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Une prise de conscience en Allemagne sur la reconnaissance de son passé colonial

Le passé colonial sanglant de l'Allemagne fut, au début du XXe siècle, une étape importante de la légitimation des futures pratiques génocidaires mises en œuvre ensuite en Europe par le régime nazi. Ce passé colonial fait retour dans le débat politique de ce pays. La chaîne Arte a diffusé le 7 janvier 2020 un excellent film à son sujet (disponible sur arte.tv) que nous rendons accessible ci-dessous. Et nous reproduisons également l'article de Thomas Wieder, correspondant du Monde à Berlin, qui explique que la ville prévoit une série d’expositions et de conférences sur sa mémoire coloniale et postcoloniale. Quitte à affronter la fureur et les déclarations négationnistes de l’extrême droite.



Le passé colonial allemand, un sujet de plus en plus politique

par Thomas Wieder, publié le 12 février 2020 dans Le Monde Source

LETTRE DE BERLIN

Dans son « contrat de coalition » scellé en décembre 2016, la majorité de gauche tout juste élue à la tête du Land de Berlin s’était engagée à en faire un des grands axes de sa politique mémorielle : « regarder en face les crimes coloniaux allemands ainsi que le génocide des Hereros et des Nama », commis entre 1904 et 1908 dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie).

Trois ans plus tard, la promesse a été tenue. Vendredi 31 janvier, le ministre de la culture de Berlin, Klaus Lederer, membre du parti de gauche Die Linke, a dévoilé une ambitieuse feuille de route. Intitulée « Initiative pour une mémoire postcoloniale dans la ville », celle-ci prévoit, d’ici à la fin 2024, une série d’expositions et de conférences dans plusieurs musées de la capitale, et la mise en ligne d’une carte recensant les lieux de l’histoire coloniale dans la ville.

La ville de Berlin est notamment connue pour avoir accueilli la fameuse conférence sur l’Afrique, à l’initiative du chancelier Bismarck et à laquelle participèrent quatorze pays européens, de novembre 1884 à mars 1885.

Rues débaptisées

Doté d’un budget de 3 millions d’euros, le programme présenté par Klaus Lederer est copiloté par plusieurs professeurs d’université (à Berlin, à Dresde, en Namibie et au Cameroun), les archives fédérales de Coblence, l’académie des Beaux-Arts de Vienne, ainsi que par trois associations, dont l’Initiative Schwarze Menschen in Deutschland (« initiative des personnes noires en Allemagne »), créée en 1986 pour lutter contre le racisme et défendre les droits de la communauté noire.

Avant la série d’initiatives présentée le 31 janvier, Berlin s’était déjà confronté à sa mémoire coloniale. D’octobre 2016 à mai 2017, une exposition remarquée sur le « colonialisme allemand » avait été présentée au Deutsches Historisches Museum, sur la célèbre avenue Unter den Linden. En avril 2018, la majorité de gauche de l’arrondissement de Berlin-Mitte avait décidé de débaptiser deux rues et une place de l’arrondissement de Wedding, près de l’aéroport de Tegel, portant les noms d’officiers ayant participé à la conquête de l’Afrique de l’Est à la fin du XIXe siècle.

La Petersallee, nommée en hommage à Carl Peters.
La Petersallee, nommée en hommage à Carl Peters.

La plus célèbre de ces rues est la Petersallee, nommée avant la première guerre mondiale en hommage à Carl Peters, qui fonda l’Afrique allemande de l’Est (l’actuelle Tanzanie), en 1885, avant d’être démis de ses fonctions et rappelé en Allemagne car jugé trop brutal, en 1892. Célébré par le régime hitlérien, il fit l’objet d’un biopic réalisé par un cinéaste membre du parti nazi, Herbert Selpin, en 1941.

En 2018, la mairie de l’arrondissement de Wedding a décidé de rebaptiser une partie de la Petersallee du nom d’Anna Mungunda (1932-1959), une héroïne de l’indépendance de la Namibie, l’autre partie se voyant transformée en Maji-Maji-Allee, nom donné au soulèvement de tribus d’Afrique de l’Est contre les autorités coloniales allemandes de 1905 à 1907.

Propos négationnistes

Cette campagne a toutefois rencontré une vive résistance parmi les habitants du quartier. Plusieurs centaines d’entre eux, craignant que ces dénominations ne compliquent leur vie, ont engagé des procédures pour faire annuler ou au moins retarder la décision prise par la mairie d’arrondissement. Deux ans plus tard, la Petersallee s’appelle toujours ainsi. Idem pour la place Gustav-Nachtigal, l’homme qui avait annexé le Cameroun et le Togo en 1884 ; ainsi que pour la rue Lüderitz, du nom du fondateur de l’Afrique allemande du Sud-Ouest.

Les habitants en colère ont reçu le soutien actif du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). Cela ne doit rien au hasard. En 2017, Björn Höcke, chef de l’AfD en Thuringe et leader de son aile la plus radicale, avait réclamé « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne ». Depuis, les dirigeants de l’AfD se sont surtout fait connaître pour leurs propos révisionnistes sur le IIIe Reich. Comme Alexander Gauland, le président du parti, qui, le 2 juin 2018, affirma qu’« Hitler et les nazis ne sont qu’une fiente d’oiseau à l’échelle de plus de mille ans d’histoire glorieuse ».

Depuis, le parti d’extrême droite s’est aussi intéressé de près à l’histoire coloniale. Le 11 décembre 2019, le groupe AfD du Bundestag a ainsi invité Bruce Gilley, professeur de science politique à l’université de Portland (Etats-Unis). En 2017, celui-ci avait provoqué un tollé avec son article « The Case for Colonialism » (« Plaidoyer en faveur du colonialisme »), publié dans la revue académique Third World Quarterly. Il y affirmait notamment que « l’idée selon laquelle le colonialisme est toujours et partout une mauvaise chose nécessite d’être repensée au regard du grave coût humain d’un siècle de régimes et politiques anticoloniaux ». Devant le scandale provoqué par l’article, dans lequel M. Gilley plaidait aussi pour une reprise de la colonisation dans certaines régions d’Afrique, le directeur de la publication avait décidé de retirer celui-ci de la revue.

« Aspects positifs de la colonisation »

Après cette rencontre, le groupe AfD au Bundestag a publié une résolution dans laquelle on peut notamment lire ceci : « Il est grave que les aspects positifs de la colonisation allemande ne se retrouvent pas dans la politique mémorielle, mais qu’ils soient au contraire délibérément passés sous silence en raison d’une lecture normative du passé inspirée par la culture marxiste. »

Dans ce texte, le groupe AfD demande également au gouvernement fédéral de « renoncer aux restitutions des biens culturels venant du monde colonial », dans la mesure où celles-ci « se fondent sur une catégorisation indifférenciée de l’époque coloniale comme tout entière criminelle ». Depuis quelques années, le gouvernement d’Angela Merkel a procédé à plusieurs restitutions ponctuelles, notamment en rendant à la Namibie, en 2018, une série de restes humains conservés à Berlin depuis plus d’un siècle.

Enfin, la résolution de l’AfD revient sur la guerre menée par les troupes du général Lothar von Trotha contre les Hereros et les Nama de 1904 à 1908. Pour les députés d’extrême droite, celle-ci a donné lieu à « des actes démesurés de violence et de barbarie », mais elle ne peut pour autant être qualifiée de « génocide conduit systématiquement et intentionnellement ».

A quelques mois de l’ouverture à Berlin du Humboldt Forum, un musée des cultures non européennes dont l’élaboration a été jalonnée de débats tumultueux, notamment sur la place des objets venant de l’époque coloniale, il s’agit là d’une prise de position révisionniste dans le plein sens du terme. En juillet 2015, le gouvernement allemand avait en effet décidé de qualifier de « crimes de guerre et de génocide » les massacres commis par son armée dans l’actuelle Namibie, qui ont coûté la vie à 65 000 Hereros et à 10 000 Nama.

Thomas Wieder

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