par Jean-Yves Nau [Le Monde daté du 30 octobre 2004]
Environ cent mille civils irakiens, parmi lesquels une majorité de femmes et d’enfants ont trouvé la mort, le plus souvent de manière violente, à cause de l’occupation de leur pays par la coalition militaire dirigée par l’armée américaine. Telle est la conclusion d’une étude épidémiologique sans précédent rendue publique, vendredi 29 octobre, sur le site du prestigieux hebdomadaire médical britannique The Lancet.
Ce travail a été mené grâce à une collaboration entre des chercheurs américains de la célèbre Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health de Baltimore (Maryland) et des médecins irakiens appartenant au College of Medicine Al-Mustansiriya de l’université de Bagdad. L’équipe de chercheurs, dirigée par le docteur Gilbert Burhnam, a cherché à comparer les causes de décès et les taux de mortalité observés dans la population irakienne entre, d’une part, les 14 mois qui ont précédé l’occupation et, d’autre part, les 17 mois suivants.
Ils ont obtenu l’ensemble de leurs données en constituant 33 échantillons représentatifs de la population irakienne, chacun d’entre eux étant constitué de 30 familles. Les enquêteurs ont procédé à des interrogatoires systématiques concernant les décès survenus dans ces familles durant les deux périodes prises en référence. Les dates de ces décès et les causes de la mort étaient également systématiquement recensées.
Cette étude fait apparaître que les taux de mortalité ont été deux fois et demi plus élevés depuis l’occupation que durant la période précédant cette dernière. Les deux tiers des décès par mort violente ayant été recensés à Fallouja, les chercheurs précisent que si l’on exclut cette zone, le facteur d’augmentation du taux de mortalité peut être ramené à un et demi, ce qui correspond selon eux à un total de 98 000 morts supplémentaires. Plus précisément Les extrapolations faites à partir des données collectées établissent une fourchette comprise entre 80 000 et 194 000 décès supplémentaires survenus en Irak depuis l’occupation militaire, et ce toujours sans inclure la zone de Fallouja.
« Sur la base d’une estimation prudente, nous évaluons à environ 100 000 le nombre de morts en excès constatées depuis l’invasion de l’Irak en 2003, a commenté Les Roberts, l’un des auteurs américains de la publication du Lancet. La violence est responsable de l’essentiel de ces morts en excès, et les attaques aériennes des forces de la coalition sont responsables de la plupart des morts violentes. »
UN RISQUE MULTIPLIÉ PAR 58
Avant l’occupation militaire l’essentiel des décès enregistrés dans la population irakienne étaient dus à des infarctus du myocarde, des accidents cérébro-vasculaires ou à des complications de maladies chroniques. Par la suite, ce sont les décès dus à des violences qui sont devenus la principale cause de mortalité.
De tels décès ont été recensés dans 15 des 33 échantillons constitués par les chercheurs. Ils sont, pour la grande majorité d’entre eux, attribués aux forces armées de la coalition et concernent des femmes et des enfants. En d’autres termes, le risque pour un civil irakien de mourir de mort violente est, depuis l’occupation, 58 fois plus élevé que dans la période précédente.
Les auteurs de cette étude précisent que leurs conclusions concernant le nombre des décès de civils irakiens dus aux attaques aériennes des forces de la coalition, mériteraient des analyses complémentaires qui pourraient conduire à une révision à la baisse. Ils soulignent toutefois que ce travail fournit la démonstration qu’il est possible de mener des études épidémiologiques de santé publique dans des pays et des périodes où règne « une extrême violence. »
Jusqu’ici les quelques estimations concernant des pertes irakiennes faisaient état, au maximum, d’environ 16 000 civils et 6 370 militaires. Selon les chiffres officiels américains 849 soldats ont été tués en mission et 258 autres militaires sont morts dans des accidents non liés aux combats.
Comme il n’hésite jamais à le faire lorsqu’il publie des études médicales qui peuvent être lourdes de conséquences politiques, le docteur Richard Horton, rédacteur en chef de The Lancet, consacre un éditorial au travail de ses confrères américains et irakiens.
Anticipant sur les controverses que ne manquera pas de provoquer la méthodologie retenue, le rédacteur en chef précise que ce travail a fait l’objet d’une relecture par de nombreux spécialistes. The Lancet a reçu ce texte dans les premiers jours du mois d’octobre et sa publication a été accélérée du fait de son importance sur l’évolution de la sécurité en Irak.
Richard Horton ajoute que « l’impérialisme démocratique a conduit à plus de morts, pas à moins ». « Cet échec politique et militaire continue de provoquer d’innombrables victimes parmi les non-combattants, conclut-il Cet échec devrait être l’objet de sérieuses recherches. »