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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

une oranaise rêve d’une Algérie plurielle

Le témoignage d'une ancienne militante de l'indépendance de l'Algérie, qui regrette, pour l’Algérie comme pour la France, que l’Histoire ne se soit pas déroulée autrement.

Je suis née en mars 1937 à Oran. Je précise le mois car j’ai été conçue dans l’euphorie de la victoire du front populaire!Mes parents étaient très concernés par la vie politique ; Juifs non pratiquants, laïcs et progressistes, ils réagissaient à l’antisémitisme virulent d’Oran du temps de l’ex-Abbé Lambert, ce maire d’Oran qui, « coiffé du casque colonial et ceint de l’écharpe tricolore, prêchait la mobilisation générale contre les juifs et le front populaire1 » Enfant j’étais fière de la façon dont ma mère, couturière à la journée ne laissait pas ses clientes « bien pensantes » dire du mal des ouvriers, des juifs ou des arabes !

Pour moi l’éveil à la conscience identitaire et politique s’est fait très tôt.

Je viens juste d’apprendre à lire, je suis heureuse d’arriver à déchiffrer une inscription sur le mur d’une petite rue très fréquentée, à proximité de la poste centrale d’Oran, je lis « mort aux juifs ». Je demande à ma tante qui sont ces juifs et qu’ont-ils fait pour qu’on veuille leur mort ? Pour toute réponse j’ai eu le rire de ma tante qui, très psychologue, me dit « mais tu en es une, idiote! » J’ai cru à une mauvaise plaisanterie de sa part mais, en même temps, j’ai su qu’elle disait vrai. Heureusement, l’influence de mon père a compensé l’effet déstabilisant de cette découverte de mon identité juive. Ne m’avait-il pas recommandé d’écrire mon nom de famille Bensoussan en un seul mot et non en isolant le Ben comme le voulaient nos ennemis ? Me l’avait-il expliqué dés ce moment là ou l’ai-je appris plus tard –, le gouvernement de Vichy avait enlevé aux juifs la citoyenneté française2 et voulait nous remettre à notre statut d’«indigènes » – ?

Ces années 42, 43 sont pour moi des années confuses,chaotiques : novembre 42, souvenirs du débarquement américain, de l’extrême tension à la maison à l’écoute du poste de radio, j’entendais ma grand mère dire que si les Américains n’étaient pas victorieux, il nous arriverait malheur. J’ai compris qu’elle parlait du port de l’étoile jaune et de déportation possibles. Mon père est à nouveau mobilisé, aux permissions il m’apprend mon alphabet à la maison puisqu’il n’est pas encore question pour nous d’école publique (nous conservions le souvenir de mon cousin de 7 ans plus âgé que moi qui avait été renvoyé du lycée Lamoricière).

L’année 1942, c’est aussi la joie à la maison, des jeunes soldats américains mais aussi anglais sont devenus des amis, de fréquents convives qui apprécient fort la salade algérienne de maman. John, infirmier dans l’armée américaine est mon premier amour, il est là pour l’anniversaire de mes 6 ans, avec son sac de papier kraft, rempli de tout ce qu’il avait pu récupérer dans son hôpital militaire : des brosses à dent, tubes de dentifrice, bandages, savonnettes mais aussi des chewing-gums et du chocolat, des merveilles !

Durant ces deux années, les bouleversements dans ma vie font écho à la grande Histoire. Je suis pendant quelques mois un cours préparatoire dans un cours privé ouvert par le professeur de philosophie André Bénichou3 dont l’épouse était une cliente de ma mère, puis en 1944, c’est l’entrée officielle au cours élémentaire du lycée Stéphane Gsell, à une époque où les classes primaires étaient intégrées au lycée.

Écho lointain des émeutes de Sétif, les propos rapportés par les copines de classe sur les menaces que représentaient les Arabes : il y avait alors une comptine en vogue dans la cour de récréation « fermez les portes et les fenêtres que les Arabes y vont passer à la riscousse, couscous ». Dans cette même cour de lycée, j’ai eu à me défendre contre les insultes racistes telles « sale juive ». J’avais pour championne une jeune amie, parfaite aryenne aux tresses blondes qui allait faire le coup de poing pour me venger pendant que moi je me servais, pour résister, de ma langue, avec des arguments que me fournissait mon père, mais aussi en raison de ma capacité à mettre les rieurs de mon côté. Mon père m’avait convaincue de la bêtise de tout propos raciste !

J’insiste sur cette éducation, parce qu’elle me semble avec le recul éclairer les engagements qui furent les miens ultérieurement pendant la guerre d’Algérie. Ont compté pour moi les discussions à la maison mais aussi les engagements de mes parents : je me souviens d’avoir collé avec eux des affichettes pour le référendum sur la constitution en 46, levé le poing et chanté l’Internationale quand Oran a élu un maire communiste en 45 !

Le 1er novembre 1954,je suis en classe de première, et, comme cela était fréquent, je rentre d’une représentation au théâtre municipal d’Oran, en m’attardant un peu avant de rejoindre mes parents pour un diner chez des amis. Je trouve mon père hors de lui, fou d’inquiétude, il me reproche mon inconscience, alors que des événements graves ont lieu, une insurrection ; je ne me souviens que de la gifle de mon père, chose exceptionnelle car je lui avais répondu avec toute la naïveté de mon âge « de toute façon s’ils [les Arabes] veulent l’indépendance, ils l’auront ».

Durant l’année, j’écoutais beaucoup la radio, il n’y avait pas d’autre média à l’époque en dehors de la presse, L’Écho d’Oran. La vie se déroulait normalement à Oran, je découvrais la philo et je trouvais cela passionnant. « Les événements », comme on disait, étaient loin, on se battait quelque part dans les djebels. Pour moi les choses étaient simples,les insurgés avaient des raisons valables, il fallait faire des réformes : lutter contre les injustices liées à l’ordre colonial, mais cela ne pourrait se faire qu’après un cessez le feu imposé aux terroristes du FLN. C’était la position officielle du gouvernement de Pierre Mendès-France, puis de celui de Guy Mollet quand j’arrivais à Paris pour faire mes études en Histoire et Géographie en septembre 1955.

Quand je rencontre pour la première fois sur le boulevard Saint Michel,une « manif » d’étudiants pour la paix en Algérie, je suis bouleversée : les étudiants ont raison, il faut d’abord que la France négocie avec les rebelles la fin des combats ! Je prends contact avec le Mouvement de la Paix et rencontre des Algériens du FLN Je découvre des jeunes hommes courageux et tout à fait remarquables. Jusqu’alors je n’avais connu aucun Algérien sur un pied d’égalité à Oran, ville essentiellement européenne. Durant toute ma scolarité au lycée je ne me souviens que d’une fille d’origine algérienne, les autres arabes, c’étaient soit les ouvriers de mon père devenu chef d’entreprise4, soit la domestique ou « Fatma » qui vivait à la maison et enfin ceux que l’on croisait dans la rue de façon anonyme. Un fait tout de même m’avait marqué pendant mes années paisibles de lycéenne : pour aller au lycée je passais devant le Palais de Justice, et j’étais mal à l’aise en voyant arriver encadrés par des policiers et menottes au poing des Arabes misérables, très jeunes le plus souvent, à croire que seuls les Arabes étaient des voleurs. Dans les jardins qui se trouvaient devant le Palais de Justice, campaient des familles entières, surtout des femmes, mères ou sœurs des inculpés, avec des couffins à leurs pieds, qui étaient là du matin jusqu’au soir dans un silence et une immobilité qui m’impressionnaient. Je m’étonnais que ceux qui étaient inquiétés étaient des pauvres et que les pauvres soient toujours des Arabes. Quelque chose ne tournait pas rond !

Ces militants ouvriers algériens à Paris m’introduisent dans des réunions de la CGT réservées aux travailleurs algériens, dans celles de l’Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens. J’ai adhéré dans le même temps au cercle des jeunesses communistes, j’avais fait leur connaissance au Mouvement de la Paix. Je reviens pour toutes les vacances à Oran, le fossé se creuse avec mon entourage familial, mon père et ma mère considèrent mes engagements comme une erreur, une faute, voire une trahison ; pour repartir à Paris à la rentrée je dois promettre de renoncer à toute activité politique. Je le fais du bout des lèvres mais pour moi c’est grave : j’ai perdu la confiance totale que j’avais dans le jugement de mon père. Je souffre de ce que je considère comme l’aveuglement coupable des pieds-noirs qui se laissent manipuler par les colons activistes de l’Algérie française. Aussi à mon retour à Paris, je prends contact avec d’autres Européens d’Algérie qui militent pour l’indépendance de l’Algérie, je pense que le combat pour l’indépendance est conforme à toutes les valeurs qui m’ont été enseignées, (celles notamment de la Résistance française), mais aussi que c’est par l’engagement de non-musulmans aux côtés des Arabes que pouvait se construire un avenir pour mes parents dans une Algérie plurielle et démocratique. Les déclarations du congrès de la Soummam ainsi que les discussions avec mes amis algériens (pas tous d’ailleurs) me confortaient dans cette position idéologique.

Certaines de mes actions militantes m’ont laissé des souvenirs particulièrement marquants ; ainsi l’histoire des cartes de Kabylie dérobées à l’Institut de géographie pour être photographiées et communiquées aux combattants de l’ALN, le soutien du moral et l’approvisionnement d’un militant algérien caché dans l’immeuble qui jouxte le commissariat de police derrière le Jardin du Luxembourg, ou encore les remises de colis (dont j’ignorais bien sûr le contenu) à un Algérien dans l’église Saint-Julien-le-Pauvre.

À ces actions pour notre groupe dit d’Européens d’Algérie et du FLN, il fallait ajouter mon militantisme au Parti communiste français qui se résumait à des ventes de l’Huma caviardées sur le boulevard Saint-Michel, des manifs anticolonialistes ou pour la paix en Algérie.

Signe que mes activités avaient été repérées par les Renseignements généraux, lors des grandes vacances, je me suis vue refuser mon visa de retour en Algérie, mon père de son côté a obtenu mon laissez-passer après une enquête et la promesse que je n’aurais aucune activité politique durant mon séjour en Algérie, ce qui était ordinairement le cas.

Dés la rentrée 1961 j’ai quitté Paris pour mon premier poste d’enseignement à Orange, je n’ai plus aucune attache militante, mais à nouveau je suis repérée et menacée. Je pense au « tu le paieras cher » pendant la minute de silence que j’avais fait observer en classe de première, consigne du SNES, en mémoire de l’écrivain Mouloud Feraoun assassiné par l’OAS à Alger. Je me souviens de ne m’être pas alarmée plus que cela même si l’OAS à Orange comme ailleurs en France cette année là, a commis un certains nombre d’attentats, je n’avais il est vrai ni appartement ni voiture, étant logée dans une chambre d’hôtel, l’hôtel des Princes!

Cette même année, mon père a refusé d’être rançonné par l’OAS – il avait reconnu dans ses meneurs les antisémites et vichystes notoires du passé. Menacé, il est venu en France où ma mère l’a rejoint.
Après les accords d’Évian mes parents retournent à Oran, ils ont voulu croire à une possible place pour eux, citoyens français dans une Algérie indépendante. Dans l’année qui a suivi ce retour, mon père est convoqué au commissariat d’Oran (willaya dissidente), un de ses employés lui conseille de ne pas y aller car, si on voyait des Européens entrer dans ce commissariat, on ne voyait aucun en sortir. Mon père a compris : avec sa serviette sous le bras il a pris à l’aéroport de la Sénia, le premier avion pour la France.

Maintenant, je pense que l’Histoire pour l’Algérie comme pour la France aurait pu se dérouler autrement, que bien des gâchis auraient pu être évités. Les fanatiques de l’OAS et leur politique de la terre brûlée, ont permis aux nationalistes arabo-musulmans de torpiller toute idée d’une Algérie laïque et plurielle. J’ai longtemps pensé que tous les responsabilités se trouvaient du côté français puisque c’était elle la puissance coloniale, mais avec le recul, les années noires de l’islamisme, les rencontres et les lectures, je revois mes analyses politiques et je ne mets plus sur le même plan tous les acteurs de l’indépendance algérienne. Je mesure les effets dévastateurs de l’hégémonie du FLN et du parti unique. J’ai également revu les jugements à l’emporte pièce que j’ai pu avoir concernant Albert Camus et sa condamnation du terrorisme comme sa proposition de trêve civile, ainsi que les démarches courageuses de Germaine Tillion pour négocier la fin du terrorisme aveugle à Alger. J’espère que l’Algérie arrivera comme la Tunisie ou l’Égypte à trouver le chemin de la démocratie, elle a besoin pour cela de surmonter bien des peurs et des méfiances, de retrouver l’estime d’elle-même. Le travail sur l’histoire et l’apaisement des mémoires devraient y contribuer. Je ne voudrais pas me lancer dans une analyse historico-politique de ces années qui ont suivi l’indépendance, mais juste témoigner de la place que l’Algérie garde dans ma vie.

J’ai eu l’occasion d’aller à Alger en mai 2005, grâce à Abd el-Kader, invitée en tant que commissaire de l’exposition de la Ligue des droits de l’Homme « Abd el-Kader, héros des deux rives à Toulon ». Au cours de ce séjour, j’ai eu le plaisir d’être reconnue, par un des participants au colloque, comme héritière d’une partie du patrimoine culturel toujours vivant à Oran puisque arrière-petite nièce d’un célèbre maître de chant arabo-andalou5 À mon retour l’air, le ciel, les fruits, rien n’avait plus la même saveur, tout me paraissait gris et froid ici. Une partie de moi-même se trouve bien de l’autre côté de la Méditerranée et, pour moi comme pour bien des « exilés », la meilleure solution personnelle aurait été dans des allers-retours fréquents entre Oran et La Seyne. La possibilité d’avoir un pied ici, l’autre là-bas, c’est bien cela qu’il m’aurait fallu et qui plaide en faveur de la double nationalité.

La Seyne-sur-mer, le 2 mars 2012

Andrée Bensoussan

  1. Mireille Attias. L’histoire des juifs à Oran de l’Antiquité à nos jours, Cercle algérianiste.
  2. Abolition en octobre 1940 du décret Crémieux qui ne sera rétabli qu’en octobre 1943.
  3. Ouvert pour accueillir les enfants exclus de l’enseignement public ; Albert Camus y a donné des cours de français à l’époque où il écrit la Peste.
  4. Au lendemain de la guerre, où il a eu l’opportunité de racheter avec l’aide d’amis plus fortunés l’affaire de son patron pétainiste inquiété en tant que gérant de biens juifs, à la Libération.
  5. J’avais eu connaissance de son existence par le livre de Jean-Jacques Jordi, Espagnols en Oranie, 1830-1914 qui relate l’histoire de ce grand oncle Saul Ben Soussan condamné à mort puis grâcié pour crime passionnel sur une jeune espagnole. Ce fait-divers a été l’occasion d’une crise anti-juive à Oran en 1889. J’ai la cassette audio de sa raseda rapportée d’Oran par un historien algérien, venu en décembre 2005 lors de l’exposition Abd el-Kader à Toulon.
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