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Daniel Kupferstein et le massacre du 14 juillet 1953

Derrière les fastueuses célébrations nationales, il y a des événements que l'Histoire a rangés dans des tiroirs. Parmi eux, cette macabre tuerie de militants algériens, le massacre du 14 juillet 1953. Dans un livre paru aux éditions La Découverte, Daniel Kupferstein s'attelle à réparer une mémoire quelque peu défaillante.

Le 14 juillet 1953, la gauche communiste et syndicale célèbre la fête nationale, comme c’est la tradition, par une manifestation à Paris. Y participent, à la fin du cortège, plusieurs milliers de militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), le parti nationaliste algérien. Quand ils arrivent place de la Nation, des heurts se produisent et les policiers tirent froidement sur les manifestants algériens. Six d’entre eux sont tués, ainsi qu’un militant de la CGT. Et on compte des dizaines de blessés par balles.

Pendant un demi-siècle, ce drame va être effacé des mémoires et des représentations, en France comme en Algérie. Pour comprendre les raisons de cette amnésie et faire connaître les circonstances de l’événement, Daniel Kupferstein a conduit une longue enquête, pendant quatre ans. Elle lui a permis de réaliser en 2014 un film, que ce livre prolonge et complète. On y découvrira les témoignages inédits de nombre d’acteurs de l’époque, ainsi que les ressorts de l’incroyable mensonge d’État qui a permis l’occultation de ce massacre. Et on comprendra le rôle essentiel de « déclic » joué par ce dernier dans le déclenchement par le FLN de la « guerre de libération » en novembre 1954.

« L’originalité de l’approche de Daniel Kupferstein réside dans sa méthode de cinéaste documentariste. Si ce livre s’appuie sur la consultation d’archives inédites, sur une lecture attentive de la presse de l’époque et des moindres évocations du 14 juillet 1953 au cours des années qui suivent la tragédie, sur une fréquentation des études consacrées à la guerre d’Algérie, une part essentielle est constituée par la recherche des témoignages. Ce qui en fait la richesse, c’est bien la rencontre avec les acteurs de cet épisode sanglant, avec leurs proches, aussi bien du côté des victimes que des forces de répression, et avec tous ceux dont la vie, aujourd’hui encore, est entravée par les non-dits, les mal-dits de l’Histoire. »
Didier Daeninckx

un entretien avec Daniel Kupferstein publié le sur le site

  • Pouvez-vous revenir sur cette fameuse manifestation du 14 juillet 1953 ?

C’était une manifestation traditionnelle de la gauche syndicale et politique française, avant que des algériens y prennent part. Cela a commencé en juillet 1935, après la tentative de coup d’état de l’extrême-droite française en février 1934 et du développement des ligues fascistes, la gauche française a décidé d’organiser des défilés populaires tous les 14 juillet pour défendre la République.

Les nationalistes algériens ont commencé à se joindre à la manifestation, en 1950. A cette époque, la France avait besoin de main-d’œuvre pour la reconstruction du pays après les ravages de la Seconde Guerre mondiale et les Algériens étaient très nombreux. Les nationalistes algériens ont donc pris part aux côtés des manifestants français mais ils défilaient sur leurs propres revendications. En 1953, le cortège nationaliste algérien était énorme, il représentait au moins un tiers de l’ensemble des manifestants. Il était très bien organisé, structuré, pour montrer qu’ils étaient prêt à l’indépendance.

  • Cette manifestation a priori pacifique s’est peu à peu envenimée, jusqu’à se transformer en « massacre ». Comment les choses se sont déroulées ?

Au départ du défilé, place de la Bastille, il y a eu une provocation de la part de quelques parachutistes (une unité de l’armée de terre française, ndlr). Ils s’en prennent aux manifestants pour leurs arracher des drapeaux mais ils se font rapidement taper dessus par le service d’ordre. La police intervient rapidement pour les protéger, en les exfiltrant à l’hôpital ou en les ramenant dans leurs casernes. Ce qui est assez cocasse, c’est que j’ai retrouvé dans mes archives des preuves qu’un des parachutistes était un jeune collaborateur sous l’occupation nazie. Il était aussi un des fondateurs de Jeune Nation, un des premiers mouvements de l’extrême-droite française. Mais en dehors de cette petite provocation, le défilé reprend et tout se passe bien jusqu’à la place de la Nation.

Ensuite, tout va très vite. Au moment de la dispersion, la police se précipite sur les porteurs de banderoles et de drapeaux du cortège algérien, pour tout arracher, violemment mais les Algériens ne se laissent pas faire. A ce moment-là, je pense que dans la tête de certains policiers, le fait qu’un colonisé ose tenir tête à un membre des forces de l’ordre était impensable, et devait être durement réprimé. Alors, dans ce premier affrontement, les agents dégainent et tirent faisant déjà deux morts.

Malgré cette violence, les Algériens vont continuer d’avancer en chargeant les forces de l’ordre, allant même jusqu’à incendier deux cars. Ensuite, la police se regroupe et riposte. Et là, c’est le véritable carnage… En tout, j’ai relevé 50 blessés par balles, les 7 morts (6 Algériens et un Français) et les nombreux autres manifestants blessés. Tout ça, en 20 minutes.

  • Qu’est-ce qui peut expliquer un tel excès de violence de la part des policiers ?

Dans mon livre, j’ai repris des extraits de certains documents trouvés dans les archives de la police sur la « psychologie des nord-africains », Il s’agit d’attribuer certains « traits de caractères » à cette population. Pour moi, il s’agit d’une vision de l’ordre du racisme biologique. Ce qui m’a franchement étonné, c’est que ces analyses sont faites en 1952-1953 soit 7 ou 8 ans seulement après la Seconde Guerre mondiale avec les ravages que le nazisme a répandus. C’est proprement affligeant. Les médecins nazis disaient quasiment les mêmes choses sur les juifs et les tziganes. Alors, cela peut contribuer à expliquer cette violence. Et puis, comme le dit l’historien Emmanuel Blanchard, en juillet 1953, la police parisienne s’est conduite comme celles des pays « coloniaux » qui n’hésitaient pas à tirer dans le tas quand il y avait contestation.

  • Vous dites aussi que le gouvernement algérien a fait en sorte de passer à la trappe ce massacre. Quel en était l’intérêt ?

C’est plus compliqué que cela. Le gouvernement issu de l’indépendance algérienne a mis l’Histoire officielle à sa sauce. Et il ne reconnait comme martyrs de cette guerre, que ceux qui sont morts à partir du 1er novembre 1954 (lorsque le FLN (Front de Libération Nationale) décide du lancement de la lutte armée. Les six Algériens qui ont été tués ce fameux 14 juillet 1953 sont finalement morts « trop tôt pour être reconnus ». Même la reconnaissance du massacre de Sétif, Guelma et Kherrata (sanglantes répressions de nationalistes algériens organisées en mai 1945, ndlr), est générale et non individuelle. Parmi les six morts algériens, il y en a quatre qui ne sont pas du tout reconnus. Deux sont dans des cimetières des martyrs mais ils n’ont pas la reconnaissance officielle.

  • L’Etat français a protégé la police à l’époque, organisant, je vous cite, un « mensonge d’Etat ». Ne trouvez-vous pas que les choses se répètent avec le temps ?

Un peu, oui. Mais elles ont tout de même un peu changé. Je vois mal comment aujourd’hui on pourrait ouvrir le feu sur des manifestants comme ça s’est fait en 1953. Cela créerait un tel émoi qu’il y aurait des condamnations. Cela dit, force est de constater qu’il y a eu des « bavures » pour ne pas dire des meurtres, où les réactions de la police puis de la justice ont des attitudes comparables. Notamment dans la manière de refuser la reconnaissance des faits, dans la volonté de dire que c’était de la « légitime défense ». Je pense notamment de Rémi Fraisse (militant écologiste tué par une grenade offensive lancée par un gendarme lors de manifestations contre le barrage de Sivens, ndlr) ou à Ali Ziri à Argenteuil. Il faut faire attention au réflexe réactionnaire venant de la droite extrême, en voulant créer une « présomption de légitime défense ». Comme le dit, très justement un policier (60 ans après les faits), la légitime défense, ce n’est pas une balle dans le dos.

  • Ce massacre, et plus globalement la Guerre d’Algérie, sera-t-il à jamais une épine dans le pied de la France ?

Tant qu’il y aura des zones d’ombres, des non-dits, des silences et que l’on ne cherchera pas à comprendre ce qui s’est passé réellement, à nier des évidences ou à faire des lois pour dire le « rôle positif de la colonisation », on ne pourra pas vivre d’une manière apaisée. Les relations entre la France et l’Algérie, mais aussi avec les Français issus de l’immigration algérienne pèsent dans le débat public. La France doit reconnaître, ce qu’elle a fait de condamnable. C’est le premier pas pour pouvoir éclaircir les choses et aller de l’avant… ensemble.

« On ne grandit pas sans reconnaître ses erreurs ! »

Daniel Kupferstein, « Les balles du 14 juillet 1953 », éditions La Découverte

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