Jean-Pierre Sainton (1955-2023)
Une amitié politique
par Michelle Zancarini-Fournel, pour le site histoirecoloniale.net
J’ai fait la connaissance de Jean-Pierre Sainton en 2002 dans le cadre des épreuves du premier CAPES de créole. Le décret du 9 février 2001 a, en effet, institué, dans le cadre de l’Éducation nationale, un concours de recrutement de professeurs du second degré pour pourvoir à l’enseignement du créole en lycée et collège. Le choix de l’administration a été de créer un concours bivalent avec une « majeure » créole et une « mineure » pouvant être les lettres modernes, l’anglais, l’espagnol ou l’histoire- géographie, sur le modèle des CAPES de catalan, occitan, basque et breton. Participer ou non à ce jury a été un débat intense par mails interposés pendant toute la durée des épreuves entre certains linguistes spécialistes et/ou écrivains créoles restés au pays dans une position de refus de collaboration avec l’État et les « collabos » du jury taxés pour certains de « nègres-blancs » qui acceptaient une position « réformiste » pour légitimer l’apprentissage de cette langue qu’est le créole dans toute sa diversité. D’autres que moi feront cette histoire, mais elle serait importante à la fois pour l’histoire des Antilles et pour l’histoire de l’éducation en France.
Pour constituer les jurys de la « mineure » de ce CAPES, l’administration de l’Éducation nationale a recruté des enseignant.es ayant déjà participé au jury du CAPES de leur discipline, et c’est ainsi que l’on m’a proposé d’assumer, avec Christian Delacroix, les épreuves écrites et orales de la mineure d’histoire. Effective pendant trois sessions, cette nomination m’a conduite à m’intéresser de près à l’histoire des Antilles, de la Réunion et de la Guyane et à échanger sur différents sujets avec Danielle Bégot et Jean- Pierre Sainton, membres historiens du jury de la « majeure » créole. Elle et il venaient de co-diriger l’ouvrage collectif publié au CTHS, Construire l’histoire antillaise, Mélanges offerts à Jacques Adélaïde-Merlande, à l’occasion du départ à la retraite de ce dernier, premier président de l’université des Antilles-Guyane créée en 1982 et co-fondateur de l’Association internationale des historiens des Caraïbes, association dont Jean-Pierre Sainton était président au moment de sa mort.
Préparés par une intense remémoration des événement de 1967, les 44 jours de luttes sociales contre la profitation (LKP) du 20 janvier au 4 mars 2009 aux Antilles ont initié entre Jean-Pierre et moi une discussion permanente jusqu’à sa mort brutale, à la fois sur des questions politiques du moment autour du lien entre écriture de l’histoire et engagement, d’épistémologie et d’écriture de l’histoire, ainsi que sur notre métier commun d’enseignant auquel nous étions respectivement très attachés. Dans un premier temps je vais lui donner la parole en utilisant les informations puisées dans un entretien effectué par Véronique Ginouvès dans le cadre de l’ANR Histinéraires1. Puis j’énoncerai l’importance de ses principales publications jusqu’à ses projets en cours brusquement arrêtés.
Éducation et formation
Jean-Pierre Sainton a été élevé dans sa prime enfance en Martinique, par ses grands-parents maternels, alors que ses parents effectuaient leurs études respectives de médecin et d’assistante sociale à Paris. Sa famille maternelle appartenait à la petite bourgeoisie antillaise. Son arrière-grand-père maternel était comptable à l’usine Galion (La Trinité, Martinique) ; Jean-Pierre avait entrepris d’écrire une histoire sociale de cette usine ; sa grand-mère martiniquaise, institutrice, lui « a servi de mère », dit-il et lui a appris à lire ; son grand-père était libraire et tous deux « lui ont donné le goût des mots ». Un de ses grands-oncles avait été pilote de chasse pendant la Grande guerre, et il est mort quelques années plus tard dans un accident de l’hydravion d’une compagnie qu’il avait fondée en Guyane. C’est le premier voyage qu’a effectué Jean-Pierre après sa retraite en novembre 2022 à la recherche de traces de cet oncle sur lequel il avait réalisé un montage audiovisuel, présenté à Cayenne, en présence, entre autres, de Christiane Taubira.
Son père, Pierre Sainton, était d’une humble famille de Guadeloupe. Après avoir passé le baccalauréat en 1945, il entre à l’école normale d’instituteurs, enseigne puis reprend des études de médecine à Paris. Il retourne avec son épouse en Guadeloupe et Jean-Pierre retrouve alors ses parents pour effectuer sa scolarité secondaire au lycée Carnot de Pointe-à-Pitre, le lycée des élites.
Le docteur Pierre Sainton a été le leader d’une génération étudiante politisée, fondateur en 1963 du GONG (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe). Il a organisé, le 1er mai 1967, le premier cortège en faveur de l’autonomie à Capesterre, la commune où il exerçait. C’est aussi la première manifestation à laquelle a participé son fils : très jeune (il avait 12 ans !), Jean-Pierre est visible sur un cliché illustrant son livre La Décolonisation introuvable. À la suite des épisodes de rébellions urbaines en mars et mai 1967 en Guadeloupe, Pierre Sainton est arrêté, transféré à Paris. Les procès devant la Cour de sureté de l’État au printemps 1968 des autonomistes guadeloupéens se concluent par des non-lieux ou des condamnations à quelques mois avec sursis pour « volonté de séparatisme » de la république française.
Dans cette période agitée, déjà militant autonomiste – « une question de foi » dit-il en 2015 -, Jean-Pierre passe son bac en 1973, hésite à entreprendre des études de littérature ou d’histoire et finalement prépare un DEUG d’histoire sous la houlette de Danielle Bégot, sa future collègue. Il estime avoir eu une excellente formation et évoque la rencontre avec des « missionnaires » venus du continent dispenser des conférences sur l’histoire de l’art, la rencontre avec l’anthropologue Jean-Luc Bonniol avec qui il fera ultérieurement sa thèse, François Lebrun sur la démographie historique qui l’introduira à l’histoire quantitative, ou encore la découverte de la linguistique créole avec le grammairien Jean Barnabé et de l’histoire des Antilles avec Jacques Adelaïde.
Il poursuit des études en licence d’histoire et d’enseignement à la faculté de Nanterre et cite de « grands profs » : Philippe Contamine en médiévale, René Rémond en histoire politique et Maurice Lévy-Leboyer en histoire économique. Il poursuit avec des appréciations plus mitigées – « nous étions livrés à nous-mêmes » – sa maîtrise à Paris 7, dans la filière Afrique-Antilles et Tiers monde, mais il ne termine pas sa thèse, car on lui demande de revenir au pays pour militer à l’UPG (l’Union des paysans de la Guadeloupe) : il dit avoir été alors « happé par le militantisme ». Il s’était marié à Paris avec Juliette Facthum, étudiante en anglais et en linguistique créole. Il et elle retournent en Guadeloupe avec leur fille. Il a eu avec Juliette trois enfants, Armelle, Samory et Sady. Lui devient professeur contractuel dans un lycée privé (« non confessionnel » dit-il en riant) et apprend la pédagogie ; il dit avoir croyance en « la foi pédagogique » et aimer de plus en plus enseigner
Le premier travail militant, « signé de mon nom » précise-t-il, avec Raymond Gama, est en 1985 Mé 67 histoire d’un événement, (nouvelle édition en 2011). La volonté d’éclaircir l’histoire de cet événement initiateur ne l’a jamais quitté, comme le montre son ultime publication aux éditions Libertalia. En 1986, il constate un affaissement du groupe nationaliste ; le discours est devenu à ses yeux incohérent, naviguant de propositions « terroristes » à un discours affadi sur la participation aux élections en faveur du parti socialiste. Il s’éloigne d’un militantisme chronophage, tout en se sentant encore militant et participant activement « à la base », me disait-il en riant, lors de la lutte du LKP en 2009.
Recherche et publications. Enseignement
Publiée en 1993, la biographie de Rosan Girard retrace le parcours du dirigeant et théoricien communiste, qui joua en Guadeloupe un rôle comparable, d’une certaine façon, à celui de Césaire en Martinique[[Rosan Girard : Chronique d’une vie politique en Guadeloupe, Paris/Pointe à Pitre, Karthala/Jasor, 1993. Nouvelle version réactualisée en 2021 : voir le compte rendu de Sylvain Mary, « Jean- Pierre Sainton, Rosan Girard : Chronique d’une vie politique en Guadeloupe », Histoire@Politique [En ligne].]]. Jean-Pierre Sainton voyait en lui le dernier des « Grands Nègres », c’est-à-dire des grands leaders politiques populaires de la Guadeloupe à avoir réussi à concentrer et représenter les aspirations majoritaires du peuple. Cette publication a accompagné la rédaction de sa thèse soutenue en 1997, sous la direction de Jean-Luc Bonniol, une thèse d’histoire politique et d’anthropologie sociale sur Les Nègres en politique. Couleur, identités et stratégies de pouvoir en Guadeloupe au tournant du siècle. Il dit avoir beaucoup discuté avec son directeur de thèse de l’emploi du mot « Nègres » auquel il tenait absolument.
En 1999, à 43 ans, Jean-Pierre Sainton devient maître de conférences à l’université des Antilles- Guyane. Il s’est investi fortement pendant une dizaine d’années, dans la fondation d’un campus nouveau de l’université, situé à Saint-Claude (près de Basse-Terre, , sur l’ancien camp Jacob la création du Département de lettres et sciences humaines (DPLSH) et de plusieurs masters. Ses publications ont parfois été retardées par cet engagement à part entière dans l’enseignement et la formation. C’est ainsi qu’il a dirigé les deux premiers tomes d’Histoire et civilisation de la Caraïbe (Guadeloupe, Martinique, Petites Antilles.) : la construction des sociétés antillaises des origines au temps présent, structures et dynamiques, respectivement le tome 1 » Le temps des genèses. Des origines à 1685″ en 2004 et le tome 2 « Le temps des matrices. Économie et cadres sociaux du long XVIIIe siècle » (Karthala 2012), volume spécialement dédié Aux ancêtres africains. Aux Nègres. À ceux qui subirent la Traite, l’Esclavage, puis leurs effets à travers les siècles. Le volume trois devrait être sous presse.
Il soutient un mémoire d’habilitation à diriger des recherches à l’université des Antilles, mémoire qui articule une étude des cultures politiques en Guadeloupe et en Martinique de 1943 à 1967 à une réflexion de nature socio-anthropologique décrivant le basculement de la société antillaise de « l’habitation tardive », héritée de la période post- esclavagiste, vers une société plus mobile, urbaine et consommatrice. Il montre aussi combien les sociétés antillaises subissent l’influence de facteurs exogènes. Ce mémoire d’HdR donne lieu en 2012 à une publication aux éditions Jasor de Pointe-à-Pitre, La Décolonisation improbable. Cultures politiques et conjoncture en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), un ouvrage fondamental pour l’histoire des Antilles mais aussi pour l’histoire de la France. Suite à nos discussions sur les rapports entre histoire et mémoire des événements traumatiques de 1967, que j’avais qualifiés « d’histoire mutique » dans « L’atelier de l’historien » de la France du temps présent (2010), Jean-Pierre Sainton m’avait fait en 2011, l’honneur et le plaisir, de me demander d’écrire une préface, raison pour laquelle j’avais placé en exergue « Nulle île n’est une île » (reprenant ainsi le titre d’un ouvrage de Carlo Ginzburg de 2005) pour signifier aussi cette ouverture de l’histoire antillaise vers d’autres contrées. Dans un article – qu’il faudrait relire – publié en 2013 pour un numéro qu’il a co-dirigé de la revue Outre-mers. Revue d’histoire, consacré aux « Territoires de l’histoire antillaises », Jean-Pierre avance une analyse des temporalités, des territoires et des dynamiques des sociétés qui démontre son souci constant de réfléchir à l’épistémologie et à l’écriture de l’histoire. Il écrit :
« Pour comprendre profondément l’histoire insulaire des Antilles, il faut d’abord paradoxalement en sortir » et appelle en conclusion à « une épistémo-méthodologie de l’histoire des intersections »2.
On pense aussitôt au numéro des Cahiers d’histoire immédiate de 2016, qu’il a co-dirigé avec Jacques Dumont et Sylvain Mary, consacré aux « lectures de la révolution cubaine dans le monde atlantique » et son insertion dans l’histoire globale.
La Guadeloupe est « mon terrain, mais pas mon enclos » disait-il dans son entretien en 2015 pour Histinéraires. Refusant d’être considéré comme un historien antillais de l’esclavage et du post-esclavagisme, il affirmait : « Je ne suis plus seulement historien de la Guadeloupe, je suis historien ». Il plaidait pour une histoire humaine, compréhensive, une histoire au « ras du sol », qui comprenne les représentations du passé avec une ouverture au sensible, une histoire compréhensive, non dogmatique. À ses yeux l’historien ne devait pas trop se prendre au sérieux ; il s’agit certes d’une fonction importante, d’un métier, mais il ne souhaitait pas « faire carrière », mais faire avancer la compréhension de l’histoire. Il affirmait la nécessité de travailler sur les archives et proposait une socio-histoire des réseaux à partir de base de données, méthode que nous discutions. Il avait ainsi proposé une histoire des géreurs de l’usine du Galion en Martinique, ce qui le reliait avec sa lointaine histoire familiale3.
Je voudrais évoquer pour terminer son rôle dans la constitution d’une commission historique sur les événements traumatiques des Antilles (décembre 1959, juin 1962, mai 1967) promise par Victorin Lurel, lors d’une campagne électorale. Jean- Pierre Sainton avait été sollicité par ce dernier pour en faire partie et même la présider, mais il avait refusé, par déontologie, du fait de l’implication de son père, et avait avancé mon nom, compte tenu des discussions intenses que nous avions depuis 2009 et de mes écrits. Je me suis retrouvée donc dans cette commission, laborieusement constituée, et qui a connu, outre l’initiateur l’ex-ministre, Victorin Lurel, la tutelle de deux autres ministres des Outre-mer entre 2014 et 20164. J’étais secrétaire générale de la Commission en charge avec Jacques Dumont et Sylvain Mary du dossier sur 1967. À ce titre j’ai déposé les dérogations nécessaires et les demandes de déclassification pour des archives considérées comme « secret défense ». Sans pouvoir avancer une estimation certaine du nombre de morts survenues dans les épisodes de rébellions faute de preuves au-delà des huit morts reconnus (mais qui sont sans doute beaucoup plus), nous avons pu grâce à la consultation des archives connaître précisément les forces de l’ordre en action et leurs lieux d’intervention. Nous avons pu aussi démontrer la chaîne de responsabilités dans les événements. J’ai bien sûr communiqué les résultats des découvertes archivistiques à Jean-Pierre Sainton qui a poursuivi l’enquête jusqu’à son ultime publication chez Libertalia sur Mai 67, qu’il considérait – m’avait-il confié – comme la meilleure synthèse qu’il ait écrite à ce sujet.
Il fourmillait de nombreux projets d’écriture, dont un livre sur l’épistémologie de l’histoire qu’il voulait relier à la philosophie politique dont il relisait assidûment les classiques. Au-delà de ce projet et de bien d’autres encore, Jean-Pierre Sainton devait rédiger un article important, à paraître en 2025, et qui lui tenait particulièrement à cœur sur « La longue marche du nationalisme guadeloupéen : du GONG au LKP (1963-2023) », pour un numéro (dirigé par Sylvain Mary) de la revue Parlements consacré aux
« Politisations nationalistes outre-mer depuis 1962 ». Il se proposait d’après sa note d’intention de « retracer l’évolution de soixante ans de nationalisme guadeloupéen, en mesurant son échec politique et idéologique au regard de son infusion culturelle et sociale. » Sa connaissance intime du mouvement nationaliste en Guadeloupe nous laisse à penser qu’il était le seul à avoir la distance et l’empathie indispensables pour écrire un tel bilan raisonné.
Notre dernière discussion publique a eu lieu le 4 mars 2023, en visioconférence, faute d’avoir pu se tenir en septembre 2022 à Pointe-à-Pitre, à cause d’un ouragan à la suite duquel toutes les manifestations culturelles ont dû être annulées. Il s’agissait d’une conférence-débat autour de la question de l’émancipation, des idées et des luttes d’hier, d’aujourd’hui et pour demain… J’avais pris l’exemple des féministes du XIXe siècle et j’avais eu le plaisir de lui faire découvrir, en amont, les écrits de Flora Tristan. Jean- Claude Zancarini a évoqué les combats et l’œuvre d’Antonio Gramsci et Jean-Pierre nous a dressé un portrait chaleureux de Rosan Girard dont il venait de publier une édition augmentée de sa biographie.
Sa mort soudaine me laisse sans voix.
[/Michelle ZANCARINI-FOURNEL
3 septembre 2023/]
Lire sur notre site
- HISTINERAIRES, http://www.calames.abes.fr/pub/ms/Calames-20214301443827810, entretien sonore effectué par Véronique Ginouvès le 28 novembre 2015, Cote : MMSH-PH-5195.
- Jean-Pierre Sainton, « Territoires de l’histoire antillaise et dynamiques des sociétés, Outre-Mers. Revue d’histoire, 2013, n° 378-379, p. 183-198.
- Jean-Pierre Sainton, Clara Palmiste et Christelle Lozère (dir.), « Croisées d’images et de figures sociales en Guadeloupe et en Martinique au cours du premier vingtième siècle : Actes de la 2e journée d’études REZO-Antilles (30 octobre 2019, Fort-de-France) », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, n° 189, mai–août 2021. Voir les deux articles disponibles sur le site Érudits écrits avec Jessica Pierre-Louis, » Les géreurs du domaine sucrier du Galion (Martinique) durant l’entre-deux-guerres » et « Prosographie des géreurs du Galion au début du XXe siècle ».
- Voir le décret de constitution de la commission du 2 mai 2014, Journal Officiel de la République française, et le rapport final du 30 octobre 2016 publié sur le site de la Documentation française.