“Ma génération est responsable de ce qui s’est passé avant et après…”
Le colloque international consacré à Mohammed Harbi, et intitulé : “Un historien à contre-courant”, a été incontestablement marqué par des débats passionnés et par l’intervention même de Mohammed Harbi.
Ce dernier, qui durant deux jours restera attentif à ce qui se disait de lui, de son œuvre souvent par des historiens, a livré un message qui avait l’air non pas d’une leçon, mais d’une sorte de testament : “J’ai été un acteur et un militant ; en tant que militant, je considère que ma génération est [totalement] responsable de ce qui s’est passé avant et après [1962] !… Désormais, il revient aux Algériens de faire leur avenir en tant que citoyens engagés et ne pas être traités comme des mineurs !…” C’est à juste raison qu’au terme de ces deux journées, qui ont vu des interventions de chercheurs et historiens de renom, spécialiste du mouvement national algérien, comme Jean Leca, Gilbert Meynier, Benjamin Stora ou encore de la sociologue algérienne Fatma Oussedik, que Mohammed Harbi fera une communication intitulée “La Révolution algérienne entre Histoire, mémoire et citoyenneté”, répondant ainsi à ceux qui pouvaient se demander à quoi bon une mémoire, une histoire critique si cela ne permet pas d’appréhender les problèmes et les enjeux de l’heure.
D’ailleurs, nous avons retrouvé dans son intervention ce vers quoi il tendait dans l’ensemble de ses ouvrages référence comme Le FLN mirage et réalité, La guerre commence en Algérie ou encore Une vie debout (volume I) : “Il nous faut une mémoire du passé parce que sans cela, on ne peut se retrouver…, mais je suis pour une mémoire qui n’exclut pas…”, dira-t-il encore à l’adresse de ceux qui persistent aujourd’hui à lui reprocher son travail d’historien “critique”.
Et d’aborder les problèmes de pouvoir et des politiques, de légitimation, qui se sont posés très rapidement entre les différents acteurs du mouvement national.
Problème qui se pose à nouveau aujourd’hui et d’évoquer Abane Ramdane : “Est-ce qu’il est légitime de régler la question de la légitimité par le crime !… C’est une question de pouvoir qui s’est posée à une direction qui comprenait des arabophones et des berbérophones.” Et de conclure sur ce passage : “Il ne faut pas brouiller les débats.”
Plus loin, l’orateur évoquera ces acteurs du mouvement national qui ont été à un moment de notre histoire le moteur d’une dynamique, mais qui sont devenus un frein, et de souhaiter une approche différente de l’histoire. “Ne réduisons pas notre histoire à la guerre de colonisation car elle vient de bien plus loin, les guerres coloniales ne sont pas ce que notre littérature a dit, ce sont des guerres politiques. La victoire sur le colonisateur a été un moment majeur contemporain ; à quoi sert cette victoire si elle ne permet pas de poser le problème du rejet, de la servitude, de la soumission, de l’allégeance ?” Et de conclure : “Pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui, il faut relire de façon critique ce que nous avons fait hier ! Ce qui s’est passé depuis les année 90 a permis à certains de nous faire croire à notre incapacité à être des hommes libres !”
Benjamin Stora parlera avec beaucoup de justesse et de reconnaissance de Mohammed Harbi.
La proximité des deux hommes par leurs engagements politiques communs y est peut-être pour beaucoup. Ainsi, l’historien français s’étalera pour expliquer comment Mohammed Harbi par son travail de recherche, sa position de militant et ensuite d’historien a permis un “déverrouillage de l’histoire officielle” et de rappeler que la sortie des premiers livres de Mohammed Harbi a, en France, provoqué aussi en quelque sorte un déverrouillage car l’argument jusque dans les années 1970 et 1980, était de dire pourquoi en France on est allé vers une écriture critique du passé colonial alors que de l’autre côté de la Méditerranéen cela n’existe pas.
Pour Stora, la découverte de ces ouvrages, alors qu’il était encore étudiant, fut aussi un choc : “Lors de la sortie du livre FLN mirage et réalité, l’Algérie avait disparu de la scène politique en France, cela n’intéressait plus les intellectuels français, ce livre est venu remplir un vide : l’Algérie critique faisait un retour, cela obligeait aussi de s’interroger sur le passage à l’indépendance et à la démocratie.”
Pour l’intervenant, le travail de Mohammed Harbi a permis de comprendre à quel point “l’identité religieuse était considérable dans le patriotisme paysan, le patriotisme communautaire. Il ne s’agit pas seulement de rapporter des faits, mais de parler de la légitimation pas d’une nation, mais de celle de l’État”.
L’historien français a souligné que la tenue de ce colloque était importante car permettant ainsi d’avoir accès à l’œuvre d’une histoire critique et qui a permis de sortir de l’anonymat des acteurs, des hommes car dans l’écriture de l’histoire la place des hommes est très importante, rappellera-t-il, “il fallait sortir de l’image du héros anonyme mort cette histoire officielle”. En France, expliquera Stora, “il existe un courant antirepentance, et des gens qui remettent en cause l’histoire de cette révolution, une forme de négation de l’histoire accomplie”.
«Il faut relire de façon critique l’histoire pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui»
Pour Mohammed Harbi, l’histoire, c’est aussi ce lien entre le passé et le présent de l’Algérie actuelle, car, estime-t-il, «il faut connaître le passé pour comprendre aujourd’hui». Toutefois, il met en relief une réalité qui perdure : «Les acteurs du mouvement national, dit-il, ont été à un moment le moteur d’une dynamique et par la suite ils sont devenus aujourd’hui un frein. Après 1962, ils ont accaparé le pouvoir.» Pour l’historien, ceux qui sont au pouvoir s’expriment au nom d’une légitimation historique, d’où la nécessité d’une mémoire du passé faite de manière critique et non pas exclusivement héroïque du peuple, conclut-il. «Désormais, dira Mohammed Harbi, il revient aux Algériens de faire leur avenir ici et d’être pleinement engagés dans leur combat citoyen et c’est de leur devoir de ne pas être traités comme mineurs».
A une question qui lui a été posée dans l’entretien accordé à la revue du colloque qui lui est consacrée, à savoir son opinion concernant les évolutions positives observées ces dernières années en Algérie, Mohammed Harbi répondra que «les choses changent. La démocratie est placée au centre du débat politique. Sur quelle base ? Au nom de la conception d’une certaine liberté sûrement. Après des années de silence consenti ou forcé, une décompression autoritaire s’effectue sous nos yeux. Le retour de la liberté de parole permet de dire le droit, de revendiquer l’autonomie de la justice, de s’élever contre l’autoritarisme, de dénoncer la corruption et le clientélisme. Mais la liberté de parole reste une parole d’élites et souvent une parole de forces qui rôdent autour de l’Etat et qui n’ont aucun véritable programme de rechange à opposer à ses occupants. Manque le lien entre les demandes sociales de la majorité de la population et la revendication démocratique. A ce compte, la stabilité et le retour à la sécurité sont loin d’être garantis ».
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Pour l’historien, «l’Algérie pâtit de l’absence d’une société civile qui, face au pouvoir d’attraction de l’Etat et de ses appareils, puisse servir de base à l’autonomie d’un statut intellectuel. Que des femmes et des hommes de bonne volonté ici prennent conscience et s’attellent à la recherche des moyens à ce manque est de bon augure».