Inaugurée en 2011 avec la mission de former une génération de cinéastes sahraouis, l’école Abidin Kaïd Saleh forme des jeunes réfugiés à la création cinématographique. Leurs œuvres constituent une précieuse archive sur le quotidien des camps, le combat d’un peuple chassé de ses terres et les récits longtemps transmis par la seule tradition orale.
par Rosa Moussaoui, publié dans l’Humanité le 20 septembre 2024.
Ses murs et son dôme d’un blanc aveuglant émergent des sables au bout d’une venelle du camp de Boujdour. L’école de cinéma et de formation audiovisuelle Abidin Kaïd Saleh a ouvert ses portes voilà treize ans, avec la mission de former la première génération de cinéastes issue d’un peuple en exil, chassé de ses terres depuis 1975 par l’occupation et la colonisation marocaine du Sahara occidental.
L’initiative est unique au monde, pour un camp de réfugiés : l’idée est née dans l’effervescence des ateliers de création cinématographique du festival de cinéma FiSahara, qui réunit chaque année dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf des cinéastes, des artistes, des défenseurs des droits humains autour de projections, de débats, de concerts.
Hommage à Abidin Kaïd Saleh, correspondant de guerre sur le Front Polisario
Il a fallu toute la persévérance de son fondateur, le réalisateur péruvien Javier Corcuera, pour donner corps à cette école, avec la solidarité de cinéastes du monde entier.
« C’est une marque de solidarité des artistes et cinéastes avec le peuple sahraoui qui lutte pour son droit à l’autodétermination, qui lutte pacifiquement pour sa liberté pourtant reconnue et appuyée par des résolutions des Nations unies », résume ce documentariste qui a aussi posé sa caméra en Palestine, en Irak, en Colombie.
Comme un hommage à tous ceux qui ont écrit par l’image cette longue lutte du peuple sahraoui, l’école a pris le nom d’Abidin Kaïd Saleh. Correspondant de guerre, cet autodidacte a filmé en 8 mm la guérilla conduite par les indépendantistes du Front Polisario contre les troupes d’occupation marocaines. Une grave blessure au front, en 1983, ne l’a pas dissuadé de reprendre le chemin des combats, qu’il a documentés jusqu’en 1990.
Une promotion de 17 étudiants
Dans le froid sec d’un matin gris, encore voilé par le sirocco de la veille, les pensionnaires de l’école s’attardent autour d’un café, avant de reprendre la trame de scénarios tissés d’histoires qu’ils ramassent autour d’eux ou qu’ils inventent quand leur imagination les porte loin de la pierraille de ce désert stérile, réputé inhabitable.
Pour l’écriture comme pour la réalisation, le travail est collectif, par groupe de trois. Cette promotion compte 17 étudiants de 16 à 21 ans, des femmes en majorité. C’est la cinquième depuis l’inauguration de l’école.
Les jeunes créateurs formés ici ont su, « malgré leurs conditions de vie difficiles et le manque de moyens, produire des films qui disent notre existence en tant que peuple libre et brisent le mur isolant les Sahraouis du reste du monde », se réjouit Hamdi Feradji Hamadi, le directeur des études, au pied d’une remorque de poids lourd transformé en studio de montage.
Pour Fatou, 28 ans, un havre de liberté
C’est là que Fatou Abderahmane, une jeune femme de 28 ans, à l’esprit vif et au regard espiègle, a pris goût à l’image. Née dans le camp de réfugiés d’Aouserd où elle vit toujours, elle est l’aînée d’une fratrie de trois sœurs et sept frères. Elle s’exprime dans un castillan sûr, apprend le français, réalise des courts métrages en arabe et en hassaniya, la langue des Sahraouis.
Elle rêvait de devenir avocate : la dégradation de l’état de santé de son père l’a contrainte à mettre un terme précipité à ses études de droit en Algérie. Retour au camp, aux tâches domestiques, à l’ennui, aux exhortations à se trouver un mari. Curieuse, avisée, indépendante, elle a alors trouvé un havre de liberté dans cette école où elle dispense désormais des enseignements. Elle est intarissable sur le documentaire qu’elle vient de réaliser sur les dangers des produits cosmétiques que les jeunes Sahraouies utilisent pour se blanchir la peau.
Difficile de raconter la vie des prisonniers politiques
« Les femmes se rendent malades pour se conformer aux canons de beauté qui prévalent au Sahara. Elles se badigeonnent de crèmes aux corticoïdes pour avoir le teint clair et ingurgitent des pilules pour grossir, soupire-t-elle. Mais ce n’est pas ça la beauté. J’ai eu l’idée d’en faire un court métrage. Pour passer un message : ce n’est pas se faire belle, c’est s’abîmer. »
À l’ombre d’un écran tendu sous une immense halle du camp d’Aouserd pour le festival FiSahara, Fatou énumère les difficultés qui entravent la réalisation d’un film qu’elle voudrait consacrer aux prisonniers politiques sahraouis arbitrairement détenus dans les geôles de la monarchie marocaine, condamnés à de lourdes peines.
« Leurs familles, leurs proches, leurs avocats vivent dans les territoires occupés, de l’autre côté du mur construit par le Maroc, que nous ne pouvons pas franchir. Certains interlocuteurs se trouvent en Europe, en Espagne ou en France. Je manque de contacts, je n’ai ni les visas, ni l’argent des voyages pour aller à leur rencontre », regrette-t-elle.
Une fois les études finies les étudiants peinent à trouver du travail
L’école ouvre à ses étudiants bien des horizons, mais la vie dans les camps et le statut de réfugié n’offrent guère d’opportunités. Certains, peu nombreux, parviennent à décrocher une bourse pour achever leur cursus à l’étranger, là où se sont noués des partenariats, comme l’Institut de cinéma de Madrid ou l’école de cinéma de San Antonio de los Baños à Cuba.
D’autres sont recrutés par la télévision sahraouie ou deviennent à leur tour enseignants, comme Fatou. Beaucoup peinent à trouver un travail à la sortie de l’école, et se retrouvent sans ressources quand se tarit la maigre allocation versée aux pensionnaires pour les aider à subvenir aux besoins de leurs familles. Mais en dépit des impasses auxquelles se cogne la jeunesse des camps, où la plupart des 170 000 réfugiés dépendent de l’aide humanitaire, où le chômage dépasse les 80 %, Hamdi Feradji Hamadi constate « une grande demande » pour apprendre les métiers du cinéma et de l’audiovisuel ; il souligne « le désir de ces jeunes cinéastes sahraouis de consigner leurs souffrances, d’incarner le rêve de retour et de préserver la mémoire collective des Sahraouis ».
La mémoire des combats de Pilar Bardem
Leurs films constituent une précieuse archive sur le quotidien des camps, le combat d’un peuple tenu loin de ses terres, les biographies des réfugiés, les récits longtemps transmis par la seule tradition orale.
Dans la pénombre d’un studio, un fond vert s’effiloche ; des trépieds dépassent d’un bric-à-brac de matériel hors d’âge. Dehors, la parabole d’une antenne satellite est plantée dans le sable. Sur un mur blanc, une main anonyme a tracé le portrait de l’actrice espagnole Pilar Bardem, ardente voix de la solidarité avec le peuple sahraoui, disparue en 2021. Ses fils, les acteurs Carlos et Javier Bardem, piliers du festival FiSahara, perpétuent ses combats. En 2012, le documentaire réalisé par ce dernier, Enfants des nuages. La dernière colonie, avait fait tousser dans les chancelleries : il jetait une lumière crue sur les accablantes responsabilités de Paris et de Washington dans l’enkystement du dernier conflit de décolonisation sur le continent africain.
« Un front de résistance et de lutte »
Un ancien responsable de la Minurso, la force onusienne déployée au Sahara occidental, y dénonçait sans fard les « escroqueries » marocaines pour « truquer », après le cessez-le-feu de 1991, un référendum d’autodétermination qui n’a finalement jamais eu lieu.
Dans le camp de Boujdour, Hamdi Feradji Hamadi tient le cinéma pour un « levier de la défense du droit du peuple sahraoui à l’indépendance ». Ses mots font écho à ceux du réalisateur, photographe et plasticien Mohamed Sleiman Labat, qui revendique cette fonction politique, avec la création de « contenus artistiques racontant la réalité du peuple sahraoui et ses revendications pour son droit à la liberté et à la récupération de ses terres. » À ceux, aussi, du romancier Sid Hamdi Yahdih, qui voit dans la production culturelle des réfugiés sahraouis « un front de résistance et de lutte » pour affirmer « la singularité d’un peuple ancré dans sa terre », bien que nié jusque dans son existence par la propagande coloniale.
Le cinéma ouvre des espaces d’expression, de débat, de pensée critique
« Le peuple sahraoui résiste depuis un siècle et demi au colonialisme espagnol, à l’occupation marocaine et aux intérêts des grandes puissances qui cherchent à mettre fin à son projet de libération nationale, mais ici, il continue d’exister et de résister, en préservant son identité et sa culture, et c’est en soi une grande victoire », pense aussi Maria Carrion, directrice exécutive de FiSahara.
Sur ce front culturel, les étudiants de l’école Abidin Kaïd Saleh ne s’initient pas seulement aux techniques de réalisation cinématographique : ils sont aussi formés aux métiers de projectionniste, de photographe, de travailleur culturel.
Dans les écoles, les bibliothèques communautaires, les maisons des femmes, la projection de leurs films ouvre des espaces d’expression, de débat, de pensée critique. Des fenêtres sur l’extérieur, aussi. Dans une salle d’étude encombrée d’ordinateurs pour la plupart hors d’usage, un groupe de travail tire les fils d’une histoire de voyage.
« Nous voulons apporter nos rêves au monde, nous battre pour ce que nous voulons, pour ce que nous aimons, sourit Fatou. Le cinéma nous permet de nous faire entendre, de briser le silence et l’indifférence. C’est notre façon de nous battre pour notre peuple. »