Quand la France imaginait ses immigrés
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Un site présente le coffret : des tirailleurs sénégalais sortant du métro parisien en 1939, comme s’ils avaient été jusque-là cachés sous terre : « Comme s’ils n’étaient visibles que quand la France les appelle pour la guerre,comme s’ils n’existaient qu’en période de conflit », résume Pascal Blanchard, historien du « fait colonial ». Les hommes issus des colonies étaient pourtant déjà plus d’un million en métropole dès la Première Guerre mondiale, dont la moitié travaillait dans les usines. « Notre défi pour réaliser ce coffret, raconte Eric Deroo, expert de l’histoire militaire et des représentations, aura été de retrouver les images qui ont construit les imaginaires sur les Noirs, les Chinois, les Arabes. Jusqu’en 1930, on les imagine sans les voir. Et si vous regardez bien le débat sur l’identité nationale, aujourd’hui, on est toujours dans la représentation et non pas dans la réalité. »
Il aura fallu plus de dix ans de travaux et huit livres, publiés séparément depuis 2001, pour que le groupe de recherche Achac (Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine), dont ces deux historiens font partie, arrive à montrer un siècle d’immigration des suds en France. Avec les 4 500 images de ce coffret, les textes de 250 auteurs, ces chercheurs ne se sont pas simplement contentés de raconter une histoire des immigrations à Paris ou dans toutes les régions de France. Ils se sont aussi attachés à déconstruire les regards et les imaginaires sur ces populations venues des colonies.
Les initiateurs de la collection ainsi que les iconographes qu’ils ont engagés ont dû dépouiller plus de 250 fonds d’images : les archives municipales, départementales, privées, celles des chambres de commerce, 27 quotidiens régionaux, des collectionneurs de cartes postales… Un travail titanesque pour raconter en images non pas une histoire nationale de l’immigration, comme le rappelle Pascal Blanchard, mais « des histoires locales de l’immigration qui, une fois rassemblées, forment l’histoire des immigrations à l’échelon national ». Tiré à 650 exemplaires, le coffret est destiné aux bibliothèques, aux médiathèques, et décliné dans des expositions comme à Paris. Des panneaux, extraits des trois premiers livres du coffret (Paris noir, Paris arabe, Paris Asie), sont placés autour de l’Hôtel de Ville, et racontent cent cinquante ans d’immigration dans la capitale. C’est d’ailleurs en voulant raconter l’histoire des Afro-Antillais à Paris que cette aventure a commencé.
Conception de l’altérité
En 1999, trois historiens, Pascal Blanchard donc, Gilles Manceron, tous deux spécialistes de l’histoire coloniale, et Eric Deroo, expert de l’histoire militaire, décident de publier un beau livre pour confronter images et imaginaires sur le « Paris noir ». Ils s’intéressent à l’image, car elle raconte une autre histoire de l’immigration : « Jusqu’à maintenant, cette dernière était racontée de manière essentiellement triste. On considérait qu’il fallait d’abord s’adresser aux populations immigrées pour leur raconter leur histoire, on ne s’intéressait pas au grand public. On ne pensait pas que les immigrés avaient aussi pu choisir leur destin. On n’essayait pas non plus de comprendre par l’image cette présence. Pourquoi le photographe pose son appareil photo au zoo humain pour photographier des exhibés et ne va pas regarder le premier Noir qui sort de Polytechnique ? ». « Impossible en effet de trouver une image de Camille Mortenol, diplômé en 1880, confirme Deroo. Ce Guadeloupéen était quand même capitaine de vaisseau et commandait la défense aérienne de Paris pendant la Première Guerre mondiale. »
Ces historiens ont une autre conception de l’altérité : « Notre grande différence avec des historiens comme Gerard Noiriel, qui vient de la question sociale pour arriver à celle de l’immigration, résume Pascal Blanchard, c’est que nous ne considérons pas ce qui est uniquement intéressant dans l’immigré, c’est son parcours de travailleur. Pour l’inconscient collectif, Joséphine Baker compte autant que les balayeurs africains. » L’ouvrage Paris noir, sorti en 2001, remporte un beau succès malgré les réticences des éditeurs de l’époque.
Pascal Blanchard et Eric Deroo mettent alors en place la même méthode pour lancer le Paris arabe, puis le Paris Asie, et étendre leurs recherches aux régions. Ils se partagent le boulot : l’immigration du travail pour l’un, celles des conflits mondiaux et des guerres coloniales pour l’autre. Puis ils font travailler d’autres chercheurs dans leur domaine de compétences. Certains se sont spécialisés dans les travailleurs marocains des mines du Nord, d’autres dans les Indochinois des usines d’armement d’Angoulême. Les iconographes s’intéressent uniquement aux images diffusées et rejettent toutes les photos familiales : « L’image que l’on construit pour envoyer à sa famille, justifie Pascal Blanchard, n’est pas la même que celle qui a été publiée. La méthode est simple : pendant un an, on glane entre 100 et 120 fonds d’images, on regarde tout ce qui existe et l’on ne se pose pas de questions. On fait des photocopies, puis on les range dans des piles. Quand une pile est haute, on l’analyse. Tiens, il n’y a pas de travailleur maghrébin dans les années 20 mais uniquement sa caricature, c’est un sujet… Et on travaille comme ça sur un spectre d’un siècle. Notre angle : c’est comment celui qui est là regarde l’autre arriver ? ». « En disposant les photos sur le sol, raconte Eric Deroo, on voit des discours se révéler. »
C’est peut-être l’image la plus forte des 4 500 présentées dans le coffret Un siècle d’immigration des suds en France, qui fait l’objet d’une exposition dans la capitale1.
L’enfant au poing levé
C’est en tout cas comme ça qu’il procède pour choisir les images qui illustrent les huit ouvrages pour qu’elles se lisent côte à côte et racontent l’histoire de ces immigrations : de la présence militaire (Paris noir et Nord-Est) à la présence culturelle (le premier concert de jazz sur les quais de Bordeaux en mai 1918 pour Sud-Ouest au porteur du plateau marocain pour Rhône-Centre), des flux migratoires des Asiatiques (Paris Asie) aux travailleurs algériens venus par le bateau à Marseille (Sud-Est), du faible taux de migrants en Bretagne, symbolisé par un unique travailleur d’outre-mer sur les quais de Saint-Nazaire (Grand-Ouest) à l’activisme militant des Maghrébins à Paris (Paris arabe). « La couverture de ce dernier est une de mes photos préférées, assure Eric Deroo. Avec ce garçon levant le poing sur les épaules de son père, manifestant en 1936. Certaines sont choisies parce qu’elles sont aussi emblématiques de leur région. » Des ouvrages sont plus difficiles à faire que d’autres. Paris Asie est compliqué car « les Asiatiques veulent contrôler leur image, assure Blanchard. Et puis allez expliquer à certains que des Chinois ont acheté pendant la Seconde Guerre mondiale des biens spoliés aux Juifs pour en faire des boutiques de maroquinerie ! »
Le projet ne va pas sans difficultés. Le Paris juif, lui, est arrêté après un an de travail : « La communauté juive ne voulait pas qu’on raconte douze générations de présence sous l’angle de l’immigration. On nous a fermé l’accès aux archives. » La région Aquitaine, avec ses 200 lieux de mémoire, participe activement, mais la mairie de Marseille refuse d’apposer son logo sur l’ouvrage du Sud-Est.
Au final, c’est l’exotisme qui domine dans ces images : « Ces photographes étaient de parfaits produits de leur temps, explique Pascal Blanchard. Leur métier, c’était de vendre des photos, donc ce qu’ils vendaient, c’est ce que le public attendait, ce que la presse commandait. On ne connaît pas les autres. On ne les connaît qu’à travers les mondes qu’on a inventés d’eux : les zoos humains, les expositions universelles. Nos ancêtres ont vu pour la première fois un Noir dans ces expos. Cela fausse le rapport à l’autre dès le départ, et pour longtemps. »
- « Paris, 150 ans d’immigration », exposition en plein air autour de l’Hôtel de Ville de Paris, jusqu’au 12 avril 2010. Renseignements : http://www.achac.com