Ma jeunesse
Je suis né à Iferhounène en 1950.
A peine sorti du ventre de ma mère, je commençais à peine à me rendre compte des premières sensations de la vie, que la révolution éclate. 1954.
La guerre
Deux années plus tard, 1956, mon frère aîné Chérif rejoint le maquis abandonnant son métier d’enseignant du Coran et de la langue arabe.
Il est tué, les armes à la main, en compagnie de ses six autres compagnons de lutte, au village d’Aït Mahmoud, non loin de son lieu de naissance.
Trois années plus tard, c’est au tour de mon père de mourir. Mon pauvre père. Après plusieurs séjours en prison, il avait fini par se rendre à l’évidence qu’en ces moments décisifs il faut choisir son camp, et – surtout pour mettre un terme au calvaire de la torture qu’il subissait à chacune de ses incessantes incarcérations – il avait décidé de rejoindre les « fellaghas » au djebel.
Mon grand père Saïd, lui, à cause sans doute de son âge avancé – il est né en 1881 – a échappé à la mort mais pas à la torture.
D’autres membres de la famille ont défilé devant moi, broyés par la machine de guerre :
– mon oncle Mohand Ouamer dont le corps, selon les informations qui ont circulé à l’époque de sa mort, a été pulvérisé sans laisser aucune trace ;
– mon cousin M’barek, lui, a été touché par une rafale lors d’un accrochage à Icharidén. Il était âgé de 23 ans, et venait d’être promu sergent dans les rangs de l’armée de libération nationale ;
– Mohand dont je n’ai gardé que le nom, lui, a disparu de ma mémoire, ne laissant d’autre trace que la certitude de sa mort.
L’expulsion du village
Depuis, les chefs militaires français, le lieutenant BOUCHER (?), le lieutenant PELARDI, ont classé la famille toute entière, enfants, femmes et vieillards , dans les rangs des fellaghas, des « terroristes » en fait, ce qui nous a valu l’expulsion de notre village. « Allez rejoindre les fellaghas au djebel», nous ont-ils dit. Ils ont essayé de nous dompter mais rien n’y a fait. Quand ils ont incité mon grand père maternel, El Hadj Ali, à prendre les armes contre nos propres parents qui étaient au maquis, il a répondu « Jamais ! Jamais cela ! Plutôt mourir que çà ! ».
C’était la politique française de l’époque de pousser la population algérienne contre ses propres enfants qui avaient choisi la rébellion, le maquis. On essayait d’armer la population dans cette entreprise meurtrière machiavélique. Je me souviens qu’un jour, après que mon grand-père ait refusé de s’enrôler dans l’armée française, un lieutenant de l’armée française a dégainé pour l’abattre devant tout le monde, en entendant sa sempiternelle réponse en kabyle «abadéne !» [Jamais !]. Ce jour-là, il ne dut son salut, qu’à un autre militaire qui arracha in extremis le pistolet de la main.
« Alors, famille de fellaghas ! Vous avez 15 minutes pour quitter le village.» C’est l’ultimatum qui nous a été donné pour quitter définitivement Iferhounène, notre village. Ce fut fait. Nous avons commencé à évacuer notre maison à 6 heures du soir, et nous avons passé toute la nuit à errer dans la forêt le long d’un relief extrêmement accidenté, parfois inaccessible. On a fini par atteindre le village d’Aït Ouatas, par Tikilsa, puis Taourirt, puis Bouaidel, Mnea. Nous avons passé une nuit d’enfer.
L’Indépendance
Mon autre oncle Mohand Ouidir, lui, a passé le restant de sa vie en prison ; condamné à mort, il n’a dû son salut qu’à l’avènement de l’indépendance nationale. Ironie du sort, il sera renversé par un vieux coopérant technique français sur la route de Tamentefouts ex-la Pérouse, en 1965.
Voila pour l’histoire de ma jeunesse qui se confond avec celle de la révolution.
Cela m’a paru comme un long cauchemar. Mais, pour moi , la dure réalité a commencé à se révéler à l’indépendance, à la fin des hostilités, j’avais alors l’âge de 12 ans : la prise de conscience de ce qui s’était réellement passé sept ans durant et l’absence de réconfort moral, de chaleur paternelle. C’est très dur, mes amis. C’est un réveil brutal où l’on se rend compte avec lucidité des dégâts causés par le colonialisme, quand vous avez tout perdu, et que vous êtes livré à vous-même, sans aucun soutien, abandonné de tous.
Le village s’est remis à vivre avec les moyens de bord, à respirer j’allais dire, car le colonialisme avait tout détruit, les hommes, mais aussi le peu de moyens de subsistance dont on disposait. Les commerces, notre moulin à grain, les hommes en âge de travailler, tout avait été systématiquement détruit ou anéanti. Les arbres étaient coupés car ils servaient non seulement à faire vivre la population mais aussi à cacher « les fellaghas ». Les figuiers et les cerisiers, les moyens de subsistance les plus sûrs dans les régions montagneuses. Les oliviers pour les régions de basse altitude. Les jardins potagers qui étaient cultivés partout dans les moindres recoins, pour nous donner les plus beaux légumes que la terre ait jamais enfantés. Place à l’aridité, la nudité de l’écorce terrestre.
L’évacuation des derniers soldats français
A l’évacuation des derniers soldats français du village d’Iferhounène, la population a commencé à réapprendre à vivre. Cette population longtemps moulée par l’administration coloniale dans la peur et la soumission. Cette population misérable qui n’en croyait pas ses yeux, en même temps qu’elle se séparait, un peu comme à regret, de cette domination comme un malade est quitté définitivement par sa maladie , tout en conservant le trauma de sa pathologie. Une sorte de scepticisme où le miracle dépasse toute prévision humaine. L’indépendance tant attendue. Au fait, c’était quoi l’indépendance ?
Personne ne savait ce que c’était à cette époque. Cette indépendance qui se limitait à l’évacuation des militaires français de tous les camps qu’ils occupaient, à tour de rôle, dans un bruit assourdissant des moteurs de leurs camions et autres engins blindés. Arrive le tour du camp d’Iferhounène. Un événement que toute la population a vécu au ralenti, spectaculaire car réel. Le dernier camion du convoi militaire s’est éclipsé un instant derrière une colline non loin du village à l’endroit dit Tizi Bouirane. Comme dans un film, la scène s’est déroulée telle que tous l’avaient imaginée, enfants, adultes, femmes ou vieillards. Le camion qui fermait la marche du long convoi militaire fit un instant marche arrière et réapparut, comme pour nous dire que les Français sont toujours là et ne sont pas prêts de quitter ce beau pays qui, par la force du temps, a fini par leur appartenir. Un peu pour nous dire que leur départ n’était qu’un leurre. Ils sont chez eux, pourquoi donc partiraient-ils aujourd’hui alors qu’ils y étaient depuis 1830 ?
La nostalgie
Plus tard, avec un peu de recul, grâce à mon instruction et surtout à la compréhension des choses de la vie, j’ai fini par interpréter ce geste moi- même, cette manœuvre du chauffeur du GMC, comme un adieu, un dernier regard nostalgique qu’il voulait offrir à ses compatriotes militaires qu’il transportait, sur cette région qui avait fini par devenir une partie de leur vie, d’eux-mêmes. Ce dernier regard n’a duré que quelques secondes, le temps que mettrait un essuie-glace pour balayer la vue sur le panorama pittoresque du Mont Ferratus, aujourd’hui Djurdjura. Puis ce camion s’est évanoui lentement derrière le mamelon de Tizi Guerdja, pour ne plus réapparaître. Un peu comme la fin d’un long film égrené d’événements dramatiques. Cette séquence nous a semblé longue, très longue, à tel point que l’on avait tous l’impression que le temps avait suspendu son vol, car la hantise que l’événement ne se transforme en un rêve éphémère habitait chacun de nous. Que d’événements historiques, de l’occupation à la libération, ce rouleau compresseur a -t-il laissé avec des marques indélébiles dans nos mémoires meurtries à jamais ! Une partie de l’histoire de France, de notre histoire, se déroulait devant nos yeux et s’écrivait dans chaque cerveau des jeunes, des femmes, des adultes et des vieillards qui avaient échappé à la mort.