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Édition du 1er au 15 octobre 2024

 64 ans après les massacres de mai 1945 en Algérie, la reconnaissance des crimes coloniaux reste un préalable

La nécessité d'«une véritable reconnaissance des crimes coloniaux» a été à nouveau mise en évidence en mai 2009, à l'occasion de deux colloques consacrés aux massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, qui se sont déroulés à Paris puis à Guelma. «On ne peut pas évoquer les droits de l’Homme au sujet du massacre des Arméniens en Turquie, et en même temps refuser de reconnaître les crimes dont on assume soi-même la responsabilité», a notamment déclaré l'historien Gilles Manceron.

Gilles Manceron : «La décolonisation des esprits préalable à de nouvelles relations algéro-françaises»

El Moudjahid, le 10 mai 2005

Si de «nouvelles relations sont à reconstruire entre l’Algérie et la France, elles nécessitent au préalable de décoloniser les esprits par une véritable reconnaissance des crimes coloniaux», a estimé, hier à Guelma, l’historien français Gilles Manceron.

Au cours d’une conférence intitulée « la reconnaissance des crimes coloniaux, la France à la croisée des chemins », ce spécialiste du colonialisme français, également rédacteur en chef de la revue des droits de l’homme1, en France, a affirmé qu’il « n’y a pas lieu de s’attendre à de grands procès ».

Cette thèse avait été, rappelle-t-on, abondamment étayée par les juristes intervenus samedi, lors de ce colloque organisé par l’université de Guelma sur « les crimes du 8 mai 1945 à la lumière des lois et conventions internationales », notamment par l’avocate française Nicole Dreyfus qui a évoqué les raisons juridiques et politiques qui ont empêché l’aboutissement des procédures de poursuites, tentées pour le génocide du 8 mai 1945 dans les régions de Guelma et de Sétif, ainsi que pour les « ratonnades » opérées à Paris le 17 octobre 1961.

Pour aboutir à cette « décolonisation des esprits », Gilles Manceron souhaite que l’Etat français « laisse travailler les historiens » et aille sans hésiter vers l’initiative « d’actes forts de reconnaissance qui doivent être suivis par des réparations aux victimes, sans toutefois que celles-ci ne soient un prétexte pour oublier les crimes passés ».

Poursuivant dans le même sens, l’auteur de Marianne et les colonies a dénoncé « les contradictions » du discours officiel en France, s’agissant du passé colonial, estimant que « l’on ne peut pas évoquer les droits de l’homme au sujet du massacre des Arméniens en Turquie, et en même temps refuser de reconnaître les crimes dont on assume soi-même la responsabilité ». Cela pose, a-t-il dit, « un problème de crédibilité qui doit trouver une solution ». Gilles Manceron a également souligné que les historiens doivent « accéder librement aux archives et travailler en toute indépendance », et, pour ce faire, il rejette la création par l’Etat d’une Fondation chargée de la mémoire et de l’histoire, tel que prévu par l’article 3 de la loi du 24 février 2005 sur « l’œuvre positive de la colonisation ». Il a aussi rejeté la notion de « repentance » à laquelle il est plus logique, selon lui, de substituer le terme « reconnaissance ». Une reconnaissance dont les prémices sont signalés par « la remise, certes tardive, des plans relatifs aux mines anti-personnel qui jonchent les zones frontalières, ainsi que l’indemnisation des victimes des essais nucléaires à Reggane, dans le Sahara algérien ». Gilles Manceron a appelé, en outre, l’Etat français à « ne pas laisser faire les nostalgiques de la période coloniale, les anciens ultras et les anciens de l’OAS ». « Ils ne doivent pas, selon lui, agir en toute impunité en France, au cours de manifestations glorifiant les crimes commis en Algérie ». Il a rappelé, dans ce contexte, que « durant les évènements du 8 mai 1945 à Guelma, ce sont les milices civiles montées par le sous-préfet Achiary qui avaient joué le rôle le plus important dans les massacres de la population ».

Dans une déclaration à l’APS, en marge de sa conférence, l’historien Gilles Manceron a estimé que « les positions concernant le passé colonial doivent être clarifiées, et en toute transparence ». La « stagnation » observée actuellement dans la poursuite du débat sur les crimes coloniaux sera dépassée si les responsables politiques cessent d’instrumentaliser l’histoire, tantôt en glorifiant le passé colonial pour des raisons électoralistes, tantôt reconnaissant les crimes dans un contexte d’intérêts bilatéraux avec des pays comme l’Algérie, a-t-il opiné .

Alain Brossat : «L’État gouverne à la mémoire collective»

Jamais l’État français ne s’est engagé, concernant les crimes de la colonisation et spécifiquement ceux qui ont été commis en mai 1945 dans la région de Sétif et Guelma, dans une démarche au long cours qui s’apparente à celle qui (a été menée en Allemagne). Des « petites phrases » éparses, comme celle que prononce par exemple Jacques Chirac à Madagascar en juillet 2005 évoquant « le caractère inévitable des répressions engendrées par les dérives du système colonial », (…) illustrent une démarche dont les prémices se dessinent sous l’ère Mitterrand et qui consiste à réévaluer le passé en tant qu’enjeu du gouvernement des vivants, à ressaisir sur de nouveaux frais le motif de la mémoire collective en termes de « gouvernementalité ». On va désormais, et de plus en plus, gouverner à la mémoire collective, comme on gouverne à la veille sanitaire.

Il s’agit d’accorder aux différents milieux de mémoire, qui sont non seulement légion, mais souvent en conflit ouvert les uns avec les autres, leur ration réglementaire de satisfactions mémorielles : harkis, rapatriés d’Afrique du Nord, Arméniens, descendants d’esclaves, victimes des persécutions raciales sous l’Occupation (…), etc. Un saupoudrage dont le propre est de permettre de ne pas aborder de front la question des crimes contre l’humanité subis par des populations coloniales, du fait de l’action d’autorités françaises légitimées (armée, police, gendarmerie, administration préfectorale, etc.).

La déclaration sans lendemain de l’ambassadeur de France en Algérie (le 27 février 2005, Hubert Colin de Verdière a qualifié les massacres du 8 mai 1945 de « tragédie inexcusable » – NDLR2) prend valeur de symptôme. Loin de signaler une rupture dans la politique mémorielle de l’État, comme le faisait le discours prononcé par Jacques Chirac à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du Vel’d’Hiv en 1996, elle constitue une diversion volontaire ou involontaire. L’État français s’allège sur un mode opportuniste du fardeau de la « dette » historique et morale contractée à l’égard du peuple algérien. Il s’épargne l’essentiel de la tâche, non pas tant une gesticulation moralisante du type acte de contrition, déclaration de repentance ou demande de pardon, mais, d’une manière plus distinctement et abruptement politique, reconnaissance de responsabilité par l’État pour une action criminelle antérieurement commise en son nom et sous son autorité.

Alain Brossat, philosophe3

L’opinion publique et le fait colonial, par Alain Ruscio

Puisque c’est d’un crime qu’il est question aujourd’hui, commençons par nous interroger sur les réactions face à la violence coloniale. C’est une chose connue des historiens : cette violence, de la traite négrière à la répression d’octobre 1961 – et, bien sûr, l’un de leurs paroxysmes, celui de mai 1945 –, s’est déroulée dans un silence « global » de l’opinion. Nous insistons (…) sur le « global » car nous n’ignorons ni l’abbé Grégoire, ni Jean-Paul Sartre, ni les militants de l’abolition de l’esclavage sous les Lumières, ni les dockers CGT de La Pallice en lutte contre la guerre d’Indochine, aux deux extrémités de la période. Mais c’était là l’« agissante ». Force est de constater que « la masse » des contemporains – l’opinion « profonde » – a été, au pire, complice, au mieux amorphe, face à ces drames.

Cette constatation fait, sans doute, mal, gêne l’historien, ainsi que l’être humain. Il ne s’agit évidemment pas ici de la commenter « moralement ». Il faut d’abord et surtout se poser cette question : « Pourquoi ? » Quel a été le terreau qui a « permis » que des crimes commis contre des hommes noirs, jaunes ou « basanés » n’aient pas suscité la protestation massive, puis l’action combattante des hommes blancs ?

La tentative de faire accompagner les conquêtes coloniales, puis l’implantation du système, par un accord, voire un enthousiasme de la population métropolitaine, a toujours été une importante stratégie de ce(s) parti(s) « pro-colonialisme ».

Pour la seconde colonisation, celle qui commence en 1830, on constate que l’offensive a
commencé immédiatement. Lisez le discours très « Algérie française » prononcé par Lamartine le 2 mai 1834 à la Chambre, vous y trouverez déjà tous les ingrédients (…) de celui de Jules Ferry, en juillet 1885. Progressivement, de la seconde moitié du XIXe siècle à l’apogée du système, que l’on situe généralement à l’entre-deux-guerres, il y a eu une tentative permanente, structurée, pensée, d’implanter dans la population un certain nombre d’idées, au coeur desquelles figure la notion de hiérarchies des « races » et des civilisations. Qui dit « races supérieures/races inférieures » dit logiquement : « mission » des unes vis-à-vis des autres. D’où la nécessité de faire partager par la population de métropole le « credo de l’homme blanc ».

Alain Ruscio, historien4

Colloque sur les massacres du 8 mai 1945.
Une victoire sur le déni

par Rachid Lourdjane, El Watan, le 10 mai 2009

Le colloque sur les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata des mois de mai, juin, juillet et août 1945 a bien eu lieu à l’Hôtel de Ville de Paris, mercredi, et ce fût un événement marquant.

Initié par la mairie de la capitale française, l’événement est accueilli comme une « nouvelle perspective sur une page douloureuse de l’histoire des deux pays ». Les interventions et les débats ont résumé le sens du nouveau combat sur le champ de la morale politique et le respect de la mémoire des victimes. Il s’agit de qualifier les responsabilités de l’Etat français autrement que par une rhétorique diplomatique. Cette rencontre du 6 mai a eu le mérite de braver un lourd silence entretenu depuis les faits incriminés, il y a 64 ans. L’assistance a déploré cependant l’absence de la presse française, représentée en la circonstance par le seul journal L’Humanité qui a consacré deux pages aux événements de Sétif, Guelma et Kherrata. Cette désinvolture serait « symptomatique d’un état d’esprit en rapport avec ce bon principe de devoir de mémoire à géométrie variable ». On a tenté d’expliquer les origines de cette folie meurtrière de 1945 qui a duré quatre mois. Quatre long mois durant lesquels « la chasse au faciès » a été d’une impitoyable sauvagerie. L’armée, la gendarmerie, la police et des miliciens civils ont agi sous les ordres du « gouvernement le plus à gauche que jamais les Français n’ont eu », selon les mots de Jean-Louis Planche, historien qui a dégagé des archives des pièces à conviction concernant, notamment, l’utilisation de bombes à fragmentations destinées contre l’armée allemande.

Un seul engin pouvait tuer 400 personnes sur un rayon de 200 mètres. Il rappelle aussi qu’au 1er septembre 1945, à Constantine, qui n’a pas été touchée par les massacres, une noria de camions bennes venus par la route de Guelma vidaient leurs cargaisons de cadavres dans des fosses creusées hâtivement à la périphérie de la ville. Une couche de chaux séparait deux piles de cadavres. L’historien fait découvrir à l’assistance médusée un croiseur amarré à 6 km face à la baie d’Alger qui avait reçu l’ordre de se tenir prêt à « ouvrir le feu sur La Casbah ».

Durant cette journée d’étude du 6 mai, des citoyens des deux rives attendaient pour en savoir plus ou « prendre la parole » comme dans un geste de soulagement après de longues décennies d’un silence forcé. Un témoin octogénaire a déclaré : « Je me tais depuis 64 ans, j’étais à Sétif. J’ai vu, j’ai eu peur, j’ai refoulé ma terreur dans le plus profond de mon être sans jamais quitter l’angoisse qui me hante ».

Il s’appelle Ahmed Kellal. Il est retraité de l’éducation nationale. Quand il a pris le micro, la gorge nouée, il a déroulé les secondes, les minutes et les heures de cette matinée du mardi noir du 8 mai 1945, mémorisée dans ses détails. « J’étais collégien avec Kateb Yacine. Je voyais les gens arriver en foule. Les premiers, des scouts. Ils portaient les fanions de leur mouvement. Et puis, subitement, une rafale et des salves de coups de feu sont parties des fenêtres et des balcons. Les manifestants sont tombés dans un traquenard. C’était voulu. J’avais 16 ans et c’était la Saint-Barthélemy. » Trois mois plus tard, j’ai revu Kateb. Il était tourmenté, en proie à une terrible désillusion. Rien ne sera plus jamais comme avant, disait-il. Il m’a raconté que sa maman a été torturée et qu’elle était devenue folle. Elle s’est mutilée par le feu. Ses pieds, sa tête et son dos portaient d’affreuses brûlures. Kateb en était bouleversé. Maître Nicole Dreyfus, avocate de la famille de Maurice Audin, résume cette phase de notre histoire par ces mots : « En Algérie, la victoire sur la barbarie a été l’usage de la barbarie. »

Rachid Lourdjane

  1. Gilles Manceron a été rédacteur en chef de la revue Hommes & Libertés de 1997 à 2006 et est membre de son comité de rédaction [Note de LDH-Toulon].
  2. Voir sur ce site : 530.
  3. Le texte a été publié dans l’Humanité du 9 mai 2009.
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