Camp des Milles : la mémoire de la déportation
Après quarante années d’oubli et trente autres de bagarre acharnée, le site mémorial du camp des Milles, près d’Aix, est officiellement inauguré aujourd’hui en présence de Jean-Marc Ayrault et sept autres de ses ministres
Un jour de 1983, un sous-préfet d’Aix passe un coup de fil au président de la communauté juive de Marseille pour le prévenir : la Salle des peintures du camp des Milles va être détruite.
« Inadmissible, répond le président de la communauté, mais c’est quoi, le camp des Milles ? » L’anecdote, rapportée par Alain Chouraqui, président de la Fondation camp des Milles, ferait presque sourire. Elle dit surtout la chape d’oubli qui a recouvert cette histoire aixoise pendant plus de quarante ans.
Pourtant, entre 1939 et 1942, d’abord sous l’autorité de la IIIe République puis sous celle de l’État vichyste, 10 000 hommes, femmes et enfants ont été internés dans l’ancienne tuilerie des Milles, désaffectée depuis la crise des années 30. Tous étaient étrangers, juifs dans leur écrasante majorité, mais aussi communistes italiens, républicains espagnols…
En 1939, les premiers internés des Milles sont le plus souvent Allemands ou Autrichiens. Alors que la France vient de déclarer la guerre à l’Allemagne nazie, tous les ressortissants du Reich – même, belle reconnaissance de l’armée française, des légionnaires… – sont considérés comme des ennemis en puissance.
Les opposants politiques allemands ou les juifs ayant fui les persécutions nazies n’y échappent pas. Marseille, son port et ses réseaux d’exfiltration vers les États-Unis – notamment celui de l’Américain Varian Fry – font alors figure de dernière chance pour des hommes qui voient le péril hitlérien grignoter toute l’Europe.
2 000 juifs envoyés à Auschwitz
Les anonymes broyés par l’histoire s’entassent dans la tuilerie. Les célébrités de l’époque aussi. Les peintres Max Ernst et Hans Bellmer, les écrivains Lion Feuchtwanger ou encore Franz Hessel (le père de Stéphane et premier traducteur allemand de Proust, qui inspira le personnage de Jules dans Jules et Jim), des sommités de la médecine, des médias ou du monde judiciaire…
La tuilerie est le règne de la poussière, des puces et des poux, du froid venteux l’hiver dans les dortoirs (en fait d’anciens fours et aires de séchage pour les briques) ou, l’été, du soleil de plomb dans la cour sans point d’eau ou presque. Les conditions d’hygiène sont déplorables et la dysenterie fait des ravages.
De 1939 à 1940, c’est l’armée française qui gère directement le camp. « Les conditions étaient moins strictes, à ce qu’il semblait. On pouvait voir des internés juifs passer dans le village, certains musiciens venaient donner des concerts à la salle Sainte-Madeleine », se souvient Gabriel Camoin, 82 ans, ancien coiffeur des Milles et qui habite toujours face à la tuilerie.
Mais à partir de 1940, Pétain obtient les pleins pouvoirs du Parlement et après l’armistice, c’est Vichy et la police qui prennent les rênes des Milles. Les internés y sont bouclés sans possibilité de sortie. À Marseille, le robinet des visas pour l’Amérique ne va pas tarder à se fermer (Fry est expulsé de France en septembre 1941) et le piège se referme sur les prisonniers.
Les Milles rentrent alors dans la période la plus sombre de leur histoire, en prenant part « à la déportation des juifs dans le cadre de la Solution finale », explique Alain Chouraqui. En août et septembre 1942, deux milles juifs, hommes, femmes et enfants, sont envoyés, dans des wagons à bestiaux, des Milles à Auschwitz, via Drancy. « C’est l’État français qui a proposé de rajouter les enfants aux convois, ce que l’occupant n’avait même pas encore demandé », précise Alain Chouraqui. Le fait historique aura finalement été plus têtu que la chape d’oubli.
Alain Chouraqui : « L’expérience du pire pour mieux résister»
Chercheur au CNRS et président de la Fondation camp des Milles mémoire et éducation, Alain Chouraqui revient sur la genèse du site mémorial qui aura mis trois décennies à voir le jour.
Des décennies d’une histoire occultée s’achèvent aujourd’hui. Si dès 1942 des témoins ont décrit les événements qui se sont déroulés dans cette tuilerie d’un petit village provençal, ce n’est qu’en 1983 qu’ils refont surface. Ce camp va aujourd’hui jouer un rôle majeur dans la transmission de l’Histoire. Le point avec un des ses plus ardents défenseurs, Alain Chouraqui.
- Le Mémorial ouvre ses portes au public aujourd’hui. Un site et un projet singuliers que la société civile a porté haut et fort. Quel est l’intention de ce projet ?
Le site a ceci d’unique qu’il est le seul camp français de déportation encore intact. Il est aussi marqué d’empreintes spécifiques, des cicatrices laissées par les artistes et les intellectuels qui y ont été internés. Tout se passe avant l’occupation allemande de la zone Sud. Ce ne sont pas les méchants allemands mais Vichy qui propose, au-delà des espérances nazies, de convoyer aussi les enfants vers les camps d’extermination. Ce site restitue l’expérience de tout ce qu’il peut y avoir de terrifiant en l’Homme. Notre projet se décline ainsi en trois volets interdépendants : historique, mémoriel et réflexif. Mais son intention est de dépasser les dimensions historiques et mémorielles du camp. On l’a conçu plus spécifiquement comme un lieu d’interrogation sur l’avenir. Il s’agit de savoir comment, éclairé par le passé, on peut faire en sorte que «plus jamais ça !». Comment, appuyé sur l’expérience du pire, on peut déployer des résistances.
- Sauver ce site de la table rase, le restituer à l’Histoire et l’élever en lieu de mémoire et de réflexion, semble relever de l’évidence. Pourquoi l’aboutissement du projet a-t-il été si long ?
Il y a d’abord eu la longueur de la reconnaissance historique; on n’est pas en zone occupée. Il y a tout l’engrenage de la persécution qui se met en branle en l’espace de trois années. Ensuite, l’histoire a été oubliée. Surtout, on ne voulait plus évoqué ce cauchemar. Et la tuilerie a repris du service après la guerre, avec les besoins de la reconstruction. Mais l’histoire du camp a à nouveau émergé quand le sous-préfet d’Aix apprend que la salle des peintures est menacée de destruction pour les besoins de modernisation de la tuilerie. Impuissant, il avertit une association qui se mobilise et mobilise l’opinion publique. A partir de là, ça a été 29 ans de bagarre continue. Des anciens déportés se sont même enchaînés aux grilles pour sauver le camp de l’oubli. Puis le projet a bénéficié du soutien de personnalités comme Simone Veil, Elie Wiesel ou Serge Klarsfeld, De même que la presse l’a remarquablement accompagné. Il fallait imposer l’importance du lieu, récolter toutes les traces éparpillées de ce passé douloureux, éviter un «musée Granet», puis défendre un concept éducatif… Le plus dur, c’est qu’on ne se battait pas contre des refus catégoriques, mais contre des «oui» qui restaient sans effets. La dernière décennie est plus banale, tout en étant passionnante pour nous, c’est la création du Mémorial.
- Le volet réflexif a donné lieu à quelques crispations au sein du précédent gouvernement. Lors de sa visite en 2006, Renaud Donnedieu de Vabres y envisageait plutôt un lieu de mémoire…
Il a fallu sans cesse convaincre du bien fondé de ce projet et combattre les peurs. Les freins sont cependant plus venus d’associations que de politiques, ils étaient plus d’ordre psychologique qu’idéologique. Il y a ceux qui ne voulaient pas qu’on remue ce passé nauséabond. Avec le volet «comment est-ce arrivé?», nous avons souhaité insister sur les étapes qui conduisent à la haine de l’autre à la volonté de son anéantissement, à la barbarie. On y met en lumière les conditions d’une déstabilisation continue, la crise qui prend la forme d’un terreau du pire. On y trouve un focus sur les stéréotypes et les préjugés, on aborde la nécessité cognitive de ces stéréotypes et son glissement naturel vers le racisme, comme le processus de déshumanisation qui permet de tuer des hommes, la manipulation des mots. On y pose la question de la responsabilité de laisser faire ou d’agir, la question des résistances. On y décrit les principes qui conduisent au totalitarisme. Tous les processus dans le comportement humain qui font que le pire naît de l’ordinaire.
- Aujourd’hui, le projet éducatif est un point fort du site et huit ministres viennent l’inaugurer…
Nous avons déjà reçu ici la visite et le soutien de personnalités mais huit ministres…on ne s’y attendait pas. Après ce long aboutissement, c’est une belle reconnaissance.
- Dans la partie «que ferais-je demain si…?», on note bien l’évocation du Tseghaspanoutyoun, du Samudaripen et du génocide rwandais, de même qu’un rappel des tragédies d’Ibrahim Ali, de Brahim Bouaram et Ilan Halimi, mais rien sur l’accueil réservé par notre société aux familles roms. Pourquoi ?
Nous faisons apparaître les mécanismes toujours à l’œuvre dans le mal, avec des statistiques en France, en Europe et dans le Monde où on retrouve les effets de passivité, de bande, de préjugés qui conduisent à l’assassinat. Mais nous avons voulu éviter de parler d’actualité. Comme pour l’Éducation nationale, on pose les principes puis on questionne. Ce sont des clefs qui permettent à chaque citoyen de se repérer dans les étapes de ce processus. Ce que nous présentons est objectif et scientifiquement établi mais ce site n’est pas le lieu de tous les dysfonctionnements sociaux.