par Pierre Daum, pour histoirecoloniale.net
Notre site a consacré de nombreux articles à la manière dont les autorités françaises ont, à l’époque de la guerre d’Algérie et depuis, abondamment menti aux ruraux algériens que son armée s’est efforcée de recruter pour combattre les indépendantistes en leur faisant causer parfois à ces derniers des pertes importantes et en leur ordonnant de commettre des tortures et des crimes de guerre condamnés par le droit international. Le Blog Histoire coloniale et postcoloniale de Mediapart y a consacré en octobre 2021 deux longs articles co-signés de Gilles Manceron et Alain Ruscio : « Les harkis. Première partie. La responsabilité de Salan, Challe et consorts » et « Les harkis. Deuxième partie. Une affaire purement française ? ».
Notre site a aussi dénoncé comment les familles qui ont été transportées en France à partir de 1962 – dont beaucoup fuyaient des violences – et ont été regroupées dans des camps, ont subi en France la persistance des discriminations coloniales. L’affaire de la découverte du cimetière d’enfants dans le camp de Saint-Maurice-L’Ardoise en est un exemple emblématique.
L’article ci-dessous du journaliste Pierre Daum aborde, lui, indirectement, la question de la qualification des harkis par le pouvoir en Algérie – qui les comparent notamment, de manière inexacte, aux collaborateurs français des nazis pendant l’occupation de la France. Pierre Daum rapproche cette qualification du discours des autorités vietnamiennes vis-à-vis des travailleurs de leur pays qui ont été recrutés par les autorités françaises à la veille de la Seconde guerre mondiale et vis-à-vis des Vietnamiens qui ont fui leur pays pour la France en 1956, après la guerre française d’Indochine et la défaite de Dien Bien Phu, après avoir combattu auparavant du côté des Français. A des époques différentes, ces indochinois ont vécu dans des camps en France, comme plus tard les familles de harkis, mais le discours des deux Etats indépendants à leur égard est différent.
Les autorités algériennes ont tendance à rejeter globalement ces supplétifs et leurs descendants, alors que celles du Vietnam considèrent les personnes en cause ainsi que leurs enfants comme leurs concitoyens, quelles qu’aient pu être leur enrôlement par les colonialistes français et quels qu’aient été les conflits du passé auxquels ils ont pu être mêlés. Sans porter sur eux, comme en Algérie, une qualification infamante qui persiste à travers le temps.
Pierre Daum est reporter pour le mensuel Le Monde diplomatique et auteur de plusieurs enquêtes sur le passé colonial de la France en Indochine et en Algérie. Trois films documentaires ont été tirés de son travail.
Le 14 juin 2000, Abdelaziz Bouteflika effectuait une visite d’État de trois jours en France, où il fut reçu en grande pompe par son homologue Jacques Chirac. Au second soir de sa visite, le président de la République algérienne passait en direct dans le journal télévisé de 20h sur France 2. Lors de cette interview, où il affirma avoir été « bien reçu », et qu’à travers lui, « c’est le peuple algérien qui a été honoré », il évoqua soudain la question des harkis, sans même d’ailleurs que la présentatrice Béatrice Schönberg n’ait abordé le sujet – elle lui avait posé la question de sa position vis-à-vis des Pieds-noirs : « Je crois que les conditions ne sont pas encore venues pour des visites de Harkis en Algérie. Ça, il faut que je le dise. C’est exactement comme si on demandait à un Français de la Résistance de toucher la main à un collabo. C’est très dur. » Il ajouta cependant ne pas être « porté à faire porter la responsabilité des pères par leurs enfants. Mais c’est un problème politique qui est important dans mon pays. […] Pour ce qui me concerne, je comprends très bien que quelqu’un ait pu être dans l’autre camp. Mais il y a le peuple algérien, je dois tenir compte de l’opinion. L’opinion n’est pas mûre pour ce genre d’opération[1]. »
Il parlait là de l’entrée de harkis en Algérie – voire d’enfants de harkis, ce n’est pas clair. Cinq ans plus tard, le rejet très ferme exprimé envers les harkis se retrouvait dans les déclarations d’un de ses proches, le ministre de l’Agriculture Saïd Barkat, lors d’une visite à Oran : « La majorité du peuple algérien est contre la venue des harkis en Algérie car ce sont des traîtres à leur pays et à leur nation ! […] Quant à leurs enfants, ils seront les bienvenus à condition qu’ils reconnaissent de facto les crimes de leurs parents ». Sous les ovations nourries du public, le ministre ajouta qu’à ses yeux, les harkis étaient « des vendus et de vieux gradés de la honte[2] ».
Ces propos datent de presque vingt ans, mais rien n’indique que la position officielle de l’Etat algérien a beaucoup évolué sur le sujet. Cette comparaison entre le recrutement des supplétifs civils algériens par l’armée française dans toute sa politique coloniale et le phénomène de la collaboration de certains groupes français avec les occupants nazis durant la Seconde guerre mondiale ne repose sur aucun fondement sérieux. Comme l’a soutenu l’historien algérien et ancien combattant de l’indépendance, Mohammed Harbi. Elle a servi depuis 1962 en Algérie à légitimer des persécutions, des injustices et des discriminations sociales durables à l’égard de certains Algériens accusés, ou leur famille, d’avoir fait de mauvais choix durant la guerre d’indépendance. Elle semble en tous les cas à mille lieux du discours des autorités vietnamiennes vis-à-vis de groupes dont le sort peut être rapproché de celui des harkis : d’une part, les Travailleurs indochinois de la Seconde guerre mondiale, qui certes n’ont jamais été soldats, mais qui à leur retour au Vietnam à la fin des années 1940 ont été considérés comme ayant travaillé pour l’armée française ; et, d’autre part, les « Rapatriés d’Indochine », dont le père avait pour le coup réellement porté l’uniforme français pendant la Première Guerre patriotique, celle que nous appelons en France la « Guerre d’Indochine ».
L’ambassadeur du Vietnam en France à l’invitation de l’association M.O.I.
Dimanche 20 octobre 2024, l’association pour la Mémoire des ouvriers indochinois (M.O.I.) organisait à Salin de Giraud, en Camargue, une cérémonie en hommage aux 20 000 Vietnamiens requis de force en 1939 pour venir travailler dans les usines d’armement de la métropole – 500 d’entre eux furent ensuite envoyés en Camargue avec mission de relancer la riziculture. Ceux qu’ont appelle donc les Travailleurs indochinois de la Seconde Guerre mondiale[3].
Dinh Toan Thang, ambassadeur du Vietnam en France, avait répondu positivement à l’invitation de l’association M.O.I.. A quelques pas de la très belle stèle érigée il y a dix ans avec l’appui de l’Etat français, le diplomate vietnamien prononça sans note un discours très construit dans lequel il expliqua voir dans l’histoire de ces travailleurs vietnamiens « une liaison importante entre le Vietnam et la France. » Il rappela qu’à l’époque de leur présence en France, « beaucoup de Travailleurs indochinois se sont élevés pour soutenir la cause conduite par Ho Chi Minh dans la lutte pour l’indépendance nationale du Vietnam ». Et « quand Ho Chi Minh est venu ici avec ses disciples [à l’été 1946, dans le cadre de la conférence de Fontainebleau], Ho Chi Minh a reçu un soutien très fort de la plupart des Travailleurs indochinois présents [en France]. »
Sur YouTube : la vidéo de tout le discours de l’ambassadeur
Mais très vite, M. Dinh laissa de côté le passé. « Il faut redire que nous sommes unis non pas seulement par des liaisons dans l’histoire, mais par d’autres histoires très récentes. Nous sommes encore liés aujourd’hui par de multiples coopérations importantes. […] Nous assistons maintenant à de multiples coopérations franco-vietnamiennes dans tous les domaines qui reflètent cette amitié très ancienne et qui reflètent aussi les intérêts que nous partageons pour développer les relations et la coopération franco-vietnamienne. » Et de rappeler la visite très récente, le 7 octobre dernier, de To Lam, secrétaire national du Parti communiste vietnamien et président de la République du Vietnam, qui « marque un tournant très important dans nos relations ».
Quelques questions à l’ambassadeur du Vietnam
A la fin de la cérémonie, l’ambassadeur accepta de répondre à quelques questions de ma part, dont voici la retranscription :
Pendant très longtemps, l’histoire des Travailleurs indochinois n’a pas été connue au Vietnam. Aujourd’hui quelle est la position officielle du gouvernement vietnamien vis-à-vis de ces hommes ?
L’ambassadeur : Il n’y a pas de position officielle sur cette histoire. Mais tout Vietnamien à l’étranger fait partie aussi de notre peuple et de notre nation. Quand les Vietnamiens se sont établis ici à Salin-de-Giraud et dans la région, la plupart d’entre eux se sont levés pour soutenir la lutte pour l’indépendance nationale défendue par Ho Chi Minh. Ils ont participé à des mouvements pour soutenir la lutte du peuple vietnamien. Donc ils font partie de notre peuple.
Quand j’ai découvert cette histoire il y a vingt ans, je suis parti au Vietnam pour retrouver les derniers témoins de cette histoire. Tous m’ont raconté que quand ils sont rentrés au Vietnam en 1948, 1950, la plupart d’entre eux ont été mal vus par leurs compatriotes, qui ont pensé qu’ils avaient été soldat de l’armée française.
Je fais partie de la génération d’après, je ne suis pas au courant de toutes ces informations. Mais bien sûr il y a toujours un travail d’explication à faire de la part des historiens comme vous, et de la part des intéressés. Maintenant je pense qu’avec ce travail on comprend mieux l’histoire de ces hommes.
Est-ce que vous considérez que ces travailleurs indochinois ont été eux aussi victimes de l’oppression coloniale française ?
Bien sûr. Il faut dénoncer l’histoire coloniale, toujours et partout. Déjà à l’époque coloniale au Vietnam, la colonisation était dénoncée de toutes parts. Et je pense que ces Travailleurs vietnamiens qui ont été forcés de venir font partie de l’oppression coloniale. Lorsqu’on on dénonce l’oppression coloniale, on dénonce l’ensemble des mesures prises par les autorités coloniales.
Une dernière question. En France il y a d’autres familles vietnamiennes, celles qu’on appelle les Rapatriés d’Indochine, venues en France après les accords de Genève en 1955. C’est une toute autre histoire qui n’a aucun rapport avec celle des Travailleurs indochinois. Après la victoire de Dien Bien Phu par l’armée vietnamienne, il y avait des Vietnamiens qui, eux, portaient l’uniforme français. Ceux-là ont été transportés en France par l’armée française. Est-ce que vous connaissez cet épisode ? Vous voyez de quoi je parle ?
Oui, je suis au courant à travers les livres et les études menées par les historiens. Mais je n’ai pas de documents officiels là-dessus.
Est-ce que vous avez des contacts avec des associations en France des enfants de ces gens-là ?
Non, je ne suis pas au courant de l’existence de telles associations. Mais tous les Vietnamiens qui sont regroupés dans des associations pour soutenir le Vietnam, la lutte pour l’indépendance ou bien la construction du pays, ou le développement du Vietnam, tous ces gens ont droit à faire l’objet d’un soutien de notre ambassade.
Même si leur père ou leur grand-père s’est battu contre le mouvement de libération du Vietnam ? Dans les rangs de l’armée française ?
On ne fouille pas dans l’histoire comme ça, ce n’est pas notre travail. Et si des personnes se sont opposés à la lutte du peuple vietnamien pour l’indépendance du Vietnam, c’est à elles de prendre conscience de leurs actes.
Mais là je parle d’hommes qui sont morts aujourd’hui (rires de l’ambassadeur). Et en fait il y a aujourd’hui leurs enfants et leurs petits-enfants qui ont des associations en France, et je sais que le travail de leurs associations…
Nous ne sommes pas historiens. Nous ne travaillons pas sur ces détails. Ceux qui viennent pour soutenir le Vietnam aujourd’hui, on les salue.
Pierre Daum
[1] L’intégralité de ce JT est disponible sur https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab00032556/20-heures-le-journal-emission-du-16-juin-2000. Les propos sur les harkis commencent à 12 minutes et 28 secondes.
[2] « Saïd Barkat le démagogue tient des propos déplorables », Le Monde, 17 septembre 2005.
[3] Voir Pierre Daum, Immigrés de force, les Travailleurs indochinois en France 1939-1952, Arles, Actes Sud 2009. Avec une préface de Gilles Manceron.