La Cour d’Appel de Bruxelles a donné satisfaction le 2 décembre 2024 à la plainte pour crime contre l’humanité déposée contre l’État belge par cinq femmes nées au Congo belge entre 1946 et 1950. Parce que métisses, avant l’âge de sept ans, elles avaient été arrachées par l’Etat belge à leurs mères et placées dans des institutions religieuses, où elles subirent de mauvais traitements. Comme l’écrit Le Soir, « la Cour a estimé que l’enlèvement des enfants métis au Congo, organisé par l’État belge lorsque celui-ci avait la tutelle sur ce pays d’Afrique centrale, est un acte constitutif d’un crime contre l’humanité. Il est condamné à indemniser les cinq femmes qui ont introduit une plainte contre lui, et qui font partie des victimes de cette ségrégation ». Comme l’a notamment relevé la Fondation pour la mémoire de l’esclavage sur les réseaux sociaux, cette décision, première du genre, est historique : c’est la première fois qu’une ancienne métropole coloniale est condamnée pour crime contre l’humanité. Reste à savoir si cette décision de la justice belge peut constituer une « brèche » dans le dispositif d’impunité dont bénéficient jusqu’ici toutes les anciennes puissances coloniales. Notre site reviendra sur cette question dans ses prochaines éditions. Nous publions ci-dessous la lettre qu’à adressées aux cinq plaignantes l’écrivain belge Gil Bartholeyns.
Quatre des cinq plaignantes. Photo Eric Herchaft
Mesdames, cette condamnation est un acte de santé démocratique et humaine
Par Gil Bartholeyns. Publié par la RTBF le 7 décembre 2024
Mesdames, chères Simone, Monique, Léa, Noelle, Marie-José,
C’est en apprenant cette semaine votre gain de cause devant la cour d’appel de Bruxelles que beaucoup d’entre nous ont découvert un nouvel épisode des outrages de la colonisation : comme tant d’autres enfants métisses depuis les années 1920, vous avez été enlevées de force à votre mère et cachées dans des congrégations religieuses au motif du péché, de la menace que vous représentiez pour l’ordre colonial. Vos pères ne voulaient pas vous abandonner non plus. Vous étiez ce que la doctrine raciste appelait « le problème mulâtre », avant d’être transférées hors du Congo, avec la complaisance de l’Église, et de vivre sous le signe du déracinement. C’est la justice de ce même État belge qui vient de reconnaître son pays coupable de crime contre l’humanité, pour s’être rendu responsable de ségrégation ciblée et d’autres exactions commises sur vous.
Mesdames, il faut entendre cette condamnation comme un acte de santé démocratique et humaine. Il faut entendre que l’humanité que nous partageons est au-dessus des mentalités, des cultures, des époques, des circonstances, qui tendent trop souvent à « excuser » les actes et les idées qui mènent à la torture, au viol, au meurtre, au déplacement organisés. En 2019, le Premier ministre présentait des excuses pour le sort des personnes métisses nées au Congo belge. En 2021 vous aviez perdu en première instance et interjeté. En 2022, l’incroyable rapport de la commission spéciale sur la présence coloniale de la monarchie, des industries et des missions religieuses se heurtait à une partie des responsables politiques qui refusaient la culpabilisation et craignaient un déluge d’indemnisations. Le processus de reconnaissance, de réparation et de réconciliation est long comme une vie, chère Marie-José, chère Noelle, chère Léa, chère Monique, chère Simone. Longue comme la vôtre.
Je me demande qui est venu vous prendre, quand vous aviez quelques mois, un ou deux ans, dans vos villages. Quel genre d’homme et de femmes ont exécuté la tâche sordide puis brouillé les pistes pour que nous ne retrouviez pas vos parents et qu’ils ne vous retrouvent pas. Ce sont aussi ces ravisseurs, ces religieuses, ces miliciens qu’il faudrait traduire en justice, avec leurs commanditaires. Ils sont presque tous morts à présent, mais ils peuvent être dénoncés par la mémoire. L’historien instruit lui-aussi la vérité, il peut désavouer ceux de ses compères qui, en écrivant, marchaient avec le crime. Car vous devriez voir, Mesdames, avec quelle candeur, avec quels mots, la Biographie coloniale belge – publiée à partir de 1948, au moment des faits donc – présente quantité de Messieurs en pacificateurs opiniâtres. Tel Officier de la force publique est parvenu à soumettre les « terribles Budja » ou à « pousser les indigènes à entreprendre des plantations florissantes ». Tel Inspecteur d’État est loué pour « l’excise bonté avec laquelle il a accompli son œuvre civilisatrice ». Tous sont récompensés par des charges honorifiques, qui pour avoir coupé des mains, qui pour avoir brûlé des villages. Le caoutchouc, l’ivoire, le sale boulot.
On voudrait qu’ils finissent mal. Qu’ils finissent dans le néant. On voudrait que le regret empoissonne ceux qui survivent à leurs forfaits. Qu’ils se jugent un soir dans le petit théâtre de leur conscience… C’est ce que font certains écrivains, ce que peut la littérature sur les traces du passé. C’est la supériorité aristotélicienne de la poésie sur l’Histoire, c’est-à-dire la supériorité de ce qui devrait arriver sur ce qui a eu lieu. Si seulement justice était faite pour celles et ceux qui ont enduré… enduré quoi ? Nous cherchons les mots. Nous ne les trouvons pas. Les mots du droit sont lourdauds, ils prêtent le flanc. Comme tous les mots de l’horreur, ils disent sans faire comprendre. Mais j’ai vu votre joie, Mesdames, j’ai vu votre main sur votre poitrine, j’ai vu vos larmes – à septante ans de distance.
Gil Bartholeyns