Deux jeunes filles portant un foulard sont exclues d’un lycée pour ce seul motif puisqu’elles y suivaient l’ensemble des cours, y compris les cours d’éducation physique (auxquels l’une d’entres elles participait dans la même tenue, l’année précédente, sans que nul n’y trouve à redire). Cette situation n’est pas nouvelle mais entraîne une suite de réactions d’une violence rare. Les anathèmes succèdent aux vérités assénées, les caricatures se substituent à une réflexion plus sereine. Les camps se dessinent, au-delà des clivages habituels, enfermant chacun dans des certitudes définitives, avec interdiction de réfléchir de manière moins tranchée, plus complexe. Si l’on est pour, l’on est ceci, si l’on est contre, l’on est cela. Non ! Ceux qui s’opposent à l’exclusion de ces jeunes filles ne sont pas des suppôts des religions, des complices de la désagrégation de la République ou indifférents aux droits des femmes. Pas plus que ceux qui regardent ces voiles comme dépassant la mesure sont nécessairement racistes, des anti-religieux primaires ou les seuls défenseurs du droit des femmes. Encore ai-je gardé une certaine mesure dans l’expression de ces caricatures réciproques. On a lu et entendu bien pire. La facilité de ce manichéisme permet de faire l’économie de certaines interrogations au bénéfice d’une solution de force.
Peut-on d’abord rappeler que ces débats ne sont pas purement théoriques ? Non seulement, ils portent sur notre manière de concevoir un « vivre ensemble » qui touche à toutes les dimensions de la vie sociale et politique mais, de plus, ils pèsent sur des individus qui ne sont pas des être abstraits mais des êtres de chair et de sang dont le présent et l’avenir dépendent des réponses que nous apportons à ces questions. Peut-on, au moins à ce titre, espérer un peu de retenue ? Se féliciter que des jeunes filles soient interdites d’école, s’en réjouir, a tout de l’exercice d’exorcisme collectif. Gardons raison, ce qui est sanctionné, au travers de ces deux jeunes filles, ce n’est pas un acte de délinquance, mais une expression individuelle de la pensée et, en l’espèce d’une pensée manifestement autonome. Constatons, alors, que l’acte réprimé s’inscrit dans une échelle où, sans rationalité, l’acte de violence entraîne la même sanction, la plus grave.
Il nous rappelle, aussi, que nous sommes dans le domaine de la liberté de conscience. Dans les limites qu’impose le respect de l’Autre (ce qui explique et justifie la loi contre le racisme et la lutte contre toutes les discriminations), nul n’est légitime à régenter les pensées, nul n’est légitime à imposer une vérité, fut-elle séculière. La LDH ne s’est jamais associée à ceux qui prétendent sauver, malgré eux, ceux qui se sont « égarés »‘. Nous savons trop ce que recouvre dans l’histoire cette volonté de définir collectivement quel doit être le bonheur de chacun pour ne pas être plus que réservé lorsque l’on commence à murmurer qu’il faut s’emparer des esprits et des êtres pour leur enseigner « le bon chemin ». Parmi les conséquences désastreuses qu’entraîne cette manière de faire, une d’elles conduit à ignorer les démarches individuelles pour se livrer à une approche collective et globalisante. Ainsi, on s’interdit de regarder la polysémie que recouvre le port du voile : de la soumission la plus achevée à un ordre patriarcal et religieux à la simple habitude culturelle, cette diversité n’appelle pas, à l’évidence, les mêmes questions et les mêmes réponses. Il n’existe pas une seule grille d’analyse pour comprendre ces situations et y réagir.
Renvoyer ces jeunes filles des établissements scolaires au nom de la laïcité, de l’école ou de la société, c’est, d’abord, ignorer que l’avis du Conseil d’État ne fait que réaffirmer la législation applicable et qui est issue directement de la loi de 1905 comme des lois FERRY et GOBELIER sur l’instruction publique. A l’inverse de ce que soutiennent certains, la séparation des cultes et de l’État comme la garantie donnée par la République au « libre exerce des cultes » n’a pas pour effet de cantonner ces derniers dans une sphère privée qui serait définie par les lieux clos des édifices religieux ou des familles. La présence des religions dans la vie sociale n’est pas déniée en même temps que la République leur interdit d’imposer à tous leurs règles particulières. Ceci explique que le Maire de PARIS est parfaitement fondé à sanctionner un membre du service public qui impose à la diversité des usagers sa propre démarche religieuse. Ceci explique aussi que, lorsque tous les enseignements sont suivis, les juridictions administratives sanctionnent toute exclusion fondée uniquement sur le port du voile. Inscrire cette question dans la défense de la laïcité, c’est, en fait, tenter de résoudre les problèmes de l’école au travers de ce qui n’est qu’un symptôme d’un système éducatif qui supporte, de plein fouet, toutes les conséquences des ghettos, de la précarité sociale, des discriminations et de l’exclusion qui frappent des couches entières de population, identifiées par leur origine et non par leur citoyenneté de résidence ou de nationalité.
Que les femmes soient victimes, bien plus que les hommes, de cette situation est une évidence. Notre société a, certes, inscrit dans ses lois l’égalité entre hommes et femmes mais, de l’énoncé légal à la réalité, le fossé reste grand. Toutes les politiques en oeuvre conduisent à une régression de cette égalité. Si un progrès notable a été fait dans la pratique institutionnelle en permettant au législateur d’imposer des mesures favorables à un égal accès aux fonctions politiques, cette avancée est démentie chaque jour par des mesures sociales qui tendent à renvoyer les femmes à domicile. Et ce qui est vrai de manière générale prend un tout autre relief lorsque ce sont des femmes vivant déjà dans la précarité qui son atteintes. Mais est-ce en les excluant que l’on fera régresser cette « triple peine » dont les femmes seront ainsi victimes ? Est-ce en créant une sorte de concurrence entre ceux et celles qui sont enfermés dans l’absence d’avenir qu’on leurs restituera leurs droits à tous ?
L’école, le droit des femmes, voici des prismes qui sont absolument nécessaires à la compréhension des circonstances actuelles mais qui ne suffisent pas à rendre compte de la totalité et de l’ampleur des difficultés. Il est singulier de constater combien pointer du doigt les stigmates d’aujourd’hui s’accompagne d’une amnésie profonde. Il y a vingt ans, la marche des beurs réclamait le droit d’être français comme tout le monde: 20 ans après, eux, leurs parents, leurs enfants en sont toujours à louvoyer entre les discriminations et à plaider pour être réellement comme « tout le monde ». L’échec est patent, à gauche comme à droite, et c’est au nom de cet échec que le Président de la République veut qu’une loi vienne recouvrir de son autorité cette faillite !
En adoptant une telle logique, on s’expose à plusieurs dérives : Renforcer une démarche communautaire, transformer l’Islam en un instrument de révolte et donner du grain à moudre aux intégrismes, favoriser tous ceux qui, avançant plus ou moins masqués, laissent poindre, derrière la défense de la République, l’exclusion des musulmans, qu’ils soient ou non français. Ce serait alors la victoire des plus détestables représentations, celles qui lient les arabes à l’Islam, les deux précédents au terrorisme et les trois, ensemble, à l’invasion de la France. Il doit en être autrement. Les remèdes existent : ils vont de l’application de la loi telle qu’elle est, à engager des moyens bien plus importants dans la destruction des ghettos, dans la lutte contre les discriminations et l’exclusion sociale. Oui, il faut lutter contre les mariages forcés, ouvrir des lieux où les femmes peuvent venir en liberté, et ne pas attendre que tout change pour que la situation particulière des femmes change. Oui, il faut exiger du service public une laïcité sans faille qui respecte la diversité culturelle des usagers et s’exerce sans discriminations. Et sanctionner si nécessaire. Non, cela n’implique pas de nier le pluralisme culturel, de décréter que l’Islam n’est pas compatible avec la République et d’interdire d’éducation ou de citoyenneté les fidèles de cette foi, ou, enfin, de créer une hiérarchie parmi les exclus.
Cessons de croire qu’en se réfugiant dans des affirmations de principe, quotidiennement démenties par les faits, nous emporterons l’assentiment de ceux et de celles pour lesquelles les valeurs de la République ne sont qu’abstraction. Mais cela exige une autre volonté politique que celle qui est à l’œuvre depuis des années. On peut se réfugier derrière la radicalité des propos et des attitudes que ce soit au nom de la légitimité dont seraient revêtus, en quelque sorte naturellement, les exclus et les sans droits, ou que soit au nom d’une sorte de transcendance républicaine détachée du réel. Nous savons que les voix des plus démunis doivent être entendues et portées et que la responsabilité de chacun se mesure aussi à l’aune des inégalités sociales. Nous savons que, pour essentielles que soient les valeurs de la République, elles ne font vivre la démocratie que si elles bénéficient à tous et qu’elles s’ancrent dans la vie. C’est d’un projet politique qui permette à la République d’entraîner l’adhésion et de retrouver le chemin de l’égalité des droits dont nous avons besoin et non d’une interdiction autoritaire.
Michel TUBIANA