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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Des votes très inquiétants à l’Assemblée nationale et au Sénat pour l’avenir de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie

Le 18 mars 2024, l’Assemblée nationale a voté le report du renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, décision qui prépare le dégel du corps électoral programmé par les adversaires de la décolonisation du territoire avec le soutien du gouvernement français. Il a été suivi par un vote du Sénat, le 2 avril, allant dans le même sens. Ces deux votes remettent en cause le processus entamé en 1998 par l’Accord de Nouméa qui avait conduit les élus, indépendantistes et « loyalistes », à siéger ensemble dans les assemblées territoriales et à gérer en commun les affaires du territoire. Il rompt ainsi brutalement avec des dizaines d’années d’un processus inauguré par le « contrat social du 8 novembre 1998 ».

Avant ce processus, long et délicat, assis sur le temps long de la discussion propre à la culture kanak, qui reposait sur l’écoute, la prise en compte des points de vue réciproques et la recherche du consensus, le territoire avait été marqué par des périodes de répression féroce motivées par l’utilisation par des hommes politiques français du dossier calédonien à des fins de politique intérieure. Le gouvernement français veut-il le retour à cette période et à ses drames ?

Depuis le refus du report de la date du troisième référendum sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, qui était demandé par les partisans de l’indépendance en raison de la période nécessaire de deuil des morts provoqués par la Covid, et le maintien de celui-ci le 12 décembre 2021, le gouvernement français a continué d’agir par la force et la contrainte.

On assiste en effet depuis trois ans à une politique de « passage en force » de la part du pouvoir français :

  • maintien du troisième référendum sous protection de l’armée en décembre 2021 au mépris de la demande des Kanaks de respecter la période de deuil rendue nécessaire par les morts provoqués par la Covid, puis légitimation de son résultat malgré une participation inférieure à 44%.
  • report en mars-avril 2024 de la date des élections territoriales (prochaines élections des membres du congrès et des assemblées de province), précurseur du dégel du corps électoral.
  • projet de dégel du corps électoral unilatéralement imposé (inscription prévue sur les listes électorales après 10 ans de séjour) cherchant à diluer les Kanaks et la population engagée dans l’avenir de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie parmi des nouveaux arrivés métropolitains attirés par la vie sous les tropiques avec des bonifications de traitements. Le pouvoir reprend ainsi la politique de Pierre Messmer en 1972.

Une partie des anti-indépendantistes est prête à avancer dans la recherche d’un accord de bonne foi afin de prolonger les acquis de l’accord de Nouméa. Mais la fraction la plus radicalisée de la droite calédonienne compte sur la révision du corps électoral pour parvenir à ses fins, et l’État Français, et en particulier de son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, se place ouvertement aux côtés de cette dernière.

L’ONU considère pourtant que, comme les dix-sept « territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes », la Kanaky-Nouvelle-Calédonie reste à décoloniser. C’est cette réalité-là que le lobby colonial du territoire et le gouvernement français cherchent à nier.

Nous reproduisons ci-dessous l’alerte aux parlementaire français lancée en commun par le Collectif Solidarité Kanaky et l’Association information et soutien aux droits du peuple Kanak (AISDPK) le 13 mars 2024, une alerte qui n’a pas été entendue par la majorité des deux assemblées. Suivie de la tribune publiée dans Le Monde par Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour l’outre-mer, le 23 mars 2024, qui met en garde, lui aussi, sur l’irresponsabilité de cette politique et sur la négation du fait colonial qu’elle implique de la part du gouvernement français. Et l’article publié le 2 avril 2024 par Libération avec l’AFP rendant compte du vote intervenu au Sénat, qui confirme l’option catastrophique choisie par le gouvernement français.


Alerte solennelle du Collectif Solidarité Kanaky et de l’AISPDK

Paris, le 13 mars 2024.

Collectif Solidarité Kanaky et AISDPK.

À Mesdames et Messieurs les élu·e·s du Sénat et de l’Assemblée nationale,

OBJET : ALERTE contre les deux projets de loi sur la Nouvelle-Calédonie présentés par le gouvernement :

  • Projet de Loi organique portant sur le report des élections provinciales.
  • Projet de Réforme de la constitution portant sur le dégel du corps électoral.

  Mesdames et Messieurs,

Le Collectif Solidarité Kanaky, créé en 2007 et qui regroupe différentes organisations associatives, syndicales et politiques dans l’objectif d’organiser en France la solidarité avec le peuple Kanak dans sa trajectoire de décolonisation et l’Association Information et Soutien aux Droits du Peuple Kanak (AISDPK) qui existe depuis 1982 pour la défense de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, nous adressons aujourd’hui aux parlementaires de France. Cette solidarité ici en France s’est toujours construite dans une démarche unitaire et aux côtés de tous les courants indépendantistes Kanak dans leur diversité, et, bien sûr, aux côtés du peuple Kanak. Ainsi ils se font le relais ici en France de la voix d’un peuple autochtone colonisé, afin d’exprimer notre solidarité, mais aussi d’avoir une vigilance vis-à-vis du respect des droits du peuple Kanak.

C’est dans ce cadre que nous nous permettons aujourd’hui de vous alerter vivement sur la situation actuelle que créent les deux projets de loi concernant l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, le risque qu’ils comportent pour l’avenir du peuple Kanak, ainsi que le mépris dont ils témoignent pour l’ensemble des courants indépendantistes.

C’est aussi de la stabilité politique de la Nouvelle-Calédonie dont il est question.

En ce début 2024, après 170 ans de colonisation de la terre de Nouvelle-Calédonie, et année anniversaire des 40 ans de création du FLNKS en septembre 1984, le gouvernement français a décidé de présenter unilatéralement deux projets de lois dont l’objectif est de dégeler le corps électoral provincial, un des acquis essentiels de l’Accord de Nouméa, contre l’avis unanime des indépendantistes. Reflet du mépris total de l’État vis-à-vis des voix indépendantistes qui s’opposent unanimement à la sortie de l’Accord de Nouméa et au dégel du corps électoral, ces deux projets de lois menacent les équilibres et la paix instaurés en Nouvelle-Calédonie depuis les accords de Matignon-Oudinot (1988) et de Nouméa (1998).

Après les affrontements violents qui ont marqué les années de 1984 à 1988, ces accords ont permis la reconnaissance du peuple Kanak comme peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie et ont ouvert un processus dit de décolonisation en vue de l’autodétermination du pays.

Par ces accords, l’État français s’engageait à rompre avec la logique de la colonisation de peuplement qui conduisait à la mise en minorité du peuple Kanak (telle que mise en avant encore explicitement dans la lettre de Pierre Messmer, alors premier ministre, le 19 juillet 1972 (cf. annexe). Ce qui a mené au gel du corps électoral suite à l’accord de Nouméa et inscrit dans la constitution (article 77 voté par le Congrès à Versailles[1]). Ce gel se veut en conformité avec les résolutions de l’ONU : « Les puissances administrantes devraient veiller à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne soit pas entravé par des modifications de la composition démographique dues à l’immigration ou au déplacement de populations dans les territoires qu’elles administrent ». Rappelons que la Nouvelle-Calédonie est reconnue par l’ONU depuis 1986 comme territoire non autonome et est inscrite sur la liste des pays à décoloniser.

C’était la condition nécessaire pour rendre possible la recherche d’un consensus sur le devenir du pays : quelle forme de souveraineté ? Quelle relation avec la France ?

Après plus de 30 ans d’Accord de Nouméa, plusieurs points centraux n’ont toujours pas abouti (le transfert des compétences régaliennes, le rééquilibrage et la priorité à l’emploi local), les inégalités importantes restent présentes et l’immigration en Nouvelle-Calédonie n’a jamais été aussi soutenue. Les indépendantistes Kanak l’ont déploré à travers un rapport faisant le bilan de l’Accord de Nouméa en 2023.

Concernant les trois consultations d’autodétermination, le deuxième référendum avait montré, en 2020, une poussée des voix indépendantistes : à seulement 9 000 voix près, le « Oui » à la pleine souveraineté de la Nouvelle Calédonie passait.

Les conditions du troisième et dernier référendum fin 2021 sont aujourd’hui toujours remises en question unanimement par l’ensemble des courants indépendantistes qui avaient demandé son report pour respecter la période de deuil kanak en pleine épidémie du Covid (qui a particulièrement affecté les Kanak et les Océaniens) et du fait que le confinement empêchait toute campagne.

Mais, le gouvernement n’a pas ménagé les coups de force :

– Il a imposé la date de la tenue du troisième référendum, bafouant la demande des Kanak, et ce, avec un encadrement très lourd de l’armée sur place.

– Il a prétendu légitime le résultat de cette consultation biaisée : 96,49 % de voix contre la pleine souveraineté, alors que la participation n’a été que de 43,90 % (contre 85,64 % en 2020).

Le peuple Kanak, premier concerné, et les indépendantistes non kanak n’ont pas participé à ce scrutin et ne se sont donc pas exprimés. L’ensemble des indépendantistes, dont le FLNKS, ne reconnait donc pas ce troisième référendum.

Mais l’État français a considéré le processus de l’accord de Nouméa achevé et qu’il faudrait désormais un autre accord dans la France.

Une plainte en vue de faire reconnaître les conditions inacceptables du troisième référendum a été préparée par le FLNKS. Celui-ci souhaite la porter à l’Assemblée générale des Nations Unies et qu’un vote permette son envoi à la Cour Internationale de Justice. Le processus est long. Le FLNKS ne peut lui-même la porter à l’assemblée des Nations Unies et a besoin d’un État partenaire. Il avait prévu de le faire avec l’appui d’un des États du Groupe Fer de lance mélanésien[2]. Mais, sous pression de l’État français, suite à la dernière visite du président Macron dans le Pacifique Sud, aucun n’a, à ce jour, présenté le document. La France a toujours considéré la Nouvelle Calédonie comme sa base stratégique dans le Pacifique, et aujourd’hui, plus que jamais, dans le cadre de la stratégie Indo-Pacifique qui nécessiterait « une Nouvelle Calédonie dans la République française » et qui explique les pressions sur les petits pays indépendants du Pacifique.

Le FLNKS représentant du peuple colonisé de Nouvelle Calédonie, est contraint de trouver un autre État partenaire pour porter sa plainte.

Le droit du peuple Kanak à son autodétermination doit être respecté, la dernière consultation est politiquement illégitime.

Aujourd’hui, sous couvert de « démocratie », le gouvernement français veut donc reporter les élections provinciales pour avoir le temps de modifier le corps électoral, balayant 30 ans d’Accord de Nouméa, avec ces deux projets de lois :

Un report des élections provinciales ?

– Le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu, justifiait le refus du report de la date du référendum en affirmant qu’en démocratie « on tient ces élections à l’heure ». Aujourd’hui, le gouvernement décide, pour les élections provinciales, un report « exceptionnel et transitoire ». Demandé en 2021 par les Kanak, le report était alors impossible. Aujourd’hui, voulu par l’État, il est indispensable ! 

L’objectif de cette loi est précisé dans l’argumentaire associé : le dégel du corps électoral en Nouvelle Calédonie, point central de l’Accord de Nouméa (et inscrit dans la Constitution). Y toucher suppose une modification de celle-ci. Le report des élections ne peut être détaché de son objectif au vu de l’enjeu et de ses conséquences.

– Reporter une date d’élections pour ajouter des électeurs (et tenter de reprendre la tête du gouvernement local qui est, aujourd’hui, indépendantiste), c’est déjà une manœuvre antidémocratique.

Et c’est bien plus dangereux car l’objectif est de parvenir à une réforme constitutionnelle visant à abolir le gel du corps électoral déjà constitutionnalisé en 2007 sous la présidence de Jacques Chirac.

Cette modification vise à rétablir un corps électoral glissant avec une durée de résidence sur le territoire de 10 ans. Tout Français installé depuis 10 ans en Nouvelle Calédonie, soit depuis 2014, deviendra électeur aux élections provinciales, éligible au Congrès et, de facto, citoyen calédonien. Cela provoque, dans un premier temps, l’augmentation brutale de 15 % du corps électoral provincial en conduisant à une ouverture automatique aux métropolitain·es arrivé·es après l’accord de Nouméa, afin de modifier profondément à moyen terme les forces politiques en présence.

Si les indépendantistes sont tous d’accord pour reconnaître un « droit du sol » aux enfants nés en Nouvelle Calédonie, ils s’opposent unanimement à l’instauration d’un corps électoral glissant annuellement pour désigner leurs représentants aux assemblées de province qui déterminent les orientations politiques locales.

Le but de ces projets de loi est donc de mettre un terme au processus de décolonisation amorcé il y a plus de trente ans et de renouer avec les pratiques éprouvées de mise en minorité du peuple Kanak dans son propre pays.

Ce n’est ni plus ni moins une façon de favoriser la recolonisation du territoire et l’invisibilisation du peuple Kanak !

Une manœuvre politique qui nie les voix indépendantistes :

Considérant que le peuple Kanak ne s’est pas exprimé lors de la dernière consultation pour son autodétermination, l’Accord de Nouméa est pour les indépendantistes toujours en cours. L’accord de Nouméa représente un plancher au-dessous duquel ils ne peuvent accepter de reculer après des décennies de négociations. Or aucun accord n’a été trouvé, à ce jour, entre les différentes forces politiques pour envisager la suite, dans l’esprit de l’Accord de Nouméa.

Pour autant, le gouvernement veut aller vite et a présenté unilatéralement son calendrier.

La loi organique, présentée au Sénat le 27 février, a été adoptée en première lecture, reportant les élections provinciales de mai à décembre 2024 et va ensuite passer devant l’Assemblée nationale (18 mars). Dans la foulée, sera examinée, le 26 mars au Sénat et le 13 mai à l’Assemblée nationale, le projet de loi constitutionnelle visant à élargir le corps électoral provincial, avec pour date butoir le 1er juillet 2024.  Si aucun accord local ne se dessine d’ici là, le président de la République convoquera le Congrès à Versailles afin de valider la modification de la constitution.

L’État propose un passage en force. Sans aucun consensus, il s’engage à modifier brutalement toute l’organisation de la vie démocratique de la Nouvelle Calédonie en renouant avec les stratégies déjà éprouvées de mise en minorité des indépendantistes au profit d’une droite locale qui espère reprendre le pouvoir et obtenir une modification des sièges au congrès de Nouvelle Calédonie en sa faveur. 

Et ce en violant le droit international, la Nouvelle-Calédonie reste un territoire non autonome dans la liste de l’ONU des pays à décoloniser : dans ce cadre l’État français ne peut imposer des lois sur ce territoire sans accord du représentant du peuple colonisé.

Ce passage en force rappelle de tristes souvenirs et favorise une dynamique de tensions extrêmement dangereuse.

Mesdames, Messieurs, nous vous demandons de prendre la mesure de ces deux lois que l’on ne peut dissocier, face à l’ampleur des conséquences pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Ces deux lois sont contradictoires avec l’Accord de Nouméa insistant pour une solution négociée et de nature consensuelle.

Nous vous demandons de vous opposer dans ces conditions à ces deux projets de lois.

Le collectif Solidarité Kanaky* et l’AISDPK**
* Mouvement des Jeunes Kanak en France, Union Syndicale des Travailleurs Kanak et des Exploités (en France), Union syndicale Solidaires, Confédération Nationale du Travail, Sindicatu di iTravagliadori Corsi, Ensemble !, Nouveau Parti Anticapitaliste, Parti des Indigènes de la République, Parti Communiste des Ouvriers de France, Pour une Écologie Populaire et Sociale, FASTI-Fédération des Associations de Solidarité avec Tou·te·s les Immigré·es,
** Association Information et Soutien aux Droits du Peuple Kanak,


Tribune mettant en garde contre une éventuelle modification

de la composition du corps électoral

par Jean-François Merle, publiée dans Le Monde le 23 mars 2024.

Source

Jean-François Merle est ancien conseiller de Michel Rocard pour l’outre-mer. Il a été chargé, entre 2014 et 2017, par Manuel Valls, alors premier ministre, de mener avec Alain Christnacht une mission d’écoute et de conseil sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, en vue de la consultation d’autodétermination du territoire.

Une éventuelle modification de la composition du corps électoral pour les élections aux assemblées de province et au Congrès de la Nouvelle-Calédonie ne peut se faire sans un accord substantiel avec toutes les parties concernées, prévient Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour l’outre-mer, dans une tribune au « Monde ».

Le 26 mars, le Sénat doit commencer l’examen d’un projet de loi constitutionnelle dont l’objet est de modifier la composition du corps électoral pour les élections aux assemblées de province et au Congrès de la Nouvelle-Calédonie.

Depuis l’accord de Nouméa de 1998, en effet, seules peuvent voter pour élire ces assemblées locales les personnes (et leurs descendants) qui remplissaient les conditions pour voter au référendum de novembre 1998 approuvant cet accord. Cette restriction, exorbitante du droit commun, prolongeait les accords de Matignon de 1988 et trouvait sa légitimité dans la formation d’une citoyenneté calédonienne, appelée à édifier un destin commun sur le chemin d’une émancipation de la Nouvelle-Calédonie. C’est d’ailleurs en raison de ce processus de décolonisation que cette limitation du droit de suffrage a été validée par toutes les instances internationales.

En février 2007, ce corps électoral restreint avait été gelé – « cristallisé », selon l’expression du rapporteur UMP de l’époque – par une révision constitutionnelle décidée par Jacques Chirac. Pourquoi le président de la République, qui était dans les derniers mois de son second mandat, a-t-il voulu faire adopter ce texte, alors que rien ne l’y contraignait et que ses partisans locaux y étaient opposés ? Pour se faire pardonner Ouvéa [en 1988, alors premier ministre, Jacques Chirac avait ordonné l’assaut contre la grotte d’Ouvéa où des indépendantistes kanaks avaient pris en otage une vingtaine de gendarmes] et achever son quinquennat « du bon côté de l’histoire » ? Ce n’est pas impossible. Pour que la France puisse enfin compter, après tant d’échecs, une décolonisation réussie à son actif ? Cela se peut aussi. Si les motivations profondes de cette décision conservent leur part de mystère, comment ne pas inviter députés et sénateurs à y réfléchir attentivement, au moment où ils vont être invités à modifier cette disposition ?

En février 2007, devant le Congrès, le rapporteur avait expliqué que ce gel du corps électoral procédait du « respect du contrat social du 8 novembre 1998 », c’est-à-dire du vote par lequel les Calédoniens avaient approuvé l’accord de Nouméa. Bien entendu, un contrat peut toujours être modifié. En l’espèce, cela serait justifié, juridiquement et politiquement, car vingt-cinq ans après, les critères d’inscription pour les élections provinciales écartent du suffrage plusieurs milliers de natifs de Nouvelle-Calédonie, y compris des Kanaks, ainsi que des personnes durablement installées. Mais si un contrat peut être modifié par accord de ceux qui l’ont signé, une modification en l’absence d’accord s’appelle une rupture de contrat.

« Victimes de l’histoire »

Or, aujourd’hui, il n’y a pas de perspective d’accord qui porterait sur la seule question du corps électoral pour les élections provinciales. Le Front de libération nationale kanak et socialiste demande aussi que soient traitées les modalités permettant d’organiser un nouveau référendum d’autodétermination ainsi que des avancées en matière d’émancipation de la Nouvelle-Calédonie, par exemple dans l’exercice partagé avec l’Etat des compétences régaliennes.

Une partie des non-indépendantistes est prête à avancer dans la recherche d’un accord de bonne foi, pour prolonger les acquis de l’accord de Nouméa. Mais la fraction la plus radicalisée de la droite calédonienne, même si elle affecte de discuter, n’y est pas du tout disposée et compte profiter du projet de loi constitutionnelle pour empocher la révision du corps électoral provincial sans contrepartie. Pire encore, elle voudrait profiter de ce texte pour modifier la répartition des sièges au Congrès entre les provinces. Elle prétend que cette répartition dénaturerait l’expression du suffrage en assurant une majorité indépendantiste au Congrès alors que les Calédoniens ont rejeté l’indépendance à deux, sinon trois, reprises.

Cet argument ne résiste pas à l’examen : pendant plus de trente ans, cette répartition a produit une majorité non indépendantiste au Congrès, et celle-ci, alors, n’y trouvait rien à redire. Si, aux dernières élections provinciales, une majorité indépendantiste est sortie des urnes, c’est parce que les non-indépendantistes sont allés divisés aux élections, division qui leur a fait perdre des sièges.

Mais le plus grave est que cette répartition, qui remonte aux accords de Matignon, est un des deux piliers du compromis historique qui, en 1988, après Ouvéa, a ramené la paix civile en Nouvelle-Calédonie. Le premier pilier, c’est le fait que les indépendantistes aient accepté que tous les présents sur le territoire en 1988 fassent partie du corps électoral pour le référendum initialement prévu en 1998, donc bien au-delà des seuls Kanaks et des « victimes de l’histoire ». Le second pilier, c’est le moment où les non-indépendantistes ont accepté que la décision politique ne procède plus uniquement de la règle majoritaire, mais que celle-ci soit corrigée par le rééquilibrage dans la représentation des provinces à dominante kanake au Congrès. Remettre en cause ce second pilier, c’est donc remettre en cause l’équilibre même des accords de Matignon.

La spirale de l’échec

Une partie des indépendantistes, entretenue dans l’illusion que le statu quo est possible et lui serait profitable, rejoint la droite radicalisée dans le refus des compromis nécessaires à un accord. Les deux tablent sur le couperet brandi par le gouvernement : soit un accord avant le 1er juillet, soit la rupture unilatérale du contrat de 2007. Jouer sur la contrainte du calendrier est une très mauvaise politique. Le gouvernement n’a-t-il donc rien appris du troisième référendum prévu par l’accord de Nouméa, maintenu contre vents et marées au 12 décembre 2021, boycotté par les Kanaks et qui, de ce fait, n’a rien réglé politiquement ?

S’il devait persister dans une révision constitutionnelle sans un accord substantiel sur la suite de l’accord de Nouméa, cela renforcerait les Kanaks dans la crainte que le gouvernement et les non-indépendantistes veuillent faire « le pays sans nous », selon l’expression popularisée par l’historien calédonien Louis-José Barbançon.

On entrerait alors dans une spirale dangereuse, qui ne peut conduire qu’à l’échec. Depuis 2020, on assiste au détricotage des principes qui, depuis les accords de Matignon et l’accord de Nouméa, avaient assuré la paix civile, le développement et l’émancipation progressive de la Nouvelle-Calédonie : remise en cause de l’impartialité de l’Etat (notamment avec la nomination de Sonia Backès, cheffe de file des non-indépendantistes, au gouvernement en 2022), remise en cause des évolutions décidées par consensus dans le cadre du comité des signataires, et aujourd’hui risque d’une remise en cause de la parole de l’Etat avec la menace d’une rupture unilatérale du contrat de 1998. Il est encore temps d’éviter cette spirale, et de revenir au dialogue dans la recherche d’un accord au service d’une décolonisation réussie.


Nouvelle-Calédonie : le Sénat approuve une révision de la Constitution pour élargir le corps électoral

par Libération et AFP, publié le 2 avril 2024.

Source

La mesure, portée par le gouvernement, exacerbe les tensions entre loyalistes et indépendantistes sur l’archipel. Le Sénat a approuvé ce mardi 2 avril dans l’après-midi une révision constitutionnelle sensible sur l’élargissement du corps électoral du scrutin provincial de Nouvelle-Calédonie.

La chambre haute a adopté ce projet de loi constitutionnelle en première lecture à 233 voix contre 99, malgré l’opposition des trois groupes de gauche. La réforme est désormais transmise à l’Assemblée nationale. La chambre basse devra la voter dans les mêmes termes, sinon le texte connaîtra une nouvelle navette parlementaire.

Assez technique, cette révision constitutionnelle est aussi décisive que contestée. Il s’agit de permettre à tous les natifs de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’aux résidents établis depuis au moins dix ans, de voter aux élections provinciales, essentielles sur l’archipel où les trois provinces détiennent une grande partie des compétences.

Etabli en 1998 par l’accord de Nouméa, le corps électoral de ce scrutin est gelé, ce qui a pour conséquence, 25 ans plus tard, de priver de droit de vote aux provinciales près d’un électeur sur cinq…

Manifestation à Nouméa

Mais ce volet législatif, examiné à 17 000 kilomètres de Nouméa, reste surtout lié à un contexte local très inflammable. L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie reste en effet toujours en suspens : les négociations entre mouvements indépendantistes et non-indépendantistes sont à l’arrêt depuis plusieurs mois, alors que le prochain scrutin provincial est censé se tenir avant le 15 décembre.

La situation économique est tout aussi sensible, avec une filière nickel en grande difficulté et un projet controversé de taxe carburant, finalement retiré à la demande du gouvernement calédonien et de son président indépendantiste Louis Mapou après plusieurs jours de blocage des dépôts de carburant.

Plusieurs milliers de partisans de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie (6 000 selon le Haut-commissariat de la République de l’archipel, 30 000 selon les organisateurs) ont manifesté mardi à Nouméa contre leur « marginalisation », continuant de s’opposer à cette réforme constitutionnelle qui pourrait bouleverser les rapports de force politiques en leur défaveur.


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