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« Une vie contre une autre »,
de Sonia Combe

À Buchenwald en 1944, des communistes allemands sauvent un enfant juif âgé de trois ans d’un convoi pour Auschwitz en rayant son nom de la liste. Un autre partira à sa place. Les circonstances de ce sauvetage et la découverte de procès secrets de détenus politiques, kapos de Buchenwald, menés à la fin de la guerre dans la zone d’occupation soviétique et en RDA, ont soulevé un débat en Allemagne de l’après-réunification : victimes du nazisme, les antifascistes auraient-ils été aussi des collaborateurs ? Fondée sur l’écoute de témoignages essentiellement collectés par la Shoah Foundation, croisés avec la littérature mémorielle ainsi qu’avec des archives personnelles de déportés (notamment de David Rousset), l’étude de Sonia Combe montre comment la substitution de déportés a pu être une modalité de survie dans les camps de concentration dont ont bénéficié aussi bien Stéphane Hessel qu’Imre Kertész ou encore Jorge Semprun. Analysant la pratique de l’échange comme une situation à laquelle médecins déportés et prisonniers politiques ont été confrontés au quotidien, elle s’interroge sur les usages de la révision de l’histoire de l’antifascisme dans l’Allemagne actuelle. Loin d’idéaliser la conduite des détenus comme avait pu le faire une certaine vulgate de la résistance antifasciste, il s’agit de voir dans quelle mesure le jugement porté désormais sur eux serait tributaire d’un nouveau climat politique et d’une reconfiguration des mémoires.

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Sonia Combe. Une vie contre une autre. Echange de victime et modalités de survie dans le camp de Buchenwald, janvier 2014, éd. Fayard, 333 pp., 19 €.

Historienne, chercheuse à l’ISP-CNRS (Université de Paris-Ouest) et chercheuse associée au Centre Marc Bloch, à Berlin, où elle a enseigné à l’université Humboldt et à la Freie Universität, Sonia Combe est l’auteure notamment de Archives interdites. L’histoire confisquée (La Découverte, nouvelle édition 2001) et Une société sous surveillance, les intellectuels et la Stasi (Albin Michel, 1999).

Déporté et échangé à Buchenwald

par Marc Semo, Libération, le 22 janvier 2014

La «zone grise» de la résistance antifasciste explorée par Sonia Combe

Il s’appelle Stefan Zweig, un homonyme du célèbre écrivain. Enfant juif polonais, il était à 3 ans et demi le seul gosse déporté à Buchenwald. Il avait été caché d’abord dans un camp de travail en Pologne par son père, qui avait réussi à l’emmener toujours clandestinement dans ce tristement fameux camp de concentration, où il fut pris en charge par la résistance interne, hégémonisée par les communistes allemands.

Après des années, ils avaient réussi à arracher aux droits communs les principaux postes de pouvoir dans l’administration interne, le «revier» (le dispensaire) comme les bureaux décidant des affectations et des convois où se jouaient la vie ou la mort du déporté. « Si j’avais réussi à le protéger jusque-là, c’était un symbole de la résistance contre Hitler et à leurs yeux il méritait d’être sauvé », a expliqué le père, Zacharias Zweig, dans ses mémoires. Désigné pour un convoi à destination d’Auschwitz, le garçon fut, grâce à l’organisation clandestine, remplacé par un autre.

Les perceptions ont changé depuis l’après-guerre. A l’âge des héros a succédé celui des victimes. Ce qui était un acte de résistance antifasciste est aujourd’hui vu en Allemagne comme une infamie, d’autant que celui qui partit pour la mort à la place de Stefan était un Tsigane de 16 ans, Willi Blum. Dans le nouveau mémorial du camp situé près de Weimar et édifié après la chute du Mur, son nom est flanqué du mot « Opfertausch » (« échange de victimes »), comme s’il en portait la responsabilité. Les médias se sont déchaînés. Stefan Zweig lança même un procès en 2012 à Berlin contre le responsable du mémorial pour faire enlever l’épithète infamante accolée à son nom.

Postures. Cette histoire emblématique sert de fil à Sonia Combe pour une étude qui bouleverse nombre d’idées reçues et de postures manichéennes. «Bien que le recours à l’échange ait traversé la littérature mémorielle et que nombre de témoignages y aient fait référence, ce moyen de survie correspond à une impasse de l’historiographie des camps», rappelle l’historienne, auteur notamment d’un livre essentiel sur la Stasi (Une société sous surveillance, Albin Michel, 1999) et plus récemment d’une passionnante étude sur l’utilisation des archives (D’est en ouest, retour à l’archive, Publications de la Sorbonne, 2013). Eugen Kogon dans l’Etat SS, David Rousset dans les Jours de notre mort, le romancier Jorge Semprun dans le Mort qu’il faut, ou Stéphane Hessel dans ses mémoires, tous anciens déportés de Buchenwald, en parlèrent largement.

Mais au fur et à mesure qu’Auschwitz, centre d’extermination où ce type de survie était impossible, remplaça dans l’imaginaire collectif le camp de concentration de Buchenwald comme archétype du camp nazi, cette thématique fut peu à peu oubliée. Et ce d’autant plus facilement qu’elle est profondément dérangeante car elle se focalise sur ce que Primo Levi appelait «la zone grise», celle de l’ambiguïté et du choix pour la survie dans des conditions extrêmes. «Elle brise la vision d’une société concentrationnaire homogène composée de victimes entourées de bourreaux», souligne l’historienne.

L’organisation de résistance clandestine voulait maintenir les positions de pouvoir acquises et chaque groupe national visait à protéger les siens autant que faire se peut. Un choix assumé que défendit par exemple le communiste français Marcel Paul lors d’un procès dans l’immédiat après-guerre où il revendiquait «en patriote» s’être activé pour préserver le maximum de Français, y compris non communistes, dont l’avionneur Marcel Dassault.

«Si nous abandonnions nos positions pour garder les mains propres, nous devenions indirectement les meurtriers de nos camarades», résumait un des cadres de la résistance communiste allemande. En RDA, les anciens des camps étaient considérés avec suspicion par les dirigeants communistes revenus de Moscou. Ce n’est qu’avec la déstalinisation que le discours changea à Berlin. Le symbole en fut le roman, d’abord bloqué, Nu parmi les loups, écrit par un ancien de Buchenwald, Bruno Apitz, qui racontait, en l’enjolivant beaucoup, l’histoire du petit Stefan Zweig que la résistance du camp décidait de sauver au risque de mettre l’organisation en péril. Ce fut un best-seller. Mais l’ouverture des archives après l’effondrement du régime bouleversa à nouveau la donne.

Mythes. «Le secret qui a frappé la zone grise dans l’univers des camps a eu pour effet pervers qu’une fois celle-ci dévoilée, c’est tout le comportement des communistes et des antifascistes qui a été mis en doute et condamné», relève Sonia Combe. De nouveaux travaux dans l’Allemagne de l’après-Mur se focalisent sur les horreurs commises dans les camps par les communistes, dont le plus emblématique fut l’Antifascisme épuré : les kapos rouges à Buchenwald, ouvrage collectif dirigé par Lutz Niethammer. Un roman, Anders, sort sur le drame du petit Zweig, sous la plume de Hans Joachim Schädlich pour dénoncer l’immoralité de son sauvetage avec des phrases du genre : « Les communistes importants dans le camp étaient des Allemands, que signifiait pour eux un Tsigane ? »

Sonia Combe, que l’on ne peut guère soupçonner de la moindre sympathie pour l’ex-RDA, regrette «cette adéquation entre le discours savant et le discours dominant postcommuniste» en Allemagne, soulignant que l’histoire «épurée» est-allemande autour de la résistance à Buchenwald était moins contraire à la vérité historique que les mythes de l’Ouest sur l’armée et la diplomatie étrangères au génocide, qui furent dominants jusqu’aux années 90 pour la Wehrmacht et jusqu’en 2010 pour le ministère des Affaires étrangères.

Marc Semo

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