencher sur cette période et à reconnaître que l’histoire de la colonisation est intimement liée à notre histoire de France.
Valérie Esclangon-Morin