Le film Algérie du possible de Viviane Candas
(Les films de l’Atalante, 2016), 1h 22 :
Sur le projet de web-documentaire de Viviane Candas, « Notre histoire – Histoire de l’Algérie postcoloniale », voir cette page.
Algérie du possible, par Hassina Mechaï
Dans Point Afrique, le 7 décembre 2016. Source
Algérie du possible : la mémoire côté intime
Que s’est-il passé sur cette petite route du Constantinois ce 16 mai 1966 ? Pourquoi ce lourd camion militaire algérien a-t-il dévié, emboutissant sous le choc frontal la petite voiture où se trouvaient l’avocat Yves Mathieu et un ami ? Au travers de la figure de ce père, de la lutte antifasciste puis anticolonialiste qu’il a menée, la réalisatrice Viviane Candas interroge ces années mal connues de l’Algérie, ces années ignorées ou volontairement mises sous le boisseau de l’histoire officielle. À travers des témoignages rares et passionnants (Ben Bella, Vergès, d’anciens combattants de la Résistance et de Moudjahidines), Algérie du possible navigue avec justesse et intelligence entre l’histoire d’un homme et l’histoire d’un peuple, entre la quête filiale et la mémoire. Avec une retenue et une distance qui n’empêchent pas l’émotion, Viviane Candas dessine en creux une Algérie post-indépendance où tout semblait décidément possible.
Yves Mathieu : un parcours militant
Algérie du possible est d’abord une (en)quête filiale, celle d’une fille qui part sur la trace des engagements humanistes de son père, qu’elle appelle tout le long du film « Yves Mathieu ». Qui était cet homme, né à Annaba, l’ancienne Bône coloniale ?
D’abord un militant résolument antifasciste, qui fera la guerre aux côtés des Brigades internationales. C’est là qu’il forgera, entre autres, sa conscience politique communiste. Puis un militant anticolonialiste qui s’insurgera d’abord en Côte d’Ivoire devant l’arbitraire de l’impôt ; il sera d’ailleurs arrêté en 1950 pour avoir incité les villageois de Grand Bassam à ne pas payer les sommes demandées par l’administration coloniale. Libéré au bout de 10 mois de prison, il devient avocat et dira : « Après 3 ans à combattre le fascisme allemand, je veux maintenant combattre ce fascisme français qu’est le colonialisme. »
Après des études de droit, militant communiste, il devient avocat. Contrairement à la ligne du Parti communiste, il soutient la lutte armée du Front de libération nationale (FLN), dont il deviendra membre. Il sera ainsi l’un des avocats du procès de Mourepiane. En août 1958, le dépôt de pétrole y est incendié et explose. 16 combattants algériens sont inculpés, défendus par autant d’avocats qui pour beaucoup sont d’anciens combattants de la France libre. Parmi eux, Jacques Vergès.
Ce procès sera un tournant dans la bataille juridique que constitua aussi la guerre d’Algérie. La « défense de rupture » fut utilisée par les avocats de la défense qui tentèrent d’amener les débats sur le terrain politique en réclamant que les accusés soient jugés comme « officiers de l’armée nationale algérienne » : « La guerre d’Algérie a été aussi une guerre internationale. La stratégie du FLN a été brillante sur ce point, il fallait l’internationaliser, il fallait la médiatiser », note Viviane Candas pour le Point Afrique.
… qui s’est prolongé après l’indépendance de l’Algérie
Après l’indépendance, Yves Mathieu continue son combat et aide à la construction du pays. C’est lui qui fut chargé par le président Ahmed Ben Bella de donner un cadre juridique à la parenthèse de l’autogestion, cette organisation collective du travail, tentée dans les domaines agricoles. Il rédigera aussi, avec Maurice Courrégé et Mohamed Bedjaoui, les décrets de mars 1963, réglementant la question dite des « biens vacants » ou biens dont les propriétaires, souvent pieds-noirs, avaient fui le pays.
Le 16 mai 1966, Yves Mathieu meurt dans un accident de voiture, percuté par un camion de l’Armée nationale populaire. Or, un an auparavant, le 19 juin 1965, Houari Boumediene avait pris le pouvoir à l’occasion d’un coup d’État perpétré contre Ahmed Ben Bella. Yves Mathieu était notoirement proche du président déchu. Il apparaît alors comme un opposant farouche au nouveau régime. Ce 16 mai 1966, un banal accident de voiture, ou un assassinat déguisé, tue l’avocat. C’est la phrase ambiguë d’un ami d’Yves Mathieu, Chérif Belkacem, dit « Si Djamel », qui fera peser sur la vie de la famille Mathieu et sur celle, particulièrement, de Viviane Candas ce doute lancinant et plombant aussi : « Ce doute a écrasé ma vie : a-t-il été assassiné ? Je ne le saurai pas », explique la réalisatrice au Point Afrique.
Ce film, une plongée dans l’Algérie révolutionnaire
Algérie du possible est aussi un film sur la parenthèse optimiste de l’expérience de l’autogestion tentée après la guerre. L’Algérie est sortie exsangue de sa lutte opiniâtre contre la France, alors quatrième armée du monde. Tout est à faire dans le pays en cet été 62, notamment nourrir une population alors que la plupart des terres agricoles, appartenant aux Français, sont abandonnées.
Ben Bella témoigne dans le film, en point d’appui éclairant sur cette époque : « Je voulais les terres mais pas pour les colons algériens. Français ou Algériens, c’était la même chose. » Il souhaite le retour de ces terres fertiles aux paysans, fellahs qui les cultivent. Yves Mathieu rédige alors ces fameux décrets qui deviennent comme le symbole de la révolution algérienne : les terres vacantes sont nationalisées et la gestion en est confiée à ceux qui les travaillent. Le cadre juridique de l’autogestion est alors construit. Superbe utopie à laquelle le coup d’État de 1965 viendra mettre un terme. Houari Boumediene décide alors de passer de cette autogestion à un socialisme d’État de facture soviétique, avec la planification en panacée du développement. L’industrie lourde, la pétrochimie sont alors placées au centre du développement au détriment de l’agriculture. Ces choix ont pesé et pèsent encore dans l’économie et le destin d’une Algérie devenue droguée et dépendante aux hydrocarbures.
Un constat : le déni de mémoire
Mais Algérie du possible retrace aussi avec superbe ce pays devenu, après l’indépendance arrachée au forceps, le phare de la révolution. Lumumba, Fidel Castro et Che Guevara s’y succèdent. Alger y gagnera même le surnom de « la Mecque des révolutionnaires ». C’est d’ailleurs là que Che Guevara y prononcera le célèbre discours de dénonciation du « grand frère soviétique » et de son peu d’ardeur à défendre et aider les luttes anticoloniales. Les images et témoignages d’archives scandent le film de façon vivace.
Enfin le film de Viviane Candas rappelle une mémoire de la guerre d’Algérie dont les plaies, mal cicatrisées, volontairement non suturées, n’en finissent pas de suppurer des deux côtés de la Méditerranée. C’est tout l’impensé d’une violence coloniale que ce film met aussi en lumière, de façon indirecte. Cette violence qui plonge ses racines dans la conquête coloniale de 1830 : « Ce n’est pas la guerre d’Algérie qui pose problème, mais aussi la guerre de colonisation qui n’est pas assez étudiée », note Viviane Candas. Cette violence traverse la guerre d’indépendance et court jusqu’à la répression des soulèvements de 1988 qui déboucheront sur la décennie noire des années 90. Un continuum sanglant et sidérant.
Le silence sur une réalité insupportable
Le film montre ainsi comment les méthodes utilisées par l’armée française furent tues à l’opinion française : le napalm déversé sur les villages, qui brûlaient hommes, bêtes, plantes. Ces déplacements de population aussi dans des camps de regroupements et qui firent 200 000 morts, de choléra surtout. Cette famine organisée en Kabylie et que Camus dénonça. Et toujours ce continuum étonnant. Au début des années « Boum », comme les Algériens se plaisent à appeler le pouvoir du hiératique Boumediene, les mêmes méthodes que celles utilisées par les militaires français seront employées, à la grande indignation d’Yves Mathieu qui estimait qu’« il y avait là de quoi écrire un second tome de La Question », en référence au livre d’Henri Alleg qui créa le scandale en 1958 en dénonçant la torture par les militaires français. L’un des témoins du film raconte comment l’un de ses tortionnaires algériens lui dira : « La Guépéou l’a appris à la Gestapo. La Gestapo l’a appris à la police française. La police française nous l’a appris. »
Un déni de la guerre d’Algérie
Un impensé de la guerre qui n’est pas sans conséquence dans la France actuelle. Verbatim à la réalisatrice, Viviane Candas qui note avec justesse : « Il reste un déni de la guerre d’Algérie. Il semblerait que ce déni soit de l’ordre du refoulement. Cette guerre joue un rôle considérable dans la société française, y compris par exemple dans ce phénomène que sont les djihadistes de la 3e génération. On étouffe cela pour rassurer les rares témoins de cette époque dans un but électoraliste. Mais c’est une attitude dangereuse. Plus on écrasera la mémoire, plus on écrasera le passé, moins on permettra à certains Français de prendre pleinement leur place dans la société. Il faut exhumer cette histoire car la France a besoin de la regarder en face. » Au final, Algérie du possible est aussi une ode à l’ « algérianité », celle que Viviane Candas « revendique » de façon nette. Un hommage à un pays et un peuple capables, selon l’un des protagonistes du film, d’avoir « élargi le champ du possible ».
Hassina Mechai
L’aube de l’Algérie indépendante, par Pierre Daum
Dans son blog du Monde Diplo, le 6 décembre 2016 Source
(…) Le film de Viviane Candas propose une plongée passionnante dans les premières années de l’Algérie algérienne, ces années Ben Bella que l’on connaît si mal. Car après le coup d’Etat du 19 juin 1965, non seulement Ahmed Ben Bella fut enfermé dans une prison secrète pendant quatorze ans, sans aucun contact avec l’extérieur, mais ce pan de l’histoire algérienne a rapidement sombré dans un total oubli. Et bien que le 19 juin 1965 marque le renversement par des militaires d’un président de la République élu démocratiquement, la grande majorité des Algériens associent aux années Ben Bella l’image négative d’un « désordre très dommageable au pays », tandis que les années Boumediene seraient celles de « la fierté », de la « croissance », et du « bon fonctionnement de l’État ». Au-delà de la vie d’Yves Mathieu, toute passionnante soit-elle, Algérie du possible permet d’approcher une des plus belles utopies portées par Ben Bella et ses conseillers : les domaines agricoles autogérés. À l’été 1962, les nouvelles autorités se retrouvent devant un problème aussi immense qu’inédit : sur les 2,7 millions d’hectares de terres agricoles très fertiles appartenant à des Français, la moitié a été abandonnée par leur propriétaire, au moment même où la récolte doit être effectuée. Dans le même temps, des millions de paysans algériens déplacés par la guerre sont menacés de famine.
Par pragmatisme autant que par idéologie (le programme du FLN avait depuis longtemps prévu que « la terre revient à celui qui la travaille »), Ben Bella décide que ces terres abandonnées doivent être mises à la disposition des fellahs (paysans). Non pas en les parcellisant à l’infini et en les distribuant à chaque famille nécessiteuse qui en deviendrait propriétaire, mais en conservant les domaines dans leur taille initiale (120 hectares de moyenne), en transférant leur propriété à l’État, et en inventant une forme inédite d’autogestion. Les domaines autogérés fonctionnent avec une direction bicéphale : d’un côté, un comité de gestion, organe élu par l’ensemble des ouvriers agricoles, et dirigé par un président lui-même élu. De l’autre côté, un technicien, fonctionnaire de l’administration, appelé chargé de gestion, dans un rôle de conseiller des paysans. La mise en place et la supervision du système est confié à une poignée d’hommes, réunis au sein du Bureau national d’animation du secteur socialiste (BNASS), créé en avril 1963 : on y trouve le trotskiste grec Mikhalis Raptis, alias Pablo (1911-1996), avec lequel Ahmed Ben Bella (mort en 2012) gardera des liens intimes tout au long de sa vie, les Algériens Mohamed Harbi et Abdelkader Maâchou, l’Égyptien Lotfallah Souleiman, le Marocain Mohamed Tahiri, et quelques autres, dont Yves Mathieu. Un mélange de révolutionnaires internationaux, la plupart aux affinités trotskistes. Mais pas tous. Yves Mathieu, quoiqu’exclu du PCF en 1958 pour son soutien au FLN, reste communiste. A partir de dizaines et de dizaines d’heures d’entretien avec les principaux acteurs de cette formidable utopie, Viviane Candas réussit un très bel exercice de pédagogie qui permet de faire comprendre au spectateur toute la complexité de la mise en place de ces domaines autogérés, et les problèmes qu’ils ont rencontrés : écoulement de la production, prise du pouvoir par le chargé de gestion, conflits au sommet de l’État, etc. La réussite est aussi cinématographique, puisqu’en construisant son récit autour de l’énigme de la mort de son père, elle crée une tension qui permet au spectateur de conserver son attention en éveil. Il s’agit là d’un premier effort pour aborder ce laboratoire algérien que furent les années Ben Bella.
Pierre Daum
Débat sur l’autogestion en Algérie de 1962 à 1965 avec Mohammed Harbi, Gérard Chaliand et Slimane Benaissa dans le cadre de la sortie du film Algérie du possible de la réalisatrice Viviane Candas. Ce débat a eu lieu le vendredi 9 décembre 2016. Réalisation : Bernard Richard.
L’histoire d’Yves Mathieu est évoquée dans :
• Catherine Simon, Les années pieds-rouges. Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962 – 1969), La Découverte« Cahiers libres », 2009.
• Henri Coupon, Avocat des fellaghas, L’Harmattan, 2001.
• Abderrahmane Meziane Chérif, L’armée des ombres. La Guerre d’Algérie en France, Publisud, 2010.