Violence et colonisation,
par Claude Liauzu
« Il faut que nous fassions plus peur que les rebelles… Il faut agir sans pitié… Quand il y a de la gangrène, il faut tailler tout de suite dans le vif… Bugeaud, le grand vainqueur de l’Algérie l’a dit avant nous : « le seul moyen pour les faire céder est de s’attaquer à leurs intérêts : leurs femmes au premier plan » ». Les archives sont claires ! Quand Léo Ferré chante dans les temps sont difficiles « j’te branche sur l’EDF », il fait allusion à une pratique utilisée en Indochine avant l’Algérie. Paul Mus, grand spécialiste de la société vietnamienne, tire inutilement un signal d’alarme dans Témoignage Chrétien du 11 novembre 1949 : « Quel cauchemar est-ce donc de voir les nôtres… du côté où l’on pend des femmes nues au plafond pour les travailler ». Entendons les torturer !
La fin de la pièce tient les promesses du début. « J’ai souvent entendu… des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre… On ne détruira la puissance d’Abd el-Kader qu’en rendant la position des tribus qui adhèrent à lui tellement insupportable qu’elles l’abandonnent… Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent… Je crois de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’Abd el-Kader… et de détruire tout ce qui ressemble à une agrégation permanente de population ». Ainsi parlait Tocqueville, grande figure de la pensée libérale.
La colonisation est violence : elle l’est parce qu’elle est conquête, destruction ou soumission d’une autre population. De plus, l’ennemi n’est pas celui que l’on rencontre en Europe. Alors qu’un droit de la guerre cherche à y imposer des règles à la violence, à donner un statut aux personnes, à préserver les populations civiles, ce droit n’est pas un article d’exportation outre-mer.
Dans la « guerre de ravageurs », selon la formule de Bugeaud, le champ de bataille ne se limite pas au contact entre deux armées, il concerne l’ensemble de la société.
François Maspero a mesuré à sa juste valeur « l’honneur de Saint Arnaud », en utilisant les sources françaises. En Kabylie, « environ 18 000 arbres fruitiers avaient été coupés ; les maisons avaient été incendiées ; on avait tué femmes, enfants, vieillards… [les soldats] étaient eux-mêmes honteux de la guerre de Vandales qu’on leur avait fait entreprendre et des atrocités qu’ils avaient commises… ». Dans l’oasis de Zaatcha, « les zouaves, dans l’enivrement de leur victoire, se précipitaient sur les malheureuses victimes qui n’avaient pu fuir. Ici un soldat amputait, en plaisantant, le sein d’une pauvre femmes… ; là, un autre soldat prenait par les jambes un petit enfant et lui brisait la cervelle contre la muraille ».
Emile Zola raconte dans le roman La terre le repos du guerrier, qui suscite l’hilarité des villageois. « Des oreilles de Bédouins coupées et enfilées en chapelets, des Bédouines à la peau frottée d’huile, pincées derrière les haies et tamponnées dans tous les trous. Jésus Christ surtout répétait une histoire qui enflait de rires énormes les ventres des paysans : une grande cavale de femme, jaune comme un citron, qu’on avait fait courir toute nue, avec une pipe dans le derrière ».
Oui, la colonisation est acte de violence
Et cela dès l’origine, de la conquête de l’Amérique pour en rester à l’histoire de l’Europe moderne. Violence de la prise de possession, violence de l’exploitation, violence du maintien de l’ordre aussi. C’est affaire de gros sous. « Les très lourds sacrifices que la France s’est imposés pour établir sa domination à Madagascar doivent porter leurs fruits le plus tôt possible afin de répondre à l’impatience des sociétés ou des particuliers qui ne demandent qu’à apporter le concours de leurs capitaux à l’œuvre de colonisation de l’île », précise le Ministre des colonies en 1898.
En 1954, le quart de la terre algérienne appartient à 2% de colons. La paysannerie est « clochardisée ». En Indochine, la crise de l’économie paysanne est à l’origine de la mobilisation du pays contre la France et de la guerre de libération. Le vieux monde a été détruit, au profit du capitalisme colonial. Les colonies ne coûtent pas cher (7,8% du budget français en 1913) et rapportent gros. 68% de profits pour la compagnie qui exploite les phosphates de Gafsa en Tunisie, 85% pour les charbonnages du Tonkin. Cela n’est possible que par la surexploitation de la main-d’œuvre, que les premières lois sociales ne protègent qu’à partir de 1936. Jouhaux, pour le BIT dénonce : le travail forcé « peut avoir des conséquences pires que l’esclavage, parce que les propriétaires d’esclaves avaient intérêt à conserver leur cheptel humain, alors que les exploitants du travail forcé n’ont cure d’une main-d’œuvre dont ils peuvent combler les vides ». C’est en 1937 que la France ratifie la convention du BIT interdisant cette pratique qui a été utilisée pour le chemin de fer du Congo-océan.
Un représentant du patronat minier, qui complote contre la politique du Front populaire, explique pourquoi la législation du travail française ne peut être appliquée en Tunisie. « …Les délégués ouvriers toujours peu instruits et frustres, ont une mentalité d’enfants. Ils se considèrent comme égaux au Résident Général… interviennent à tort et à travers dans les conflits ». L’Indochine ne sera jamais dotée d’un droit syndical.
Ce tableau effrayant subira des retouches très tardivement et très partiellement. Imposer cet ordre exigeait une main de fer. Alors même que la démocratie s’installe en Europe, que les libertés fondamentales, le droit de vote, l’Etat de droit progressent, ils ne sont pas étendus outre-mer. C’est un statut particulier appelé « statut de l’indigénat » qui règle la vie du colonisé. Rodé en Algérie en 1881, il est étendu aux autres colonies. Celui de la Nouvelle-Calédonie donne la mesure du poids de l’arsenal répressif. Sont considérés comme infraction spéciale :
• « la désobéissance aux ordres
• la présence hors de son arrondissement sans pouvoir justifier d’une autorisation régulière
• le port d’armes canaques dans les localités habitées par les Européens
• la pratique de la sorcellerie, ou accusation de ces mêmes pratiques portées par les indigènes les uns contre les autres
• la présence dans des cabarets ou débits de boisson
• la nudité sur les routes ou dans les centres européens
• la présence chez les Européens sans leur autorisation
• le débroussaillage au moyen du feu
• le trouble de l’ordre ou du travail dans des habitations, ateliers, chantiers, fabriques ou magasins
• la circulation dans les rues de la ville et ses faubourgs après huit heures du soir
• le fait de troubler l’ordre dans les rues de la ville de Nouméa et des centres de l’intérieur. »
Assouplie en 1944, la législation spéciale est rétablie en Algérie avec l’état d’urgence en 1955. Dans l’arsenal répressif, la déportation, les bagnes, tel celui de Poulo Condor en Indochine sont d’usage courant en cas de résistance.
La situation coloniale est fondée sur une hiérarchie des « races », mot clef de la pensée du XIX° siècle dont l’importance a grandi avec la colonisation. « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… Je vous répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures » affirmait Jules Ferry en 1885 à la Chambre. Toute la culture européenne est pénétrée par la colonisation, c’est vrai de la science comme de la littérature de gare, du cinéma, de la BD, de la chanson populaire.
Ainsi donc tout serait simple : la colonisation a été un crime contre l’humanité
La cause est entendue – l’esclavage a été défini comme tel en 2001.
Oui, mais l’historien n’est pas un juge. Sa tâche est d’expliquer, non pas pour justifier mais pour faire comprendre comment ce monde où nous vivons s’est constitué, comment l’histoire a avancé, certes le plus souvent par ses mauvais côtés. Il faut en chercher les logiques et ne pas se contenter de condamnations morales, qui ne prouvent qu’une chose, c’est que nous pensons être meilleurs que nos ancêtres, à peu de frais et de risques…
Il est nécessaire de replacer la colonisation dans une histoire plus globale, celle des sociétés occidentales. Tout ne s’explique pas par les clivages de race, par l’opposition indigène/colon. Cette frontière croise celle des classes sociales. Comme la révolution de juin 1848 où les insurgés étaient appelés « bédouins » ou « barbares » par les bourgeois, la Commune de Paris a été réprimée dans un bain de sang par des chefs et des troupes venus d’Algérie. En Espagne, la guerre civile – où des mercenaires marocains ont servi Franco, le cœur rouge du Christ cousu sur leur burnous – a été une hécatombe. La population civile a été bombardée à Guernica comme dans le Rif en 1925, comme elle le sera à Sétif en 1945. Dans l’Europe du XIX° siècle, les couches inférieures de la société sont perçues en termes de populations inférieures, dangereuses. Quand Villermé fait la première enquête sur les ouvriers français en 1840, on croit lire un ethnographe explorant une terre inconnue et ses sauvages.
C’est à propos des Polonais que Philippe Ariès s’affolait devant « …une véritable invasion, méthodique, où les émigrés arrivaient groupés, avec leurs prêtres, leurs instituteurs, leurs religieuses. Des cités entières leur furent affectées, qui constituent de véritables villages étrangers, où le français n’est pas compris, où les relents de cuisine rappellent les odeurs de l’Europe centrale… cette population est …composée de beaucoup d’étrangers inassimilables, qui vivent en groupes fermés, avec leurs églises, leurs écoles, leurs magasins, leurs jeux, étrangers au reste de la population. ».
Il ne s’agit pas de considérer comme identiques toutes ces réalités mais de montrer que la colonie n’est pas une sorte de planète étrangère, qu’elle fait partie d’un système, du système capitaliste, dont la bourgeoisie est la classe dominante. Encager les « sauvages » et cannibales pour la joie ou l’éducation (!) des Parisiens et Berlinois, exposer la Vénus « hottentote » comme une représentante de l’animalité de l’Africaine fait aussi partie d’un tout, où les « cabinets de curiosités » médicaux montrent des « monstres », siamois et autres bizarreries de couleur blanche.
La population algérienne a diminué du tiers entre 1830 et 1870 sous le poids de la guerre, des spoliations, des famines et épidémies. Et certains ont annoncé, voire souhaité, sa disparition. Elle sera multipliée par quatre dans le siècle qui suit. Contrairement au discours justifiant la colonisation par un droit ou un devoir de civilisation, par « nos » hôpitaux et « nos » médecins, cette augmentation de la population est due à un ensemble de facteurs où la résistance populaire a pris aussi un aspect démographique – ce que les Québécois ont appelé la « revanche des berceaux. ». Il est non moins vrai que les Instituts Pasteur installés en Afrique du Nord, comme en Indochine et en Afrique, ont permis des progrès de la médecine importants. On sait qu’il suffirait aujourd’hui de pas grand-chose pour faire disparaître certaines maladies qui sévissent encore dans le tiers monde : le paludisme, le choléra.
Tout ce qui est exagéré est insignifiant et les abus du discours victimaire sont gros d’effets pervers.
Quand le président algérien, à l’occasion d’un colloque commémorant le massacre de 1945 dans le Constantinois, parle de « la voie de l’extermination et du génocide qui s’est inlassablement répétée » tout au long de la colonisation, c’est une absurdité et un mensonge. La sale guerre d’Algérie n’a pas fait 1,5 million de martyrs, comme l’affirme le discours officiel algérien, elle aurait été la cause de la disparition de 3% de la population, autant que la guerre civile espagnole selon les historiens, ce qui est considérable.
Enfin, comment ne pas ajouter que 20% de ces morts sont dus à l’ALN, que la guerre de libération a été aussi une guerre civile. Elle a été d’abord un affrontement entre communautés, dans lequel les ultras de l’Algérie française inventent le terme de « ratonnade » pour définir le lynchage de musulmans, dans lequel de part et d’autre on pratique les attentats « aveugles », c’est-à-dire frappant les civils.
Le FLN a utilisé les assassinats politiques contre des opposants, contre les communistes, il a pratiqué la torture, la terreur pour s’imposer à la population. Tout cela ne s’explique pas seulement par la nécessité de la guerre. Il faut aussi y voir un moyen pour installer un régime autoritaire, un pouvoir absolu en écrasant ou supprimant ses adversaires et tout concurrent.
Mirabeau disait que la Prusse n’est pas un Etat qui a une armée mais une armée qui a un Etat. Quand les chars font la loi à Alger dans l’été 1962, l’Algérie entre aussi dans cette situation.
Enfin, si la violence a accouché de l’Algérie actuelle, la situation coloniale ne se réduit pas à cette réalité. L’histoire sainte des nationalismes, le mythe héroïque des guerres de libération ont trop souvent et trop longtemps servi de légitimité aux bureaucraties du tiers monde. Cela aussi doit être dit. Contre les ancêtres qui redoublent de férocité, disait Kateb Yacine – le plus grand écrivain des années 1960, qui n’a pu écrire librement ni sous la colonisation, ni dans son pays après l’indépendance -, il est indispensable d’aider les jeunes d’aujourd’hui à se situer dans le monde qui est le leur et qui n’est plus celui de leurs pères. Contre les tentatives d’utilisation instrumentales du passé à des fins très actuelles, les historiens doivent marquer clairement leur refus de la tyrannie des chroniques officielles.
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Bibliographie utilisée :
– Sur la conquête de l’Algérie, les citations sont extraites de :
François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Seuil, 1995
Emile Zola, La terre, Gallimard, « La Pléiade », 1966
– Sur la guerre d’Algérie :
Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), Fayard, 2004.
Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. La fin de l’amnésie (1954-2004), Robert Laffont, 2004.
– Sur la violence du racisme en France :
pour l’immigration polonaise, Philippe Ariès, 1945, Histoire des populations françaises, Seuil, 1971.
de manière plus générale, Claude et Josette Liauzu, Quand on chantait les colonies, Syllepse, 2002.
– Pour une vue d’ensemble :
Claude Liauzu (dir.) Colonisation. Droit d’inventaire, Armand Colin, 2004.