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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2025

Un regard historique sur le sionisme, par Henry Laurens

Peu avant la scandaleuse censure au Collège de France du colloque "La Palestine et l'Europe", Henry Laurens s'était entretenu avec Gilles Manceron sur l'histoire du sionisme.

Henry Laurens est professeur au Collège de France titulaire de la chaire sur l’histoire contemporaine du monde arabe. Il est l’un des organisateurs du colloque « La Palestine et l’Europe, poids du passé et dynamiques contemporaines » qui devait s’y tenir les 13 et 14 novembre 2025 et qui a été annulé sous la pression du ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, lui-même ayant relayé une campagne diffamatoire lancée par l’hebdomadaire Le Point et amplifiée par l’extrême droite et des réseaux pro-israéliens.

Ce colloque a tout de même eu lieu aux dates prévues dans un autre lieu. Il est à présent intégralement visible en vidéo sur Youtube, où il rencontre une audience très importante.

Les protestations, notamment de la LDH, contre cette censure manifeste sans précédent au Collège de France depuis le Second Empire sont nombreuses. Plusieurs milliers de chercheurs, enseignants et étudiants demandent dans une pétition en ligne la démission du ministre Philippe Baptiste. Plus de trois cents intellectuels ont notamment dénoncé dans une tribune publiée par Le Monde « l’ouverture d’une voie vers une ère de censure institutionnelle » en France. Enfin, la justice administrative a validé cette censure, créant ainsi un précédent particulièrement inquiétant.

Sur l’histoire du sionisme et sur la perception qu’en a eu le monde depuis la fin du XIXème siècle, ainsi que sur celle qu’il en a aujourd’hui, il avait donné, peu avant, un entretien à la revue Droits & Libertés de la Ligue des droits de l’Homme, recueilli par Gilles Manceron. Nous le reproduisons ci-dessous.

Source

Henry Laurens en novembre 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart


Droits & Libertés : Dans ce conflit ancien qu’est le conflit israélo-palestinien, ne pensez-vous pas que, deux ans après le 7 octobre 2023, nous sommes à un moment clé de son histoire ? Le génocide à Gaza et les violences israéliennes en Cisjordanie incitent peut-être l’Europe et le monde à changer leur perception de l’idée sioniste ?

Aujourd’hui, deux ans après le 7 octobre 2023, nous sommes incontestablement dans une montée dans l’horreur. La question est de savoir si le conflit était inéluctable.

Ce conflit en effet remonte à loin, au moins à la veille de la Première Guerre mondiale, et si l’on prend compte la question dite d’Orient dans les années 1770 (1).

Les premiers actes de violence proprement politique en Palestine sont apparus en 1908, moment où l’Organisation sioniste s’établit en Palestine. Les Arabes de Palestine, grâce à la lecture de la presse européenne, prennent alors conscience des ambitions des sionistes.

Bien évidemment, les Palestiniens ne voulaient d’autant plus rien céder qu’ils voyaient dans le sionisme une menace d’expulsion et de spoliation. Il y a eu un calme relatif dans les années 1920, mais l’accession d’Hitler au pouvoir en janvier 1933 a conduit à une émigration juive importante qui risquait de remettre en cause les rapports de taille démographique.

Il y a bien eu l’idée binationale. Elle était défendue par un courant très minoritaire du sionisme, autour de l’Université hébraïque de Jérusalem. Dans les années 1940, une frange marxiste minoritaire a continué à défendre ces idées. Mais des deux côtés, la question démographique était essentielle, c’est-à-dire de savoir qui serait un jour minorité. Le plus que les Arabes en général et les Palestiniens en particulier pouvaient accepter était un système politique à la libanaise, avec un partage du pouvoir et de la fonction publique sur une base communautaire.

A partir des années 1930, les sionistes parlaient plus ou moins ouvertement d’un « transfert », mot poli pour dire expulsion d’une bonne partie de la population arabe.

L’essentiel résidait dans l’impossibilité d’établir de la confiance entre les communautés, en dépit d’assurances verbales des uns et des autres. Les Etats arabes voyaient aussi dans le Foyer national juif une menace économique et, à moyen terme, un danger pour leur propre sécurité. Les Britanniques ont envisagé une solution transactionnelle qui aurait divisé le pays en « cantons » juifs et arabes, avec une autorité supérieure pour gérer les intérêts communs, mais c’était inacceptable pour les deux parties dont l’ambition suprême était de se constituer en Etat disposant de la plénitude des compétences.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait plus d’acquisitions de terres possibles par les imigrants juifs. Il y avait une progression économique de la bourgeoisie palestinienne qui arrivait à équilibrer les capitaux juifs grâce à ses propres ressources.

Avec la fin du mandat britannique, la constitution de l’Etat juif était ainsi devenue une nécessité vitale, pour le mouvement sioniste : celui-ci était menacé d’étouffement puisque les Britanniques étaient en train de mettre fin à l’immigration.


Le bateau l’« Exodus 1947 », d’abord baptisé « President Warfield », est parti de France en 1947 pour prendre la direction de la. Palestine, avec à son bord plus de quatre-mille-cinq-cents juives et juifs rescapés de la Shoah. Il a été intercepté quelques jours plus tard par la marine britannique, au large de la côte palestinienne.

Pourtant, dans les années 1930, le sionisme restait un idéal polysémique. Victor Basch, par exemple, président de la LDH de 1926 jusqu’à son assassinat en 1944, se réclamait du sionisme, mais quand on lui demandait ce qu’il entendait par-là, répondait que, d’une part, ça ne concernait pas les juifs de France et, d’autre part, il était partisan d’une « confédération judéo-arabe en Palestine ». Il soulignait que la Palestine avait des habitants avant l’arrivée des immigrants juifs, et il a refusé l’adhésion à la FIDH d’une « Ligue palestinienne des droits de l’Homme », parce qu’elle ne comprenait que des juifs.

La gauche socialiste française n’était pas alors anticolonialiste. On pourrait dire qu’en général elle voulait un colonialisme à visage humain, pour paraphraser une phrase célèbre (2). Par ailleurs, les socialistes français entretenaient d’excellents rapports avec les socialistes sionistes et évidemment aucun avec les Arabes. Au moins, la droite catholique connaissait les Arabes chrétiens.

On ne se rend pas compte en France du caractère vital que représentait pour les uns comme pour les autres l’ambition de constituer un Etat. Pour les Arabes palestiniens, le risque d’expulsion les mettait sur un qui-vive permanent et les sionistes voyaient dans un Etat fort la constitution d’une sécurité vitale. Ces derniers refusaient l’idée d’existence d’un peuple palestinien car celui-ci aurait eu des droits, dont celui d’autodétermination. Ils parlaient d’habitants arabes dépourvus de droits nationaux.

Le fond du problème résidait et réside toujours dans le fait qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle. Les progrès de l’un se font toujours au détriment de l’autre.

Est-ce que l’idée de la légitimité d’un refuge vers un endroit sûr, où les juifs pourraient vivre en paix après la Shoah, symbolisée par l’épopée de l’Exodus, n’a pas joué en faveur du pro-israélisme de l’ensemble de l’Europe après 1945 ?

Certainement. Après 1933 et l’avènement du nazisme, il y a eu une unité dans l’opinion occidentale pour soutenir l’émigration juive en Palestine, façon élégante de se débarrasser de la « question juive ». D’ailleurs les pays les plus actifs dans ce domaine étaient l’Allemagne nazie et la Pologne antisémite. Les Britanniques eux étaient pris dans la contradiction entre leurs intérêts impériaux au Moyen-Orient et une question juive qui devenait de plus en plus dramatique.

La gauche française après 1945 était pro-israélienne, cela apparaissait dès 1947 lors des débats à l’Assemblée générale des Nations unies, avec aussi une solidarité socialiste, comme en 1956, lors de la guerre de Suez. De son côté, l’URSS des dernières années de Staline, de 1946 à 1953, a suscité une émigration vers la Palestine par son antisémitisme, puisqu’elle a persécuté et assassiné les principaux intellectuels juifs soviétiques (3) et même pratiquement préparé un nouveau génocide des juifs, tout en étant le premier pays à reconnaître de jure l’Etat d’Israël en 1948. Pour dissimuler cet antisémitisme et tromper le judaïsme européen dans le cadre de la guerre froide, elle a présenté l’affaire Rosenberg comme une affaire Dreyfus aux Etats-Unis, alors que Julius Rosenberg était vraiment un espion soviétique.

Sur le projet sioniste, le judaïsme européen avait toujours été réservé. On peut même dire qu’il avait été, jusqu’à la Shoah, très majoritairement antisioniste (4). Il existait trois tendances distinctes. La première refusait l’idée d’un peuple juif parce qu’elle ferait des juifs de la diaspora des étrangers dans les pays où ils étaient citoyens. C’est la question de la double allégeance. La deuxième manifestait une forte sympathie pour la colonisation juive (le mot n’était alors pas péjoratif) en Palestine, mais refusait d’en accepter la nature « politique ». On évoquait alors un caractère philanthropique de cette attitude. La troisième, longtemps minoritaire, était le sionisme proprement dit.

Il existait aussi d’autres oppositions comme les juifs marxistes du Bund qui évoquaient un nationalisme non territorial. Puis il y avait la question religieuse. Beaucoup de rabbins voyaient dans le sionisme un messianisme dangereux qui pouvait empiéter sur les compétences divines.

Lors de l’affaire Dreyfus, et pour le grand rabbin de France, Zadoc Kahn (1889-1905), il était impensable de préconiser un Etat juif qui appliquerait la loi juive puisque, le judaïsme étant diasporique, son principe fondamental était que la loi qu’observaient les juifs était celle de l’Etat où ils vivaient.

En Allemagne, à la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, pratiquement la moitié des juifs avaient des conjoints non juifs. C’est à cela que le nazisme s’est attaqué, et, avant la décision de l’extermination (1941), le régime a envisagé plusieurs plans d’expulsion des juifs, en particulier vers la Palestine.

Pour les juifs français lors de l’affaire Dreyfus et après, leur patriotisme français garantissait leur vie paisible, en France. L’antisémitisme, les pogroms étaient en Pologne, en Russie, en Ukraine, en Roumanie, dans les Etats baltes. Dans toute l’Europe, les juifs parlaient largement la langue des pays où ils vivaient. L’idée sioniste d’un Etat juif ayant sa propre religion et sa propre langue n’était pas soutenue par la majorité des juifs d’Europe.

Pour revenir sur la dernière période, vous avez dit récemment que Benyamin Netanyahou avait manipulé Joe Biden. Pourriez-vous nous en dire plus sur les soutiens actuels du Premier ministre israélien, sa relation avec Donald Trump et ses soutiens en Europe et ailleurs dans le monde ?

B. Netanyahou été déçu par la défaite de D. Trump à la fin de son premier mandat, et donc sa victoire en 2024 a été une aubaine pour lui. Les principaux soutiens à Israël aux Etats-Unis ne proviennent pas des juifs américains mais essentiellement des fondamentalistes chrétiens, en particulier des évangélistes, qui se fondent entre autres sur une interprétation de l’Apocalypse de Saint-Jean qui dit que les juifs doivent être réunis en Terre sainte comme étape vers leur conversion au christianisme. Or il y a de plus de plus en plus d’évangélistes en Amérique, par rapport aux autres Eglises chrétiennes, et D. Trump s’appuie sur ce courant. Quant aux Arabes, ils sont considérés depuis 1916 aux Etats-Unis comme des Blancs (« Caucasiens »), mais ils sont vus comme des gens qui ressemblent plutôt aux Mexicains ou aux Indiens d’Amérique. Dans l’imaginaire, les sionistes répliquent la conquête de l’Ouest contre les méchants indiens ou mexicains, ce qui rapproche l’histoire américaine de celle de l’Etat d’Israël à travers l’idée d’un « droit de conquérir » et d’un « droit à se défendre » vis-à-vis des autochtones.

La résistance de ces derniers est considérée comme illégale, d’où la définition de « terroristes ». Les intéressés, eux, se considèrent comme des résistants appartenant à un mouvement de libération nationale.

D. Trump est un soutien sûr pour l’expansion coloniale d’Israël. Le soutien des Etats-Unis à Israël en 2024 s’est élevé à vingt-trois-milliards de dollars, et il est peu probable qu’il diminue, même si Israël commet des crimes de guerre et un génocide.

En Europe, une fois la page de l’histoire coloniale tournée, l’idée de conquête est rejetée. La droite extrême en France est philosioniste parce que sa priorité est le combat contre les Arabes et l’islam.

Avec la décolonisation, une grande partie des juifs d’Afrique du Nord sont venus en France plutôt qu’en Israël, et cela a modifié la composition du judaïsme français, au détriment de sa composante ashkénaze. Je me souviens – j’avais 13 ans – d’un rassemblement en 1967, devant l’ambassade d’Israël à Paris, pour soutenir ce pays lors de la guerre des Six-Jours, où les gens scandaient « Israël vaincra ! », sur le même rythme que « Algérie française ! », ce qui était symptomatique de l’évolution du judaïsme français. Un fait que Raymond Aron, partisan de l’indépendance algérienne, a relevé (5).

Quant à l’URSS puis à la Russie, elles n’ont jamais remis en cause l’existence de l’Etat d’Israël. Les juifs de Russie qui ont émigré en Israël depuis la chute de l’Union soviétique parlent russe, gardent des contacts avec la Russie et sont parmi les plus extrémistes, mais ils sont peu présents dans les colonies. La Russie a ses propres intérêts stratégiques en Syrie ou en Egypte, et elle n’est pas une menace pour B. Netanyahou.

En définitive, y a-t-il peu de chances que le monde parvienne à arrêter l’expansionisme israélien ?

Le seul élément positif possible me semble être que la relation entre la diaspora juive dans le monde et l’Etat d’Israël pourrait évoluer. Mais je suis fondamentalement pessimiste.


(1) Ensemble des problèmes posés, à partir du XVIIIe siècle, à la diplomatie européenne par le démembrement de l’Empire ottoman et la lutte des grandes puissances pour dominer l’Europe balkanique et la Méditerranée orientale.

(2) En référence à la formule du « socialisme à visage humain » qui était en vogue à la veille de la chute de l’URSS.

(3) Voir Gilles Manceron, « De l’affaire Rosenberg à la “non affaire” Solomon Mikhoels », in Hommes & Libertés, n° 195, p. 24-26 (www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2022/02/HL195-Actualite-7.-De-laffaire-Rosenberg-a-la-non-affaire-Solomon-Mikhoels.pdf).

(4) A noter que le dreyfusard libertaire Bernard Lazare (1865-1903) a violemment attaqué le promoteur du sionisme Theodor Herzl dans une lettre en 1902, quand le 5e Congrès sioniste mondial a rendu hommage au sultan Abdul Hamid II, responsable du massacre de centaines de milliers d’Arméniens : voir Gilles Manceron et Emmanuel Naquet, « Vous n’avez pas le droit de déshonorer votre peuple », in Etre dreyfusard hier et aujourd’hui, PUR, 2009, p. 315.

(5) Raymond Aron, Mémoires, préface de Nicolas Baverez, avant-propos de Tzvetan Todorov, éditions Robert Laffont, 2010.


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