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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Une consultation sur la colonialité de l’espace public à Gros-Morne (Martinique)

Dans un billet de blog Mediapart, Jeff Fontaine rend compte d’une initiative de « déconstruction coloniale » du maire de Gros-Morne (Martinique) : « quels personnages, symboles et valeurs voulons-nous ériger comme emblèmes de notre identité collective » à travers les monuments et noms de rue ?

Statue de Victor Schoelcher brisée par de jeunes activistes martiniquais en 2020

Gros-Morne : une initiative de déconstruction coloniale

Quels personnages, symboles et valeurs voulons-nous ériger comme emblèmes de notre identité collective ? En observant les statues, monuments et noms de rues de la Martinique, la réponse semble tristement évidente : les personnages et symboles de la colonialité continuent d’être honorés.

La ville de Gros-Morne, dans le cadre de l’organisation de son territoire, a initié un projet d’adressage visant à nommer et numéroter toutes les voies et constructions. L’objectif est de faciliter le repérage, la circulation, les interventions de secours, les démarches administratives, et l’installation des infrastructures comme la fibre optique.

Depuis la loi 3DS de février 2022, l’adressage est devenu obligatoire pour toutes les communes, quel que soit leur taille. Ce processus est encadré par plusieurs articles législatifs, notamment les articles L2212 et L2213-28 du Code Général des Collectivités Territoriales, qui confèrent aux municipalités la responsabilité de l’ordre dans les rues et de l’entretien des plaques. Pour être conforme, l’adressage doit se plier à la norme AFNOR XPZ 10-011, qui définit la structure des adresses postales. Les communes rurales peuvent solliciter des subventions de l’État, telles que la Dotation d’Équipement des Territoires Ruraux (DETR), à condition de proposer un plan d’aménagement conforme aux exigences réglementaires. Voilà pour le cadre légal.

Une réalité empreinte de symbolisme colonial

Le 22 mai 2020, de jeunes militants martiniquais ont déboulonné deux statues de Victor Schoelcher, visant les représentations de celui qui, depuis la IIe République, est systématiquement érigé en symbole paternaliste de la « générosité » de l’État français envers les esclaves de ses colonies. En choisissant cette date hautement symbolique, les militants ont envoyé un message fort : ils dénonçaient le récit colonial et assimilationniste d’une abolition « par le haut », un récit qui, depuis 1848, occupe une place centrale (voire exclusive) dans le champ de la mémoire officielle de l’esclavage, au détriment de notre longue et douloureuse histoire.

Malgré la portée politique évidente de ce geste, le représentant de l’État, ainsi que plusieurs élus martiniquais, ont rapidement réduit cette action à un simple « acte de vandalisme », certains n’hésitant pas à la qualifier d’attaque « obscurantiste » contre « la transmission de l’histoire ». Cette perception témoigne d’une vision biaisée du rôle des statues, monuments et dénominations de rues. Ces derniers ne sont pas des vecteurs de « transmission de l’histoire » à proprement parler. Une statue ou un nom de rue ne sert ni à enseigner ni à informer : ce ne sont ni des livres d’histoire ni des musées, et ils ne pourront jamais rendre compte de la complexité d’un personnage historique, d’un événement ou d’un contexte.

Les statues, noms de rues et monuments sont des objets politiques, des outils de propagande mobilisés pour construire un récit national officiel. Ils sont le reflet des valeurs et des symboles qu’une communauté politique choisit de mettre en avant à un moment donné de son histoire. Il est donc erroné de considérer ces éléments sous le prisme de « l’histoire » alors qu’ils relèvent fondamentalement de la politique. 

Que souhaitent honorer les habitants du Gros-Morne ?

Quels personnages, symboles et valeurs voulons-nous ériger comme emblèmes de notre identité collective ?
En observant les statues, monuments et noms de rues de la Martinique, la réponse semble tristement évidente : les personnages et symboles de la colonialité continuent d’être honorés. Pourquoi les noms de bâtiments publics, de rues et de statues de Fort-de-France rendent ils quasi exclusivement hommage à des figures liées à l’esclavagisme et au colonialisme ? Où sont nos héros ?

Le message véhiculé par cette absence est éloquent : les figures de l’histoire martiniquaise, emblématiques des luttes locales et populaires pour la liberté, l’égalité et la dignité, sont symboliquement reléguées au rang de mémoire officieuse, voire folklorique. Ignorée des institutions publiques, cette mémoire alternative est jugée indigne d’être inscrite dans le marbre de la mémoire collective officielle.

L’écoute de ce malaise, de cette frustration que ressentent les martiniquais et particulièrement une jeunesse en quête d’appartenance à un paysage mémoriel authentique, est cruciale. Les Martiniquais ne se reconnaissent pas dans un espace saturé de symboles coloniaux, un espace qui renvoie l’image d’une île passive, anhistorique, dont les grandes figures seraient issues de la France coloniale et des centres de pouvoir parisiens.

C’est pour répondre à ce besoin que le maire de Gros-Morne, Gilbert Couturier, invite les habitants à un exercice de démocratie participative, avec des réunions dans chaque quartier, pour retrouver des noms, des traces, notre véritable histoire, notamment débaptiser les espaces qui posent problèmes tel que la rue Schoelcher. 
 
Cette initiative marque le début d’un projet de déconstruction coloniale nécessaire et salutaire.

Jeff Lafontaine

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