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Édition du 1er au 15 juin 2025

Un extrait du livre « Gaza, une guerre coloniale »

Sous la direction de Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah, un livre collectif pour comprendre l’histoire en train de se faire tragiquement.

De quoi la guerre actuelle à Gaza est-elle le nom ou l’apogée ? Quels processus et quelles logiques, poussés à leur terme, sont-ils à l’œuvre dans les massacres en cours ? Dans Gaza, une guerre coloniale, dirigé par Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah, seize chercheurs et chercheuses allient analyse politique, perspectives judiciaires et historiques à des approches socio-anthropologiques pour comprendre l’histoire en train de se faire. Nous en publions ici l’introduction.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’offensive dévastatrice menée par l’armée israélienne contre le peuple palestinien dans la bande de Gaza a duré dix-huit mois. L’accord de cessez-le-feu entré en vigueur le 19 janvier 2025 a été brisé le 18 mars par la reprise des bombardements israéliens. Un siège total a été imposé depuis le 2 mars[1]. Elle a conduit au massacre de plus de 50 144 Palestiniennes et Palestiniens[2], et ce, sans compter celles et ceux encore coincés sous les décombres ou disparus. Plus de 113 704 personnes ont été blessées[3], et près de 90 % des 2,3 millions de Gazaoui·es[4] ont été déplacés par la force, souvent plusieurs fois. Gaza est un champ de ruines, toutes ses infrastructures vitales ont été visées, la population est soumise à un blocus israélien quasi hermétique depuis que l’armée, après la prise du point de passage de Rafah vers l’Égypte en mai 2024, contrôle toutes les frontières de son territoire, entraînant de multiples pénuries de nourriture, de biens de première nécessité, de médicaments, etc. – des pénuries qui sont utilisées comme armes de guerre.

Cette guerre a été déclenchée après l’attaque du Hamas et d’autres groupes armés le 7 octobre 2023 sur le Sud d’Israël ayant conduit à la mort de 1 200 Israéliens et Israéliennes et à la prise en otages de 251 personnes, civiles et militaires. En dépit de ce terrible événement déclencheur, l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre, et cette guerre s’inscrit dans un conflit historique, ancré dans un processus colonial et fondé sur le non respect du droit international par la puissance occupante israélienne. Elle n’implique pas seulement la bande de Gaza mais également le reste de la Palestine historique et, depuis septembre 2024, le Liban, ainsi que les sociétés alentour, de longue date concernées par l’actualité palestinienne.

De quoi la guerre actuelle à Gaza et son extension, est-elle le nom ou l’apogée ? Quelles logiques et quels processus, poussés à leur terme, sont à l’œuvre dans les massacres en cours ? Cet ouvrage pluridisciplinaire, alliant analyse politique, perspectives juridiques et historiques à des approches socio-anthropologiques, s’attache à dresser un état des lieux, à documenter et à comprendre une histoire en train de se faire. Avec les outils et le recul des sciences sociales, il a pour ambition de donner des clés analytiques à un large public afin de lui permettre d’appréhender les différents ressorts et dimensions de cette guerre, ses déchaînements de violence, et d’en déceler les ruptures et les continuités.

Génocide et colonialisme

En décembre 2023, l’anthropologue Ruba Salih écrivait :

« Il n’y a malheureusement rien de nouveau à affirmer que les peuples opprimés et colonisés ont été, et continuent à être, soumis à une violence épistémique – altérisation, réduction au silence et visibilité sélective – qui les rend inaudibles, ou ne les montre et ne les écoute que dans l’unique cadre de certains points de vue ou registres perceptuels – terroristes, manifestants, meurtriers, sujets humanitaires – tout en les privant de leurs qualités les plus humaines. La disparition et la déshumanisation fabriquées des Palestinien·nes participent et continuent de participer de leur élimination physique et de leur effacement en tant que peuple. […] La violente attaque menée par le Hamas dans le Sud d’Israël le 7 octobre 2023, au cours de laquelle des milliers de personnes ont été tuées [des deux côtés], est constamment présentée comme le début d’une violence “sans précédent”, tout en effaçant doublement, physiquement et épistémiquement, les plus de 5 000 Palestinien·nes tué·es, jusqu’en 2022, dans les bombardements à Gaza. Le 7 octobre devient ainsi le point de départ d’une épistémologie israélienne d’un temps supposé universel, tout en marquant une escalade dans la criminalisation de la contextualisation et du refus de l’historicisation[5]« .

Elle inscrivait ainsi la continuité de ce qui se passe à Gaza dans le registre colonial, un terme qui représente une réalité controversée. L’actualité médiatique donne lieu à de vifs débats souvent extrêmement tendus autour de la qualification de la politique de l’État d’Israël comme “coloniale”. Les controverses sont plus importantes encore en ce qui concerne la qualification désormais fréquente de “génocide” à propos de ce qui s’est passé à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Si les termes sont dans l’ouvrage choisis et employés librement par chaque auteur ou autrice2, nous souhaitons dans cette  introduction expliquer la manière dont nous assumons ces deux terminologies, dans la stricte perspective ouverte par le droit international, depuis la création de l’ONU et de la Cour internationale de justice (CIJ) en 1945 jusqu’aux récents développements de ces vingt dernières années, notamment avec l’instauration de la Cour pénale internationale (CPI) par le Statut de Rome en 2002.

Ainsi, comme le rappellent plusieurs chapitres de cet ouvrage, la CIJ a rendu le 26 janvier 2024 une ordonnance reconnaissant un “risque plausible de génocide” de la population palestinienne à Gaza, s’accompagnant de six mesures conservatoires. Celles-ci stipulent l’obligation pour l’État d’Israël de : 1/ s’abstenir de commettre des actes entrant dans le champ d’application de la Convention sur le génocide ; 2/ prévenir l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; 3/ punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; 4/ prendre des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture de l’aide humanitaire à la population civile de Gaza ; 5/ conserver les preuves liées à l’accusation de génocide ; 6/ présenter un rapport à la Cour d’ici un mois sur toutes les mesures prises conformément à cette ordonnance[6].

Force est de constater que plus d’une année après la délivrance de cette ordonnance, rien n’a été fait par Israël pour prévenir et empêcher un possible génocide à Gaza, et ce, malgré la délivrance par la CPI le 21 octobre 2024 de mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et l’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant. Les trois membres du Hamas également visés par ces mandats d’arrêt, Ismaël Haniyeh, responsable de la branche politique, Yahya Sinouar, leader du Hamas à Gaza, puis de l’ensemble de la branche politique à la suite de l’assassinat d’Ismaïl Hanieyh en juillet 2024, ainsi que le chef des brigades Izz al-Din al-Qassam Mohammed Deif, ont été tués par l’armée israélienne avant qu’ils ne soient émis. Ainsi, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, a dressé en mars 2024 un état des lieux attestant la poursuite de pratiques guerrières relevant d’un génocide2. Un nouveau front a été ouvert au Liban en septembre 2024, avec l’invasion terrestre du Sud et de nombreux bombardements sur l’ensemble du pays. La mise en œuvre de l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah, entré en vigueur le 27 novembre 2024, rencontre encore fin mars 2025 de nombreux obstacles.

La mobilisation du terme “colonial” s’inscrit quant à elle dans la perspective à la fois du droit international et d’un paradigme défendu par de nombreux chercheur·es, dans le but de sortir l’analyse des politiques de l’État d’Israël de l’exceptionnalité et de les resituer – sans les assimiler – dans un cadre comparatif avec d’autres phénomènes de colonisation de peuplement dans le monde, et ce, bien avant 1948.

En 1948, en effet, le monde est encore très largement colonisé et, à la suite de la Nakba, une première génération de chercheuses et de chercheurs palestiniens ont tenté, d’une part, de documenter les dépossessions et de témoigner de la réalité vécue (de la guerre et des camps de réfugié·es), et d’autre part de qualifier le “fait social” israélien comme “fait colonial[7]”. À partir des années 1960, on assiste à la création de centres de recherche comme le Centre de recherche de la Palestine (CRP), de l’OLP, basé à Beyrouth, ou l’Institut des études palestiniennes (IPS) fondé en 1963 par l’historien palestinien Walid Khalidi. Après l’invasion  israélienne du Liban en 1982, le CRP dut fermer ses portes, ses archives ayant été confisquées par l’armée israélienne et ses locaux gravement endommagés.

Le contexte intellectuel français est, lui aussi, marqué dès les années 1960 par des réflexions sur la question qu’on appelait alors “israélo-arabe”, surtout après la guerre d’indépendance en Algérie. En 1967 paraît dans la revue Les Temps modernes l’article important de Maxime Rodinson intitulé “Israël, fait colonial[8] ?” Il s’agissait pour l’auteur de sortir de l’exceptionnalisme israélien en usant de la comparaison avec d’autres contextes sociaux déjà définis comme coloniaux, de situer la création  d’Israël et la question palestinienne dans le cadre de l’établissement d’un rapport social colonial en Palestine, et de considérer ainsi Israël dans la lignée d’autres mouvements de colonisation qui lui étaient contemporains. Cet article a connu un fort retentissement à l’époque par sa remise en cause de l’image idéale d’Israël alors largement répandue en France, et plus généralement dans les pays occidentaux.

Dans le contexte des accords d’Oslo, compromis qui a historiquement limité la possibilité d’un État palestinien aux contours des territoires occupés en 1967, est promue une lecture horizontale d’un “conflit” entre deux nationalismes ou deux parties présentées comme égales – “partenaires” dans le “processus de paix”. La deuxième Intifada commencée en septembre 2000 signe l’échec d’Oslo, mais cette vision symétrique de la situation, couplée à la projection sans cesse renouvelée de négociations à venir, est cependant longtemps restée vivace dans l’opinion.

C’est à la fin des années 1990 et dans les années 2000 que le paradigme colonial a été de nouveau thématisé et théorisé de manière plus systématique, en adéquation avec l’échec d’Oslo et la prise de conscience croissante du leurre de la perspective d’une résolution du conflit par ce processus et sa solution à deux États. Comme l’écrit Areej Sabbagh-Khoury dans un article datant de 2021 : “Ces vingt dernières années […] on a assisté à un regain d’intérêt pour la Palestine/Israël de la part de théoriciens du « colonialisme de peuplement » (settler colonialism), dont les travaux ont contribué à renouveler le domaine des luttes des peuples autochtones du monde entier[9].” Ces travaux reprennent, en outre, la question du colonial en tant que relation ou “relationalité[10]” ancrée dans un rapport d’asymétrie et de domination comme structure globale, qui se retrouve également dans des situations quotidiennes qui peuvent paraître égalitaires.

Si le settler colonialism est généralement traduit par “colonialisme de peuplement”, il le serait peut-être plus efficacement par “colonialisme d’expropriation” ou “colonialisme d’expulsion”. La principale caractéristique qui distingue le settler colonialism du colonialisme dit “classique” ou du néocolonialisme est le fait que les colons viennent s’installer de manière permanente sur une terre occupée, y exercent la souveraineté de l’État et le contrôle juridique, tout en ayant pour objectif ultime de transférer et de remplacer les populations autochtones. Les autochtones deviennent des étrangers, tandis que les colons sont présentés comme des indigènes. Cette particularité est définie par Patrick Wolfe dans un célèbre article de 2006 intitulé “Settler colonialism and the elimination of the native” à travers la formulation suivante : “L’invasion est une structure, pas un événement.” En d’autres termes, le settler colonialism fonctionne grâce à l’élimination continue – c’est un processus – des populations autochtones[11]. Lorenzo Veracini, autre théoricien du settler colonialism, écrivait pour sa part : “Le succès final est atteint lorsque les colons sont « indigénisés » et cessent d’être considérés comme des colons[12].”

Ce champ de recherche appliquant ce paradigme au cas palestino-israélien s’appuie sur des comparaisons avec d’autres situations coloniales : Australie, Fidji, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Canada… Rachel Busbridge le formulait ainsi : “Le « tournant settler colonial[13] » se caractérise par un certain nombre de traits distinctifs, notamment la manière dont il met Israël et sa relation avec les Palestinien·nes en comparaison directe avec les États colons blancs du Nouveau Monde[14].”

L’apport heuristique de ces approches est de considérer la Nakba de 1948 non simplement comme un événement fondateur, mais comme un processus permanent à l’œuvre, sous des modalités différentes, dans tous les territoires de la Palestine : les Territoires palestiniens occupés, la Palestine de 1948 (actuel État d’Israël), les réfugié·es, les Palestinien·nes de la diaspora – ce que les Palestinien·nes expriment à travers l’idée de “Nakba  continue”, “ongoing Nakba” (Nakba mustamirra, en arabe) ; un terme qui a été porté par des intellectuels comme Elias Khoury[15], ou Joseph Massad dans un article de 2008[16]. Comme l’a écrit Caterina Bandini, “cette approche [par le paradigme colonial] permet de saisir l’histoire palestinienne dans la continuité, au plus près du vécu des Palestinien·nes”, sans toutefois plaquer “un cadre rigide sur une réalité nécessairement complexe[17]”. Employer le paradigme colonial signifie être attentif aux persistances historiques qui ont animé les débats scientifiques sur la question palestinienne, et employer un modèle intelligible rendant compte des caractéristiques structurelles de la situation sur le terrain. C’est aussi ne pas se limiter à des analyses ancrées dans les caractéristiques de contextes autres dans l’espace et dans le temps, mais également travailler la spécificité du colonialisme israélien actuel et de ses dispositifs, qui se construisent par exemple en collusion avec une économie néolibérale, avec la globalisation des régimes de mobilité ou de la gestion des frontières[18].

Enjeux et temporalités

Cet ouvrage porte sur une histoire du temps présent, à proprement parler “en train de se faire”. Il tente néanmoins de prendre du recul par  rapport aux événements en cours depuis la déflagration du 7 octobre 2023. À cette fin, et malgré la difficulté d’interpréter des faits et leurs possibles prolongements, il convoque plusieurs échelles et prismes disciplinaires : histoire, relations internationales, sociologie, économie, anthropologie, droit[19].                                    

Ces éclairages permettent de mettre en évidence différents types d’enjeux. Ils sont d’abord d’ordre épistémologique. Il s’agit, comme nous l’avons rappelé plus haut, de faire apparaître des continuités à travers les ruptures (pour beaucoup irréversibles) occasionnées par le 7 octobre 2023 et ses suites, que cela soit sur le plan des groupes politiques et des factions, des effets des politiques gouvernementales sur les sociétés ou du vécu du colonialisme. Nous souhaitons contribuer à documenter finement la manière dont ruptures et continuités s’articulent dans un ordre géopolitique et humain gouverné par les intérêts des plus puissants.

Cela implique des enjeux géopolitiques concernant, bien au-delà des seul·es Palestinien·nes et Israélien·nes, les États de la région. Ce prisme permet de contextualiser les manœuvres, bien souvent changeantes au fil des conjonctures, auxquelles s’adonnent les gouvernements, ainsi que la manière dont les rapports de force historiques entre États contribuent à désigner, à appuyer ou à nier les identités collectives.

L’ouvrage met également en évidence les enjeux anthropologiques, humains et du quotidien, ceux du vécu de la guerre par ses populations. Il s’agit ici de donner à voir des vies confrontées aux massacres, de restituer les pratiques de résistance ordinaires, mais aussi les ondes de choc qui se propagent dans toute la région et dans le monde entier. Comme le rappelait Yara Hawari : “Confrontés à un processus constant d’effacement, les Palestinien·nes se trouvent dans une situation où leur passé et leur avenir sont niés. Ils sont enfermés dans un présent continuel dans lequel la puissance coloniale, Israël, détermine les frontières temporelles et spatiales[20].” Or le rôle des sciences sociales telles que nous les envisageons est de nous appuyer sur des travaux de terrain permettant de restaurer la visibilité et la diversité des voix étouffées par les massacres.

Enfin, ce livre aborde les enjeux juridiques mis en avant par la guerre, ceux qui relèvent du droit international, à partir des avancées importantes ayant eu lieu au cours de l’année 2024, mises en lumière à l’aune des développements survenus ces vingt dernières années, qui permettent de les comprendre et de les mettre en contexte.

Qui peut parler de la guerre et comment ?

La confrontation de ces différentes échelles et de ces différents apports disciplinaires permet à la fois de donner à voir la multiplicité des acteurs impliqués dans la guerre et d’offrir une pluralité de points de vue, au sens épistémologique. Les contributrices et les contributeurs de l’ouvrage abordent la guerre depuis l’intérieur de Gaza, par le prisme de la politique palestinienne et de celle des États du Golfe, du droit international, de la société israélienne, des familles déplacées du Sud du Liban, de la couverture médiatique française, ou encore depuis un salon jordanien… Ces analyses et ces regards sont portés par des chercheurs et des chercheuses qui ont tous et toutes vécu longtemps dans la région, en sont parfois originaires, voire sont directement et personnellement affectés par la guerre, en Palestine, en Israël ou au Liban.

Ce parti pris d’aborder les événements en cours à partir de points de vue disciplinaires, géographiques et personnels différents relève du souci que nous avons de prendre en compte la question du point de vue du chercheur sur son objet, de sa réflexivité, de ses émotions et de son engagement. Munis des outils des sciences sociales, certains auteurs et autrices de cet ouvrage livrent en effet des textes très ancrés dans des vécus, parfois personnels, qui sont confrontés avec des analyses plus “à froid” permettant davantage de distance vis-à-vis du sujet. Cette pluralité de points de vue est une des spécificités du livre : associée à la diversité de méthodologie inhérente à chaque discipline, elle permet d’offrir un regard collectif qui, en plus de donner à voir la complexité de la guerre et, partant, de ses analyses scientifiques, fournit des écrits situés qui incluent des perspectives “de l’intérieur”. Il s’agit de la sorte de répondre scientifiquement à l’enjeu complexe de la bonne distance pour documenter objectivement une guerre toujours en cours, qui plus est quand on peut être directement touché, et quand l’ampleur des massacres et des destructions ne peut que susciter des émotions vives (sidération, effroi, choc, révolte, colère, peine, abattement…) et enjoint à prendre position.

La guerre contre Gaza souffre, dans le même temps, d’une surexposition médiatique et d’une invisibilité : une surexposition qui n’empêche pas la disparition, pour reprendre l’idée de Georges Didi-Huberman formulée dans un autre contexte[21], et oblige plus encore à documenter avec les méthodes des sciences sociales un présent confronté à son propre effacement et à un avenir plus qu’incertain. Cette invisibilité criante tient au peu de témoins autorisés à voir et à raconter la guerre, la presse internationale étant interdite d’entrée à Gaza par les autorités israéliennes (sauf occasionnellement en étant strictement encadrée par l’armée), à la propagande de guerre qui fait rage – de l’armée israélienne et du Hamas –, ainsi qu’au ciblage et à la décrédibilisation des voix de Gaza, celles des journalistes, des écrivain·nes ou des habitant·es, voire à la remise en cause des témoignages des personnels médicaux, des Nations unies et des humanitaires revenus de Gaza.

Sources et architecture du livre

Les témoignages de l’intérieur sur la guerre sont néanmoins nombreux[22]. Ils émanent de journalistes locaux travaillant pour des médias alternatifs à l’extérieur, d’humanitaires, des réseaux sociaux, des Gazaoui·es ayant pu sortir avant mai 2024, de collectifs, de rapports d’ONG et des Nations unies, ou encore de certains médias directement concernés par la guerre contre Gaza (comme la chaîne Al-Jazeera, seule chaîne internationale présente sur place, et le journal Haaretz), ou encore de la communication de l’armée israélienne ou des groupes armés palestiniens, quelles que soient leurs limites.

Les auteurs et les autrices de l’ouvrage, n’ayant pas eu accès à Gaza depuis le début de la guerre, ont ainsi pu travailler à distance en s’appuyant sur leurs recherches précédentes, apportant ainsi une profondeur analytique salutaire face à la profusion des événements, mais aussi en collectant et en faisant varier une grande diversité de sources (écrites, orales, audiovisuelles, numériques), tout en mobilisant leurs connaissances des lieux et des personnes concernés par la guerre.

Dans une première partie, les contributeurs et les contributrices évoquent les effets sociaux et politiques pour différents types d’acteurs de la déflagration enclenchée le 7 octobre. Ils montrent que si le 7 octobre fait événement, il s’inscrit néanmoins dans des continuités sociales et politiques en lien avec le processus colonial et l’importance de la question palestinienne dans la région et à l’international. Leila Seurat revient sur les évolutions politiques de la direction du Hamas ces quinze dernières années : elle met en perspective l’opération du 7 octobre nommée Déluge d’Al-Aqsa en montrant l’accent mis sur une terminologie de résistance et en faisant apparaître des oscillations dans les positionnements des États voisins, parfois successivement alliés et ennemis, ainsi que dans les réalités imposées par le blocus israélien de Gaza. Amélie Férey resitue les débats politiques et sociétaux déclenchés par le 7 octobre et la guerre contre Gaza, et les perceptions des choix stratégiques de Benyamin Netanyahou, en mettant en lumière la complexité et la diversité des groupes et des minorités qui composent la société israélienne. Une analyse poursuivie par Antoine Shalhat à partir des positionnements et des vécus des Palestinien·nes d’Israël, qui font face à l’amplification de discriminations anciennes et à la répression de toute forme d’expression de solidarité avec la population gazaouie. Maher Charif décrypte les choix et les stratégies des partis et des acteurs palestiniens de la scène institutionnelle, et les possibles politiques avant et après le déclenchement de la guerre.

La deuxième partie porte sur les processus d’effacement et de destruction à l’œuvre à Gaza, pour en saisir les dispositifs militaires, logistiques et néolibéraux, ainsi que les enjeux humains, sociaux, économiques et patrimoniaux. Autour de la notion de “futuricide”, Stéphanie Latte Abdallah s’intéresse à la manière dont la conduite de la guerre et les dispositifs infrastructurels militarisés mis en place à Gaza ont eu pour objectif de préempter durablement l’avenir des Gazaouis à partir d’une perspective gestionnaire, technologique, néolibérale et logistique, déshumanisante et ontologiquement opposée à toute solution politique. Des dispositifs auxquels les termes du cessez-le-feu s’opposent. Abaher el-Sakka s’attache à documenter les dimensions urbaines des destructions à l’œuvre à partir du concept  d’“urbicide”, socle d’un génocide. En replaçant Gaza dans l’ancienneté de son histoire urbaine, il oppose la richesse de son patrimoine, la centralité de son urbanité à l’acharnement à les détruire. Taher Labadi retrace les économies coloniales de l’occupation, du siège et, à présent, de l’effondrement causé par le génocide en cours. Marion Slitine présente un panorama des différents aspects du “culturicide” auquel est de longue date soumise la bande de Gaza, que la guerre actuelle pousse, par son intensité, à son paroxysme. Elle offre néanmoins un aperçu des formes d’espoir que peut apporter l’art, malgré l’ampleur de la brutalité.

La troisième partie plonge au cœur du quotidien des personnes agissant dans la guerre à Gaza et au Liban, ou vivant celle-ci à distance depuis les pays voisins. Il s’agit d’examiner les formes de destruction de la vie biologique et sociale, les vécus individuels et collectifs, ainsi que des possibles qui s’affrontent à la douleur. Muna Dajani et Omar Jabary Salamanca s’attachent aux germes d’espoir qui peuvent s’épanouir et irriguer une société en état de siège. À partir de l’histoire d’une famille et de son patient et courageux travail de recueil de semences contribuant littéralement à faire fleurir les ruines à des fins nourricières, leur chapitre tend à cultiver l’idée de micropolitiques visant à “assiéger le siège”, malgré la mort et la désolation. Erminia Chiara Calabrese, qui écrit depuis Beyrouth, relate l’entrelacement des positions des partis et de l’opinion libanaise sur le drame voisin de Gaza, et livre un témoignage sur le vécu de familles de déplacé·es libanais sous les bombes israéliennes. Quant à Christine Jungen, elle fait le récit de la guerre de Gaza, à son tout début, depuis l’écran de télévision d’une famille jordanienne vivant à Amman. Elle montre comment le quotidien est happé et reconfiguré par une guerre à la fois si proche géographiquement et si lointaine – les personnes ne pouvant se rendre en Palestine. On saisit les solidarités empathiques et émotionnelles qui reposent sur la rapidité de transmission du numérique et engendrent des réinventions généalogiques.

Enfin, la dernière partie envisage les perceptions et les enjeux régionaux d’un point de vue géopolitique et médiatique. Elle pose aussi le cadre juridique international, les actions engagées et les possibilités ouvertes par le droit. Dima Alsajdeya traite d’un acteur crucial du destin de la bande de Gaza, l’État égyptien contraint par ses préoccupations sécuritaires, son rôle diplomatique d’intermédiaire, ses alliances et ses intérêts économiques et internationaux, ainsi que par une opinion publique, une histoire et une frontière qui le lient à Gaza et au devenir de ses habitant·es. Fatiha Dazi-Héni déplie les enjeux multiples et contradictoires guidant les circonvolutions des pays de la péninsule Arabique vis-à-vis d’Israël, eux aussi pris entre les lignes de fracture régionales, avec l’Iran notamment, leur volonté de normaliser leurs relations avec l’État hébreu et des enjeux de politique interne. Thomas Vescovi élargit la focale et interroge les retombées de la guerre en France dans les premiers mois, en se penchant sur les tenants et les apories du débat médiatique français : il revient sur sa cécité volontaire vis-à-vis de la brutalité de la guerre et des massacres à Gaza, et sur les tentatives de décrédibilisation de toute parole divergente. Enfin, les derniers articles abordent finement deux dimensions de l’exercice du droit international. Joni Aasi analyse les positions prises par la Cour internationale de justice concernant la colonisation des territoires palestiniens occupés depuis 1967, à partir desquelles il se positionne dans les débats en cours sur la guerre. Johann Soufi, pour sa part, s’interroge dans le chapitre final sur l’extension et les limites du droit pénal international s’agissant des crimes commis à l’égard du peuple palestinien à Gaza, mais également dans le reste des territoires occupés.

Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah, Paris, le 25 mars 2025.


[1] . Cet accord a prévu trois phases, la première ayant permis la libération de 33 otages en échange de près de 2 000 prisonniers et prisonnières palestiniens, l’entrée de l’aide humanitaire, de nourriture, de matériel médical, de biens et matériaux de première nécessité, le retour des Gazaoui·es au nord de la bande de Gaza et un premier redéploiement de l’armée vers les zones frontalières. La deuxième prévoit la fin permanente des hostilités, le retrait total de l’armée israélienne, et le retour des otages restants contre d’autres détenus palestiniens. Enfin, la troisième étape doit permettre la fin du siège de la bande de Gaza et sa reconstruction, ainsi que l’échange de corps. Lors de la trêve de novembre 2023, 117 personnes détenues à Gaza avaient déjà été relâchées contre l’élargissement de 240 prisonnières et prisonniers palestiniens. Seuls 8 otages ont été libérés par l’armée israélienne.

[2] . ocha opt, Humanitarian Situation Update #275 | Gaza Strip.

[3] . Ibid.

[4] . Nous avons adopté une forme simplifiée d’écriture inclusive afin de ne pas surcharger le texte : le point médian dans la plupart des cas et le dédoublement des noms pour les formes féminines plus complexes. Nous avons en revanche conservé des accords classiques.

[5] . Ruba Salih, “Les Palestinien·nes peuvent-iels parler ?”, 8 avril 2024, texte traduit de l’anglais par Isabelle Saint-Saëns, article original publié en décembre 2023 sur le blog Allegra Lab sous le titre “Can Palestinian speak?”, https://www.visionscarto.net/ les-palestinien-nes-peuvent-iels?fbclid=IwAR30a2fHA8MX3TyuUfuJ-ubAoeqyz1GmSiaoQ73rchGxTIfXtxqxBGHaaS4_aem_AfbMtEjdJRIxTIhNnHGucO3BFhp- PvNDweeh6ygIS0Z3FR8aXHmjAKIuuq7g5LYV5jUB9dlDuUiMdRT1nKM-V1I29 2.

[6] . https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-en.pdf 2. Francesca Albanese, Anatomy of a Genocide – Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in the Palestinian territory occupied since 1967 to Human Rights Council, a/hrc/55/73, 24 mars 2024.

[7] . Voir, par exemple, Fayez Sayegh, “Zionist colonialism in Palestine” (1965), Settler Colonial Studies, 2(1), 2012, p. 206-225. https://doi.org/10.1080/2201473X.2012.10648833

[8] . Maxime Rodinson, “Israël, fait colonial ?”, Les Temps modernes, n° 253 bis, mai 1967.

[9] . Areej Sabbagh-Khoury, “Tracing settler colonialism: a genealogy of a paradigm in the sociology of knowledge production in Israel”, Politics & Society, 50(1), 2021.

[10] . Stéphanie Latte Abdallah, La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine, Paris, Bayard, 2021.

[11] . Patrick Wolfe, “Settler colonialism and the elimination of the native”, Journal of Genocide Research, 8(4), 2006, p. 387-409.

[12] . Lorenzo Veracini, “The other shift: settler colonialism, Israel, and the occupation”, Journal of Palestine Studies, 42(2), 2013, p. 26-42.

[13] . John Collins, Global Palestine, Londres, Hurst & Company, 2011.

[14] . Rachel Busbridge, “Israel-Palestine and the settler colonial « turn »: from interpretation to decolonization”, Theory, Culture and Society, 35(1) 2017. https://doi.org/10.1177/0263276416688544

[15] . Voir le recueil d’articles d’Elias Khoury dans son ouvrage Al-Nakba al-mustamirra (La Nakba continue), Dar al Adab, 2023.

[16] . Joseph Massad, “Resisting the Nakba”, The Electronic Intifada, 16 mai 2008.

[17] . https://www.la-croix.com/a-vif/parler-de-la-colonialite-de-l-etat-disrael-ne-revient-pasa-souhaiter-sa-destruction-20240808

[18] . Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot, “De la séparation aux mobilités. Changer de regard sur l’occupation israélienne en Palestine”, in id. (dir.), Israël/Palestine. L’illusion de la séparation, Aix-en-Provence, PUP, 2017, p. 7-28. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01537695

[19] . Les articles réunis dans cet ouvrage ont été écrits à l’automne 2024.

[20] . https://www.contretemps.eu/avenirs-palestiniens-liberation/

[21] . Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Minuit, 2012.

[22] . Comme le montrent notamment les rapports et les textes réunis par Agnès Levallois dans Le Livre noir de Gaza paru au Seuil en octobre 2024.


Sommaire
Introduction …………………………………………………………………………. 9
I
Une déflagration guerrière.
des continuités

Leila Seurat, Contextualiser l’attaque du 7 octobre.
Retour sur une décennie d’évolutions stratégiques et organisationnelles au sein du Hamas …………………………………………………………………… 25
Amélie Férey, La société israélienne à l’épreuve de la guerre ……………… 44
Antoine Shalhat, Les Palestiniens d’Israël et leur approche du Déluge d’Al-Aqsa et de la guerre contre Gaza……………………………. 59
Maher Charif, La configuration politique palestinienne à la veille et au lendemain du 7 octobre 2023 ……………………………………………. 70
II
Effacer une société
Stéphanie Latte Abdallah, Un futuricide en Palestine …………………….. 91
Abaher el-Sakka, La guerre à Gaza. Urbicide, démocide, génocide ……. 119
Taher Labadi, L’économie palestinienne du colonialisme au génocide …. 130
Marion Slitine, Un culturicide à Gaza. Ce que la guerre génocidaire fait aux artistes ………………………………………………………………………. 144

III
Quotidiens
Muna Dajani et Omar Jabary Salamanca, Écologies de siège. Cultiver la vie pendant la Nakba ……………………………………………….. 161
Erminia Chiara Calabrese, De Gaza à Beyrouth.
Positionnements politiques et vécus des guerres……………………………… 178
Christine Jungen, Télé-empathies fébriles. Gaza vue d’un salon jordanien ………………………………………………………………… 195
IV
La région et le monde
face à la guerre

Dima Alsajdeya, La gestion égyptienne de la bande de Gaza, entre politique d’endiguement et enjeux transfrontaliers …………………. 211
Fatiha Dazi-Héni, Extension de la guerre à Gaza et ses incidences en péninsule Arabique …………………………………………………………….. 230
Thomas Vescovi, Les médias face à la guerre.
La France comme cas d’école…………………………………………………….. 251
Joni Aasi, Gaza et la Cour internationale de justice.
De la guerre perpétuelle au génocide ………………………………………….. 264
Johann Soufi, Que peut faire la justice internationale pour Gaza ?…….. 292

Directrices de l’ouvrage :
• Véronique Bontemps est anthropologue et chargée de recherche au CNRS. Ses travaux relèvent de l’anthropologie des sociétés palestiniennes contemporaines au Moyen-Orient, à travers plusieurs thèmes : le patrimoine, les frontières et les inégalités, les sociétés urbaines et les expériences de la maladie. Elle a publié deux livres : Ville et patrimoine en Palestine (Karthala-IISMM, 2012) et, avec Aude Signoles, Vivre sous occupation. Quotidiens palestiniens (Gingko, 2012).
• Stéphanie Latte Abdallah est directrice de recherche au CNRS, spécialiste du Moyen-Orient et des sociétés arabes. Elle a travaillé sur l’histoire sociale et l’histoire du genre des réfugiés palestiniens et, plus largement, sur les questions de genre, les mobilisations de la société civile et les féminismes laïques et islamiques au Moyen-Orient. Elle a notamment publié La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, 2021) et Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine (Karthala, 2022).


Contributeurs : Joni Aasi, Dima Alsajdeya, Chiara Calabrese, Maher Charif, Muna Dajani, Fatiha Dazi-Heni, Abaher el-Sakaa, Amélie Férey, Christine Jungen, Omar Salamanca Jabary, Stéphanie Latte Abdallah, Leila Seurat, Anton Shalhat, Marion Slitine, Johann Soufi, Thomas Vescovi.


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