L’empire de la nature.
Une histoire des jardins botaniques coloniaux
(Fin XVIIIe siècle – années 1930), par Hélène Blais
Hélène Blais est professeure d’histoire contemporaine à l’École normale Supérieure (ENS-PSL), et membre de l’Institut d’Histoire moderne et contemporaine (IHMC). Spécialiste de l’histoire des savoirs en situation coloniale, elle a publié Voyages au grand océan. Géographies du Pacifique et colonisation(CTHS, 2005), Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale (Fayard, 2014) et co-édité de nombreux ouvrages,dont Une autre histoire de l’exploration du monde (Le Seuil, 2019).
Présentation de l’éditeur
L’Empire de la nature est une histoire des jardins botaniques établis dans les colonies européennes des Caraïbes, d’Asie et d’Afrique entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle. Partout, ces jardins, enclaves de nature ordonnée, symboles d’une sauvagerie domptée, donnent à voir la maîtrise du monde naturel et sont institués comme des outils de la domination coloniale.
Lieux de savoir botanique, pépinières de vente de plantes pour la colonie, espaces de contact pour les sociétés coloniales, les jardins botaniques sont envisagés dans leur dimension savante globale, leur fonction politique et leurs usages économiques. Aux mises en réseau entre les institutions métropolitaines et les jardins coloniaux répond une micro histoire de sites dont les destinées varient en fonction des empires et des territoires.
L’Empire de la nature est également une histoire des jardins à ras de terre, se penchant sur les choix d’aménagement de l’espace, d’ordonnancement des espèces, d’ouverture ou de fermeture sur la ville coloniale. Celles et ceux qui traversent le jardin, qui y vivent, et surtout qui y travaillent sont au cœur de l’enquête. Savants étrangers, collecteurs et collecteuses de plantes, colons, planteurs, populations colonisées, travailleurs engagés sont mobilisés dans des entreprises qui reflètent et mettent en œuvre les ressorts de l’impérialisme européen.
Dans les jardins, à l’ombre des allées de palmiers, lors des concerts dans les kiosques à musique, à l’herbarium ou dans la bibliothèque, au cœur des baraquements des jardiniers, dans la mise en ordre de la nature, mais aussi dans ses désordres, s’exprime toute la complexité des rapports entre savoirs, pouvoirs et construction sociale en situation coloniale.
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Les jardins botaniques dans les empires coloniaux
par Hélène Blais, publié dans l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe.
Source
Les jardins botaniques créés dans les colonies européennes à partir de la fin du XVIIe sont des outils impériaux, qui témoignent de la volonté de contrôle de la nature, accompagnant la domination des hommes en situation coloniale. La chronologie des créations à l’échelle du globe suit et sert l’expansion coloniale européenne. Destinés à la reproduction des plantes utiles (aux armées, aux colons, aux métropoles), ils permettent de mettre en œuvre le rêve impérial d’une acclimatation des plantes tropicales, d’une colonie à l’autre, et d’un hémisphère à l’autre. Axés sur la multiplication des plantes économiques (thé, café, cacao), ils sont aussi des lieux de savoir, permettant l’enrichissement des classifications et des herbiers. Vitrines du pouvoir colonial, les jardins sont cependant des sites disputés, des enclaves de nature ordonnée où se manifestent les tensions propres aux sociétés coloniales, et dans lesquels le travail prend souvent la forme de la contrainte.
L’expansion coloniale des puissances européennes s’est accompagnée, depuis la fin du XVIIe siècle, de l’instauration de jardins botaniques. Liés à l’ambition de contrôle de la nature qui caractérise l’entreprise impériale européenne du XIXe siècle, ces jardins botaniques, aux formes, tailles et chronologies variées, constituent des enclaves de nature ordonnée en milieu tropical. À l’échelle globale, les réseaux qui se tissent entre ces jardins coloniaux et ceux des capitales métropolitaines en font des éléments essentiels des cultures impériales. À l’échelle locale, ils peuvent être considérés comme des microcosmes qui révèlent à la fois le fonctionnement et les dysfonctionnements des sociétés coloniales, notamment dans leur rapport à l’environnement et l’exploitation des richesses naturelles.
La toile impériale des jardins botaniques
Les premiers jardins européens outre-mer ont répondu aux besoins d’approvisionnement en fruits et légumes frais des équipages. En 1652 est ainsi fondé au Cap le premier jardin européen hors d’Europe, sous l’égide de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Suivront plusieurs créations, parfois éphémères, ordonnées par les compagnies de commerce, comme celle du jardin de Calcutta, en 1787.
Cette fonction nourricière est peu à peu doublée de projets commerciaux. À la fin du XVIIe siècle, il s’agit de plus en plus d’introduire des cultures économiques, principalement les épices, pour enrichir le commerce colonial. La Compagnie des Indes développe ainsi un réseau de jardins en Inde mais également au-delà, en Birmanie, à Pénang, à Singapour. À l’île Maurice, le jardin botanique fondé par Pierre Poivre en 1768 se déploie sur le terrain des Pamplemousses, que La Bourdonnais avait dans un premier temps consacré à la production de végétaux alimentaires pour les troupes en 1735. Le nouveau directeur y introduit des épices comme le clou de girofle et la noix de muscade. À la fin du xviiie siècle, dans les colonies européennes des Caraïbes, des acclimatations ont été également tentées pour multiplier les cultures économiques : à Saint-Vincent en 1785, en Jamaïque, mais aussi du côté français à Saint Domingue. En 1788, des arbres à pains, originaires de Tahiti et passés par le jardin des Plantes à Paris, sont introduits au Jardin du roi à Cayenne. Le seul nom de l’espèce suscite les espoirs nourriciers des Européens (alors même que les esclaves auxquels l’arbre à pain était destiné résisteront à son adoption comme aliment).
Les jardins botaniques suivent et servent l’expansion coloniale. Leur nombre croît tout au long du xixe siècle. En 1837, on compte 22 jardins botaniques dans l’empire britannique. En 1900, ils sont plus d’une centaine, et les Français, les Hollandais, les Allemands ont aussi développé leurs jardins ultra-marins, souvent en lien étroit avec des grandes institutions métropolitaines, dont Kew Gardens, dans les environs de Londres, est la plus active. Centralisant les données, l’envoi et la collecte des spécimens vivants ou séchées, les botanistes de Kew gèrent l’empire des plantes, alliant la curiosité scientifique à l’enjeu économique.
Des jardins d’acclimatation
Les jardins ont pour but d’acclimater et de développer les plantes utiles à l’intérêt colonial. Beaucoup sont également des pépinières, qui fournissent les services publics et les colons. Les plantations d’eucalyptus dans les villages de colonisation en Algérie ou l’imposition de monocultures comme le thé, le café ou le cacao sont rendues possibles par les reproductions entreprises au sein de ces pépinières. L’acclimatation d’espèces nouvelles est au centre de toutes les attentions, sans que la notion d’espèces invasives ne soit envisagée. Au jardin d’essai du Hamma à Alger, on tente successivement d’acclimater, avec plus d’échecs que de succès, la vanille de la Martinique, des mûriers, le coton, ou de nouvelles espèces de tabac. À Ceylan, on développe au jardin de Peradenya des plantes à valeur économique comme la gomme, la quinine ou le thé. Au jardin de Lagos, créé en 1887, on attache une importance particulière au café, au cacao et au coton.
Les jardins sont aussi des lieux des savoirs sur la nature, rassemblant des collections de plantes séchées (herbariums), des bibliothèques et même des laboratoires de chimie ou de phytologie, qui se multiplient dans le dernier tiers du siècle. Le jardin hollandais de Buitenzorg à Java ou celui de Calcutta deviennent de véritables institutions scientifiques. Ce sont aussi des lieux de formation pour les jardiniers destinés à travailler dans la colonie.
Maîtrise de la nature et déviances : des sites disputés
L’histoire des jardins gagne également à être considérée depuis les colonies elles-mêmes : localement, ce sont des lieux tout à fait spécifiques, qui contribuent à l’instauration de la domination coloniale en ancrant la présence européenne dans des paysages remodelés. En effet, les jardins sont conçus comme des espaces de sociabilités pour les Européens, répondant à la nostalgie du pays (pelouses anglaises, culture d’oignons au jardin de Sydney) et offrant des lieux de promenades dans lesquelles les allées ordonnées, les bancs ou les kiosques à musique rappellent les parcs d’Europe.
Derrière la vitrine impériale surgissent cependant des problèmes constants de discipline, car les jardins, espaces de nature précieuse, sont aussi l’objet de convoitises et de déviances. Les règlements des jardins botaniques disent les tensions des sociétés coloniales : vols de fleurs et de plantes, destruction de parterre, comportements inadaptés sont autant de témoins en creux des illusions qui guident l’aménagement de ces enclaves. Conçus comme des scènes naturelles, ces jardins sont des lieux de vie, fréquentés la nuit, suscitant des chapardages, des destructions volontaires.
Il faut aussi souligner que ces constructions artificielles mobilisent des forces importantes. Les jardins exigent des travaux de gros œuvre : il faut faire des travaux importants de terrassement, et surtout, en milieu tropical, entretenir de manière intense les parterres que l’on veut distinguer de la jungle. Les aléas climatiques (typhons, ouragans, etc.) en font des lieux particulièrement fragiles. Les employés du jardin, généralement recrutés à moindre coût (prisonniers de la colonie, travailleurs engagés), parfois logés sur place dans un cadre quasi militaire, forment une main-d’œuvre très sollicitée pour combattre l’ordre naturel, considéré comme du désordre. Les archives des jardins regorgent de documents comptables qui laissent voir le fonctionnement d’institutions coloniales dévoreuses de travail contraint. Et les directeurs de jardin, éminents botanistes, sont en correspondance avec leurs pairs lorsqu’il s’agit d’échanger des plantes, mais communiquent aussi beaucoup avec les prisons et les autorités coloniales pour réclamer de la main-d’œuvre.
Au début du XXe siècle, l’activité de reproduction tend à devenir prédominante. L’espace clos des jardins botaniques n’y suffit pas, et se développent des stations expérimentales autonomes, où seule la multiplication des espèces utiles importe. Sur l’île de la Jamaïque par exemple, et alors que le déclin de l’industrie de la canne à sucre impose l’abandon de la monoculture, des stations se multiplient pour tenter des expériences de nouvelles cultures. Les jardins botaniques de l’île perdent leur budget et leur magnificence. Le public n’est plus un enjeu, la mise en scène de paysages remodelés non plus. Peu à peu, entre les années 1890 et l’entre-deux-guerres, les jardins des villes sont abandonnés, ou cédés aux municipalités pour devenir des parcs urbains, où seuls subsisteront quelques vestiges de l’ambition naturaliste globale des colonisateurs du xixe siècle. Le modèle du jardin botanique colonial semble avoir fait son temps.
Lire aussi Hélène Blais, « Pépinières coloniales : de la valeur des plantes des jardins botaniques au XIXe siècle » Dans la Revue d’histoire moderne & contemporaine 2019/3 (n° 66-3), pages 81 à 102.