Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage,
par Kris Manjapra
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gabriel Boniecki (Autrement, 336 p., 22,90 €).
Présentation de l’éditeur
L’historien Kris Manjapra examine dans un essai important comment les esclaves africains ont été dépossédés par les mouvements mêmes qui étaient censés les libérer. Selon lui, en se préoccupant seulement de la question des abolitions et non de leur mise en œuvre, les historiens ne racontent que la moitié de l’histoire. Grâce à un travail de première main, l’auteur analyse les politiques établies en Europe et aux Amériques, qui dédommagent les planteurs plutôt que les affranchis ou, comme en Haïti, qui imposent le fardeau de la dette pour prix de la liberté. L’historien insiste sur la façon dont les esclaves, loin de rester passifs, ont pris en main leur destinée et travaillé à leur propre libération. La question si sensible des réparations est au cœur de ce livre en quête de justice.
Kris Manjapra travaille à l’intersection de l’histoire transnationale et de l’étude critique de la race et du colonialisme. Il est l’auteur de cinq livres, dont son étude comparative des processus d’émancipation mondiale et des implications pour le mouvement de réparation aujourd’hui : Black Ghost of Empire : The Long Death of Slavery and the Failure of Emancipation. Son livre précédent, Colonialism in Global Perspective contribue au domaine émergent des études sur la race, le colonialisme et la diaspora.
Son travail dépasse les frontières disciplinaires et son activisme universitaire franchit les murs qui séparent l’université de communautés plus vastes et plus diverses. Il a été président du Département d’études sur la race, le colonialisme et la diaspora à l’Université Tufts de 2017 à 2021. Il est le fondateur d’une organisation à but non lucratif basée sur le site, Black History in Action, dédiée à la restauration et à la réactivation d’un centre du patrimoine culturel noir à Cambridge. Il co-organise également un cours de certificat communautaire en ligne gratuit, intitulé Black Futures Matter, au service des assemblées populaires à travers les États-Unis et les Caraïbes.
« Les fantômes noirs de l’esclavage » :
quand la suprématie blanche se perpétue
par Marc-Olivier Bherer, publié par Le Monde le 11 avril 2023.
Source
Dans un court essai d’histoire comparée paru aux éditions Autrement, Kris Manjapra explique que l’ombre de cet héritage continue de planer sur nos sociétés.
L’abolition de l’esclavage au XIXe siècle est souvent racontée comme un moment de grande victoire, qui permet de tourner définitivement la page sur une barbarie. Les captifs noirs auraient profité d’un plein affranchissement, et les sociétés esclavagistes blanches d’une rédemption. L’historien d’origine caribéenne Kris Manjapra souligne, dans un court essai d’histoire comparée (Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage, Autrement, 336 pages, 22,90 euros), les incohérences et les mensonges d’un tel récit.
Professeur d’histoire à l’université Tufts (Massachusetts), il revient sur la façon dont l’émancipation a été mise en place dans différents pays, les compensations que l’on offrit aux planteurs, et le fardeau que la société blanche imposa aux anciens esclaves, afin de briser le mouvement de libération qu’ils avaient construit.
L’analyse proposée par l’historien révèle à quel point l’émancipation n’a pas rompu une fois pour toutes les chaînes retenant les esclaves désormais affranchis. L’oppression s’est plutôt trouvée reconduite sous de nouvelles formes. Kris Manjapra arrive à cette conclusion après l’étude du processus d’émancipation dans plusieurs endroits, notamment les Etats du nord des Etats-Unis (souvent uniquement présentés comme un foyer abolitionniste contre le Sud esclavagiste), Haïti, le Royaume-Uni, les Caraïbes et l’Afrique.
Le contexte haïtien est relativement connu en France, même si la recherche a encore des choses à nous apprendre sur la façon dont Paris et Washington s’entendirent pour « punir » cette nation au point d’« hypothéquer tout avenir hors de l’esclavage », comme l’écrit l’historien. Son rappel des conditions imposées à Port-au-Prince dans les années 1820, pour la réintégration de l’île dans le concert des nations, est néanmoins utile. Les banques françaises obtinrent alors un accès direct au trésor haïtien afin d’y puiser le montant des compensations exigées après la proclamation d’indépendance et de toucher, au passage, de généreuses commissions sur les transactions réalisées. Ainsi, au-delà de l’esclavage, la suprématie blanche s’est trouvée perpétuée, permettant de préserver la domination économique, sociale et politique sur le monde, par de nouvelles institutions.
Oppression
De même, les Etats du nord des Etats-Unis, qui ont tenu tête au Sud pour mettre fin à l’esclavage, ont néanmoins aussi veillé à préserver des normes anti-Noirs tout au long de l’« abolition progressive », qui s’y déroula à partir du XVIIIe siècle.
En Nouvelle-Angleterre, les captifs encore mineurs au moment de l’émancipation durent attendre leur majorité, fixée souvent à 25 ans, pour être libres. Nombre d’enfants furent donc arrachés à leurs parents pour être emmenés dans le Sud, une manœuvre tout à fait légale à l’époque. Plusieurs familles se sont mobilisées pour retrouver leurs enfants. Ce n’est là qu’un des mécanismes grâce auquel l’oppression des personnes noires s’est poursuivie dans le Nord. L’ombre de cet héritage suprémaciste continue de planer sur nos sociétés, et c’est ce rappel que nous adresse Kris Manjapra.