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Un an de hirak en Algérie : la résurgence de la mémoire de la lutte pour l’indépendance

Juste un an après le déclenchement d'un mouvement social sans précédent en Algérie, le livre intitulé Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement sort en librairie le 21 février 2020. Publié aux éditions Hazan, il est dirigé par Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah. Nous publions ci-dessous sa présentation par l'éditeur, la table des matières et un lien vers le résumé des chapitres sur le site de l'association Algeria-Watch à l'origine de ce livre. Ainsi que de larges extraits de l'un de ceux-ci : le texte de Hassina Mechaï : « Le résurgence de la mémoire de la lutte contre le colonialisme français ».

Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement

par Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui, Salima Mellah.

À partir du 22 février 2019, des millions d’Algériens ont occupé des mois durant, chaque vendredi, les villes du pays pour réclamer le départ du régime. Ce hirak (mouvement) est sans précédent historique : on n’a jamais vu la majorité de la population d’un pays manifester ainsi pacifiquement pendant des mois pour exiger une authentique démocratie.

Réunissant des contributions de journalistes et professionnels algériens ayant participé au mouvement, ainsi que celles de spécialistes du pays, algériens et français, ce livre rend compte de cette extraordinaire ébullition. Il montre en quoi les mots d’ordre du hirak ont révélé la remarquable lucidité du peuple : ils disent comment le régime est dirigé par une coupole mafieuse, réunissant autour du partage des circuits de corruption les chefs de l’armée et de la police politique, cachés derrière une façade politique civile sans aucune autonomie.

Après avoir rappelé les raisons profondes du soulèvement, les auteurs restituent ses multiples facettes, l’inventivité et l’humour des manifestants et manifestantes, la place essentielle des jeunes et des femmes ou la revendication centrale de parachever la libération nationale de 1962. Sans négliger le rôle de la presse et des réseaux sociaux, ni les réactions à la répression policière. Analysant enfin les effets du hirak au sein du pouvoir, ainsi que les réactions des grandes puissances, cet ouvrage apporte des clés essentielles pour comprendre l’un des plus puissants mouvements sociaux de l’histoire moderne.

Avec les contributions de Zineb Azouz, Houari Barti, Abdelghani Badi, Omar Benderra, Amine Bendjoudi, Hocine Dziri, José Garçon, François Gèze, Hadj Ghermoul, Rafik Lebdjaoui, Hocine Malti, Hassina Mechaï, Mohamed Mehdi, Salima Mellah, Ahmed Selmane, Habib Souaïdia.

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Les directeurs de l’ouvrage :
Omar Benderra est né en 1952. Économiste, ancien président de Banque publique en Algérie, il a été chargé de 1989 à 1991 de la renégociation de la dette nationale. Consultant indépendant, il est l’auteur de nombreux articles sur la politique et l’économie algériennes. Il est membre de l’association Algeria-Watch et a publié de nombreux articles sur son site.
François Gèze est né en 1948. Éditeur, il a dirigé de 1982 à 2014 les Éditions La Découverte, où il a notamment publié de nombreux livres consacrés à l’histoire de l’Algérie coloniale et à l’Algérie contemporaine. Il est membre depuis 1998 de l’association Algeria-Watch et a publié de nombreux articles sur son site.
Rafik Lebdjaoui est né en 1966. Journaliste, il est membre de l’association Algeria-Watch.
Salima Mellah est née en 1961. Journaliste, elle a créé en 1997 l’association Algeria-Watch (et son site Internet ), consacrée à la dénonciation des violations des droits humains en Algérie, qu’elle anime depuis lors. Elle est l’auteure de nombreux rapports et études sur les violations des droits humains dans les pays arabes.

Table des matières

Introduction. Le hirak du peuple algérien, un tournant historique.

I. AUX ORIGINES DU MOUVEMENT

1. Le rôle majeur du traumatisme de la « sale guerre » des années 1990, par Salima Mellah.

2. Un régime opaque et corrompu, habité d’un profond mépris du peuple, par José Garçon.

3. Une démocratie de façade, une société verrouillée, par François Gèze.

4. La banqueroute au bout de la dictature, par Omar Benderra.

5. Une insurrection qui n’est pas tombée du ciel, par Ahmed Selmane.

II. UN MOUVEMENT D’UNE PUISSANCE EXTRAORDINAIRE

6. À Constantine, le réveil politique de la cité, par Zineb Azouz.

7. « À Oran, le hirak nous a réveillés de notre torpeur », par Houari Barti.

8. Quand les artistes deviennent partie prenante du hirak, par Rafik Lebdjaoui.

9. Trois fragments de vie à l’ombre du hirak, par Mohamed Mehdi.

10. La résurgence de la mémoire de la lutte contre le colonialisme français, par Hassina Mechaï.

11. Entretien : une répression ciblée, la justice instrumentalisée, par Me Abdelghani Badi.

12. Entretien : « Ce peuple ne rentrera pas chez lui tant qu’il n’aura pas trouvé sa dignité », par Hadj Ghermoul.

13. La couverture très orientée du hirak par les médias algériens, par Hocine Dziri.

14. Les « mouches électroniques » de la police politique sur les réseaux sociaux, par Amine Bendjoudi.

III. LES RÉACTIONS DU RÉGIME ET DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES

15. La spectaculaire et ambivalente offensive anticorruption, une grande victoire du hirak, par Hocine Malti.

16. Face à la mobilisation populaire, un pouvoir fragilisé par les luttes de clans, par Habib Souaïdia.

17. La périlleuse mise à nu d’un ordonnancement mafieux, par José Garçon.

18. Le hirak sur la scène internationale, par Omar Benderra.

Le résumé des chapitres est accessible sur le site de l’association Algeria-Watch qui est à l’origine de ce livre

Rencontres :
• Strasbourg : samedi 29 février
• Mulhouse : mardi 3 mars
• La Friche : jeudi 5 mars
• Paris, librairie Résistance : vendredi 6 mars
• Marseille : mercredi 11 mars
• Paris, librairie Le Livre écarlate : mercredi 11 mars
• Toulouse : mercredi 1er avril


La résurgence de la mémoire populaire de la lutte
contre le colonialisme français

par Hassina Mechaï

  • Hassina Mechaï, née en 1978, journaliste franco-algérienne, travaille pour différents médias internationaux et français, dont LePoint.fr, Middle East Eye, Ehko, Ballast, Middle East Monitor. Elle s’intéresse à la gouvernance mondiale, à la société civile et au soft power médiatique et culturel.

Dès le début du mouvement, la référence à l’histoire de la longue lutte contre le colonialisme français (avant comme pendant la guerre de libération) a été constante, en particulier chez les plus jeunes manifestants : évocation d’une « seconde libération », présence célébrée d’anciennes moudjahidines, réappropriation de la figure des héros de la révolution dont la mémoire avait été confisquée par le régime et que le peuple entend se réapproprier pour construire une authentique démocratie.

Ce 5 juillet 2019, les quotidiens francophones algériens sont au diapason : « Du jamais vu depuis 1962 » pour El Watan ; « La RUE s’approprie le 5 juillet » pour Le Soir d’Algérie ; « Rendez-nous notre indépendance » pour Liberté. Dans la rue : « Oh ! Viva l’Algérie ! Yetnahaw gaa ! » (Oh ! Vive l’Algérie ! Qu’ils s’en aillent tous !), « Algérie libre et démocratique », « Le système, dégage ! ». Mais c’est probablement « Le peuple veut l’indépendance ! » qui est le slogan le plus entendu. Le mouvement est alors à sa vingtième semaine. Vingt vendredis de suite où l’Algérie défile d’abord contre une cinquième candidature d’Abdelaziz Bouteflika, puis, les revendications s’élargissant, pour le renversement d’un « système » considéré comme failli et corrompu.

Qu’est-ce qui explique la formidable mobilisation des Algériens depuis le 22 février ? […]

« 1962, indépendance du sol, 2019, indépendance du peuple »

Le hirak n’est pas le fait d’une génération spontanée. Fruit d’une longue suite de luttes antérieures, il plonge dans une mémoire globale qui trouve dans les manifestations l’occasion de s’exprimer. À commencer par celle de la guerre d’indépendance. Mémoire hautement disputée dans le champ politique, car il n’y a pas de pouvoir sans imaginaire de ce pouvoir. À travers cette mémoire confisquée, le pouvoir s’est construit et maintenu. Et c’est précisément celle-ci et son héritage que le hirak dispute au « système ».

Le hirak est donc affaire de revendications politiques autant que de symboles. Pour les manifestants, qui aiment à se qualifier de « marcheurs », il s’agit de faire de leur mouvement un vaste ensemble de symboles à lire à travers les slogans, pancartes, lieux semés ensemble. En particulier en se réclamant d’une mémoire commune des luttes tout en dépassant l’héritage figé imposé par l’historiographie officielle. Une double tendance apparaît : aboutissement de la guerre d’indépendance et dépassement de cette même mémoire par le retour sur d’autres luttes, antérieures ou postérieures à cette guerre. Un retour aux sources en somme, qui aurait aussi pour effet d’ouvrir vers d’autres horizons historiques, d’autres frontières géographiques, d’autres espaces politiques.

C’est peut-être le caricaturiste Dilem qui a le mieux saisi le sous-texte du hirak algérien. Sur un de ses dessins, cette phrase : « La guerre de libération s’est arrêtée le 5 juillet 1962… » Puis, croqué en chechia, moustache et babouches, un Algérien, le drapeau national au poing, ajoute : «… pour reprendre le 22 février 2019. » De fait, chaque vendredi se vit depuis lors comme un jour d’indépendance. Comme si les Algériens rejouaient les divers soulèvements et manifestations ayant émaillé la lutte pour l’indépendance, dont la plupart ne connaissaient que les images jaunies. Images déversées jusqu’alors en culte officiel, vécu comme un linceul de mémoire et que les marcheurs transforment, ou « vendredisent », en étendard porté sur les épaules ou photos de moudjahidines portés à bout de bras. Cet ancrage historique permet d’arrimer la mobilisation à un terreau de luttes compris comme encore fertiles. Et par le choix des combattants mis en avant, il sonne aussi comme le désencrage d’une mémoire artificielle.

Dans les rues du pays, les références à la guerre de libération émaillent les marches : « bataille d’Alger » de 1957, manifestations de décembre 1960, indépendance de 1962. Des références aux chouhadas, les « martyrs », et aux moudjahidines, les « résistants. ». Les insurgés de 2019 inscrivent leur pas dans ceux de leurs aînés de 1954 et de ceux qui les ont précédés durant toute l’occupation coloniale. Cette mémoire recouvrée s’exprime par des pancartes artisanales, illustrées de photos de combattants de la révolution appelés à adouber le présent, alignées en ordre chronologique, de Fatma N’Soumer à Mohamed Boudiaf, traçant ainsi une continuité des luttes dans lesquelles s’inscrit le hirak.

Place Maurice-Audin, un vendredi comme un autre. Une banderole flotte, sur laquelle on reconnaît notamment les visages lisses de Hassiba Ben Bouali, Mohamed Boudiaf et Larbi Ben M’hidi. Un message se lit distinctement : « On ne les laisse pas vendre l’Algérie avec le sang des martyrs algériens. » Ce sont surtout les portraits de Ben M’hidi, Mostefa Ben Boulaïd, Abane Ramdane qui reviennent dans la rue. Hocine Aït-Ahmed reste aussi une référence, même en dehors de la Kabylie. Aussi montré, le portrait du colonel Mohamed Chaabani, nationaliste condamné à mort et exécuté en 1964 pour trahison, réhabilité en 1984. L’image d’Ali la Pointe, révolutionnaire mythique tué par les parachutistes français en 1957, sort aussi de la Casbah et déambule sur les larges boulevards haussmanniens. D’autres portraits sont brandis, comme celui de Didouche Mourad, l’un des six fondateurs du FLN, en particulier quand la foule se déplace dans la rue qui porte son nom. Omniprésent, le portrait de Larbi Ben M’Hidi, cofondateur du FLN en 1954, exécuté durant la bataille d’Alger en 1957. Portrait soigneusement encadré, cadre doré brandi haut, comme pour souligner l’honneur dû à ce militant. Les manifestants posent à son côté pour se prendre en photo. Cette déférence sonne comme une réponse à la présentation officielle de la photo encadrée d’un président absent-présent qui avait ouvert les cérémonies annonçant sa cinquième candidature.

Mais le hirak plonge ses ramifications plus loin encore dans les figures historiques. Le portrait de l’émir Abdelkader, héros de la résistance à la conquête française, n’est pas le plus présent, mais il a été aperçu. L’émir représente certes dans l’imaginaire national un des fondateurs de l’Algérie moderne, mais il appartient aussi à l’histoire officielle. À cette figure est préférée celle de la fameuse résistante berbère Fatma N’Soumer à l’occupation française dans les années 1850, très présente dans les manifestations. Mais par l’esprit de facétie qui caractérise aussi le hirak, l’émir apparaît à travers une pancarte moqueuse : « Abdelkader oui, Abdel’cadre non » – « Abdel’cadre » pour « Abdelaziz », le prénom de Bouteflika, et « cadre », pour le portrait du président, qu’on exhibait à la place du « réel ».

Autre figure présente, dès la quatrième semaine de manifestation, celle d’Abdelhamid Ben Badis, qui fut le fondateur de l’Association des oulémas. Figure controversée pour certains pour son ralliement tardif, en 1956, à la Révolution (voir les propos très sévères tenus sur lui par Mohamed Boudiaf), célébré par d’autres comme porteur d’une vision d’une identité algérienne fondée sur le triptyque islam-arabité-langue arabe, Ben Badis apparaît comme l’effigie de la mouvance islamo-conservatrice d’une frange du hirak. Frange dont il reste à déterminer l’importance tout comme l’autonomie1.

Quoi qu’il en soit, là où le culte de la personnalité avait étouffé le pays, jusqu’au trop-plein du cadre vide, les Algériens brandissent les portraits de personnes tenues pour vivantes puisque leur mémoire et leur héritage le sont. La photo de Ben M’hidi menotté, sourire net et regard droit, alors que la torture et la mort l’attendaient, semble comprise par les manifestants comme l’injonction à faire lignée avec son combat. Les figures de la Révolution encore vivantes ont ainsi très vite pris part au hirak, porteuses de mémoire et emblèmes vivants. La sœur de Larbi Ben M’hidi, Drifa Hassani, est par exemple très présente. Le 5 juillet, vingtième vendredi, une femme, cheveux courts, lunettes fumées, écharpe brune, marche rue Didouche-Mourad à Alger. Elle a quatre-vingt-quatre ans, sa santé est fragile, mais elle marche. Vite reconnue, la foule de marcheurs s’agglomère autour d’elle à distance respectueuse. Il s’agit de Djamila Bouhired. Elle sourit et scande à son tour, à l’unisson de tous : « Le peuple veut la chute du pouvoir ! » Djamila Bouhired avait bouleversé l’Algérie et ébranlé la France après sa condamnation à mort en 1957 par le tribunal militaire d’Alger.

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Sur la photo qui l’a alors immortalisée, visage pâle et éprouvé, elle a vingt-deux ans. L’âge de nombreux marcheurs de 2019.

À travers le temps, c’est aussi la toute jeune militante FLN qui accompagne le hirak.

Ce vingtième vendredi aussi, casque de cheveux blanc, drapeau national posé sur ses frêles épaules, une autre vieille femme se fraie un chemin. Certains, les plus âgés, s’empressent, l’embrassent. Les plus jeunes, une fois qu’on leur a expliqué qui elle est, font des selfies. Réactions générationnelles. Cette femme est Louisette Ighilahriz, moudjahida. Sénatrice démissionnaire, elle avait manifesté publiquement, dès octobre 2018, son opposition à une cinquième candidature d’Abdelaziz Bouteflika. Elle aussi, la jeune génération la connaît sous une ancienne photo figée, en noir et blanc, brandie durant le hirak, à l’instar de celles d’autres militantes de la guerre de libération comme Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali ou Zohra Drif. Et tant d’autres, cohortes de femmes anonymes, grand-mères ou arrière-grands-mères de cette génération qui défile désormais. Le hirak est aussi une passation mémorielle et générationnelle.

Les mots d’ordre disent bien son enracinement dans le passé révolutionnaire. Au-delà du slogan qui résonne depuis si longtemps, « Y en a marre de ce pouvoir ! », s’élève celui qui résonne en écho de l’été 1962 : « Tahya El Djazair ! » (Vive l’Algérie !). Sur des banderoles géantes : « 1962, indépendance du sol, 2019, indépendance du peuple. » La foule scande aussi : « Echaâb yourid el istiklal ! » (Le peuple veut l’indépendance) et « Allah yerham echouhada » (Que Dieu se rappelle des martyrs). Partout retentit le mot « indépendance », qui architectura toute la lutte contre le colonialisme. À Constantine, des manifestants scandent « Algérie libre et démocratique » puis entonnent des chants patriotiques. La devise de la guerre de libération, « Un seul héros, le peuple », devient le mot d’ordre des manifestants francophones. Comme si les marcheurs disputaient leur part de cet héritage héroïque aux généraux qui portent sur leur poitrine les breloques d’un héroïsme de pacotille.

Le hirak exprime donc le surgissement du passé glorieux dans un présent incertain. Ce mouvement est aussi la réappropriation d’un espace tout entier jalonné de ce passé, à travers les noms des rues, boulevards et places arpentés par les marcheurs. Alger est une ville construite en contraste architectural. Le centre et le bas de la ville offrent une physionomie haussmannienne et bourgeoise : bâtiments hauts, larges rues, pierres de taille. À cette architecture coloniale répond celle de la Casbah, qui déverse jusqu’à la place des Martyrs ses ruelles populaires, étroites et enchevêtrées. Dans cette ville double, le rituel semble s’être installé. Chaque vendredi, le peuple algérois se dirige vers les larges artères « européennes ». Mouvement révolutionnaire qui marche au milieu d’un espace empli de noms issus d’une autre révolution, choc temporel certain. Les marches arpentent une géographie des luttes, de la rue Didouche à la place Audin ou de celle des Martyrs à la Grande-Poste. Du boulevard Amirouche, autre colonel de l’ALN tué à l’âge de trente-trois ans, à la place du 1er Mai, jusqu’au boulevard Mohamed Belouizdad, indépendantiste algérien mort à vingt-huit ans. Dans ce pays où 70 % de la population a moins de quarante ans, une jeunesse marche sur les pas d’une autre jeunesse.

Mémoire officielle et héritage confisqué

Les marcheurs qualifient leur mouvement tantôt de hirak, tantôt de révolution. Mais une pancarte s’agite le 11 juin à Alger : « Notre lutte est une révolution, pas un hirak. » Façon de dire que ce soulèvement constitue une séquence de la révolution de novembre 1954, sa continuité et sa continuation en somme, dans une dynamique historique plus large. Quoi qu’il en soit, ce mot « hirak » est déjà en soi un concept signifiant, car il indique un mouvement du bas vers le haut, soulèvement et dynamique d’un peuple qui se lève tout en se mettant en marche. Son enjeu mémoriel, loin d’être secondaire, est un facteur crucial pour tout changement politique. Ce hirak se présente en effet comme le retour aux valeurs de l’indépendance tout autant qu’une nouvelle émancipation, celle qui doit libérer de la mainmise du FLN. Par ce double mouvement, c’est aussi toute la parenthèse historique ouverte depuis 1962 qui est revisitée. Et contestée. Car elle pourrait alors être lue comme la continuation de la guerre de libération par d’autres moyens, avec son lot de guerres fratricides, de mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Jusqu’à l’acmé de la guerre contre les civils des années de plomb.

Le pouvoir du FLN, qui s’est arrogé le monopole de faire vivre cette révolution, pourrait aussi être compris comme basé sur une confiscation mémorielle. Voire un « hold-up » comme cela a pu être entendu dans les rues algériennes. L’héritage révolutionnaire aurait alors été capté, occulté, tandis que le « système » proposait au peuple un héritage frelaté faussement patriotique et d’un nationalisme obtus. Ces sourcilleux gardiens du temple sont devenus les seuls animateurs d’une mémoire désincarnée, comme passée au tamis idéologique. Un véritable culte a été dédié aux chouhadâ, dont on peut se demander si leur plus grande qualité, aux yeux de leurs « héritiers », est justement d’être morts. Plutôt qu’une légitimité, c’est donc une légitimation que ce pouvoir s’est ainsi acquise depuis 1962.

Cette confiscation de la révolution a été faite plus précisément par le « clan d’Oujda », qui avait permis à l’armée des frontières du colonel Houari Boumediene de renverser le GPRA et de porter au pouvoir Ahmed Ben Bella. Trois ans plus tard, c’est Boumediene lui-même qui renversera Ben Bella. Abdelaziz Bouteflika sera quant à lui désigné à la tête de l’État en 1999. Capillarité souterraine du pouvoir vécue par les Algériens comme une continuité. Une continuité dont se réclame aujourd’hui le chef de l’état-major, le général Gaïd Salah, trônant lors d’une cérémonie officielle entre les portraits de Boumediene et de l’émir Abdelkader. Houari Boumediene est d’ailleurs absent des manifestations : aucun cadre doré ne vient célébrer celui qui reste, dans la mémoire populaire, l’homme qui a impulsé la confiscation matricielle, qu’elle soit politique ou mémorielle.

Pour les Algériens, cette rente mémorielle a assuré au « système » la mainmise sur tous les pans du pouvoir, politiques ou économiques. Car la confiscation de la rente mémorielle symbolique a permis celle d’autres rentes, plus sonnantes et trébuchantes. Accaparements divers jusqu’à créer une économie bancale, faite de pillages institutionnalisés et d’institutions de prédation. La vitrine politique relevait plus de la désignation-élection que du choix démocratique, les chefs militaires prétendaient assurer la continuité de la souveraineté nationale, et les Tycoon encravatés géraient les diverses rentes économiques. L’alliance de ces trois pouvoirs avait donné naissance à une cryptocratie opaque et insaisissable. Tout l’enjeu des répressions des divers soulèvements qui ont secoué le pays a été de maintenir ce pouvoir hybridé, entre politique, armée et oligarques. L’arrestation et l’incarcération en 2019 d’Ali Haddad, de Saïd Bouteflika et des généraux Toufik et Tartag illustrent l’imbrication ces trois principaux piliers du pouvoir. Mais en s’attaquant à certains de ses membres sur la base d’accusations de corruption, le pouvoir a validé de facto les revendications et la dynamique de changement portées par le hirak. Car là où le régime croit sacrifier quelques branches plus ostensiblement pourries afin de se sauvegarder, c’est tout l’arbre qui est montré comme juste bon à être abattu. […]

L’inscription du hirak dans les vraies valeurs de la guerre d’indépendance

La génération qui porte le hirak ne nie pas le grand récit national. Elle fait beaucoup mieux. Elle se le réapproprie, le revisite, le réinterprète. Elle en respecte l’esprit, là où le système dévoyait jusqu’à la lettre. Dès lors se lit, là encore, un renversement. Si chaque révolution a sa contre-révolution, qui sont alors les révolutionnaires et qui sont les contre-révolutionnaires ? Pour Gaïd Salah, le hirak trahit visiblement la révolution nationale. Pour les hirakiens, c’est l’inverse exact.

Peu avant sa mort, Larbi Ben M’hidi avait lancé : « Mettez la révolution dans la rue, le peuple s’en emparera ! » Déjà dans ces mots la confiance absolue dans l’intelligence politique du peuple algérien. Intelligence traduite aujourd’hui par la plasticité des slogans qui évoluent au fur et à mesure des avancées et reculs du pouvoir. Mais si ces slogans s’adaptent, les revendications restent d’airain : justice libre, en finir avec l’armée, période de transition, libération des médias. Ce sont ces questions fondamentales qui sont discutées à travers toutes les agoras spontanées qui s’organisent partout dans les rues.

L’Algérie n’avait plus connu de débat national sur son avenir depuis longtemps. L’un des plus emblématiques avait eu lieu le 20 août 1956, lors du congrès de la Soummam qui s’était tenu à Ouzellaguen, en Kabylie. Premier congrès du FLN, il posait la supériorité du politique sur le militaire et les bases d’un véritable État civil. Cet héritage historique court dans les revendications des manifestants de 2019 et sert de base à leurs revendications. Ils scandent ainsi « Dawla madania machi askaria » et « Dawla madania machi boulissia » (Un État civil et pas un État militaire, Un État civil et pas un État policier). C’est tout l’héritage du FLN qui est ainsi contesté, celui qui avait inféodé le civil au militaire, d’abord de façon feutrée en 1962, puis de façon affirmée en 1965. Jusqu’à crier un 5 juillet, date anniversaire de l’indépendance : « FLN dégage ! », « FLN, destruction du peuple ! » Tout un symbole. La rue qui porte à bout de bras les portraits de Larbi Ben M’hidi et Abane Ramdane passe ce même message. Ces deux jeunes pères de la tout aussi jeune nation étaient en effet les tenants de la primauté du civil sur le militaire. Leur position serait-elle désormais considérée comme traîtrise et leur vaudrait-elle les foudres de Gaïd Salah, version algérienne du Grand Inquisiteur dostoïevskien ?

Oui, si on en croit justement celui-ci qui, lors d’un discours du 10 juillet, estima que le slogan « État civil pas militaire » venait des « idées empoisonnées qui leur ont été dictées par des cercles hostiles à l’Algérie et à ses institutions constitutionnelles ». À cette admonestation, la rue répondra : « Djoumouria machi caserna » (La République et pas la caserne). Et là où les discours de Gaïd Salah appellent au respect des institutions constitutionnelles, les manifestants en appellent, eux, au respect de la Constitution tout court : « Mada 7, solta l’echaâb ! » (Article 7, pouvoir au peuple) ; de nombreuses références sont faites à cet article 7, mais aussi à l’article 8 du pacte politique fondateur2. La revendication du hirak s’inscrit donc dans un supra-légalisme, celui de la Constitution, là où le pouvoir appelle à un formalisme des élections. Or les marcheurs saisissent que l’enjeu est ailleurs : « Hadi el asma, asma el 3issabat, laissat asma el intikhabat » (Cette crise, c’est la crise de la mafia, pas celle de l’élection). Face à cette dynamique, le régime recourt à des instruments classiques d’étouffement : exacerbation identitaire, initiatives diverses issues d’une « société civile » suspecte et évidemment répression croissante qui se heurte au pacifisme des manifestants.

Le mouvement révolutionnaire ne s’est pas trompé d’enjeu en réclamant l’indépendance… du peuple. Si la première indépendance a libéré le territoire d’une tutelle extérieure, il s’agit dès lors pour cette nouvelle « indépendance » réclamée dans la rue de se libérer d’une tutelle intérieure. Mais cette indépendance intérieure est à conquérir « hors système ». […] 

À Alger, une pancarte résume le piège dans lequel refuse de tomber le mouvement : « Vous avez trompé mon père en 1962. Vous m’avez trompé en 1992. Vous ne tromperez pas mes enfants en 2019. » […]

Palimpsestes des fractures passées

Comme ce parchemin dont les mots ont été grattés puis recouverts par d’autres écrits, le hirak est un palimpseste mémoriel sur lequel se déchiffrent lentement d’autres mémoires des luttes qui réapparaissent peu à peu. Mémoires occultées, tues, mais pas oubliées. Des tensions aussi, imaginaires fracturés, questions politiques jamais résolues ou trop vite étouffées. Ces questions auraient pu constituer autant d’écueils sur lequel serait venu s’échouer, s’encalminer ou se rompre le mouvement.

La première question est identitaire. Question en suspens en Algérie tant le régionalisme a pu être exacerbé par l’État lui-même. Après 1962, le « roman national algérien » a mêlé lutte politique pour l’indépendance et unitarisme arabo-musulman. La fiction d’une nation « arabe, arabe, arabe » selon les mots d’Ahmed Ben Bella a nié les racines berbères du peuple. Et en 2019, plutôt que de prendre de front le mouvement ou de l’interdire, le « pouvoir » a choisi d’exacerber cette question régionaliste. Une de ses mesures a ainsi été d’interdire le drapeau amazigh lors des manifestations : Gaïd Salah a ordonné aux forces de l’ordre de s’assurer qu’aucun autre drapeau que l’« emblème national » ne sera brandi dans les manifestations. Ce qui revenait à interdire ce drapeau qui flottait autant ou presque que le drapeau national dans les rues. Le code pénal a offert des ressources étonnantes à cette interdiction. Jusqu’à l’absurde. Ainsi les agitateurs de drapeau amazigh sont-ils violentés par les forces de l’ordre, arrêtés et accusés d’« atteinte à l’unité nationale », dans un pays qui a pourtant introduit dans sa Constitution la reconnaissance de la langue berbère et par elle, de cette identité3.

La réponse du hirak s’est faite très vite entendre : « Kbayli-Arbi khawa-khawa, wel Gaïd Salah maâ el khawana ! » (Kabyles et Arabes sont des frères, et Gaïd Salah est avec les traîtres). Certaines femmes arborent des robes satinées ou foutas kabyles, ajoutant à l’aspect festif du hirak. Lors d’une marche des avocats à Alger, un avocat avait brandi une pancarte où figuraient les deux drapeaux, algérien et amazigh, et l’inscription « Mon pays, mon identité ». Cela lui fut arraché des mains par un policier. Les marcheurs rappellent ainsi l’unité du mouvement mais au-delà l’unité du pays et du peuple, contre ce qui est considéré comme les habituelles ficelles du « système » pour diviser tout mouvement populaire.

À travers cette interdiction implicite du drapeau berbère, c’est aussi la colère kabyle que le pouvoir a peut-être tenté de réveiller. Celle qui a fait penser à la région réputée réfractaire qu’elle avait été seule lors du soulèvement du « printemps noir » de 2001. Comme elle l’avait été lors du « printemps berbère » de 1980. Mais là encore, l’intelligence politique du hirak a répondu à travers un simple « 2001 nous a séparés, 2019 nous a unis ». Toute la question est de savoir si cette manœuvre est aussi une façon de lier la revendication d’un État civil à la seule région kabyle. Pour les partis à fort ancrage kabyle comme le FFS et le RCD, les deux « printemps » sont étroitement associés au congrès de la Soummam. Ils en ont fait un socle pour exiger un État civil et la sortie du giron de l’armée. « Idées dangereuses » inspirées de « cercles hostiles à l’Algérie » avait averti Gaïd Salah. Pour contrer cette accusation implicite d’une Kabylie cinquième colonne d’une main étrangère, le hirak a renvoyé le chef de l’état-major à ses propres « parrains » supposés : « Gaid Salah chyat El imarate. Mazalagh D Imazighen » (Gaïd Salah diable des Émirats. Nous sommes encore des hommes libres). Ou encore, à Alger, « Imazighen, Casbah, Bab El Oued ! », tandis que le drapeau amazigh restait brandi malgré l’interdiction.

Des pancartes rappellent aussi le « printemps noir » : « Contre l’oubli, pour la mémoire des martyrs du printemps noir, oulach smah, oulach » (pas de pardon) ; « 20 avril 1980, 10 octobre 1988, 20 avril 2001, 14 juin 2001, même combat avec 22 février 2019 ». « Min Djibalina, ulach smah » (Depuis nos montagnes, il n’y a pas de pardon), slogan qui rassemble mots arabes et kabyles, chant patriotique scandé à Sétif le 8 juin 1945 et mot d’ordre du printemps noir. Les marcheurs refusent ainsi le piège d’opposer les luttes antérieures et s’obstinent à les lire comme une continuité cohérente. Là encore, capillarité des luttes et linéarité révolutionnaire viennent renforcer le hirak et son inscription dans leur mémoire.

Dépassement aussi d’une question identitaire qui, une fois soulevée implicitement par le pouvoir, a été résolue par l’unité de la réaction. Le peuple algérien redécouvre à travers ce hirak une union qu’il semblait avoir oubliée. Il suffit d’entendre le mot « khawa », frère, qui se démultiplie en écho, fraternité empêchée et recouvrée. Mot qui sonne comme une conjuration au passé, parapet aussi à toute chute dans la guerre civile, fratricide par définition. Pour affirmer symboliquement l’unité du peuple, d’immenses drapeaux sont déployés, d’Alger à Tizi-Ouzou, avec les numéros et noms des quarante-huit wilayas.

L’autre question posée par ce hirak, et qui lui est tout autant posée, est celle du rôle de l’armée. Le mouvement a d’abord semblé bien distinguer l’institution militaire de ses dirigeants ou de certains de ses dirigeants : « Djich chaâb, khawa, ou Gaïd Salah maa el khawana ! » (L’armée et le peuple sont frères et Gaïd Salah est avec les voleurs [ou traîtres]) ; « Djich chaâb, khawa, Wled França, Barra, Barra ! » (L’armée et le peuple sont frères et les enfants de la France dehors, dehors !) ; « L’unité du peuple + l’unité de l’armée = Unité de la patrie » ; « Djazayer Bladna », « Y en a marre des généraux » – plutôt que de l’armée en somme.

Mais le chant « Police et peuple khawa khawa ! » (frères) semble avoir disparu quand les violences croissantes contre les marcheurs se sont multipliées : « Ya hna ya ntouma, dégage yal houkouma ! » (Soit nous, soit vous, gouvernement dégage !). Les manifestants arrêtés ont été inculpés d’« outrage à corps constitué », c’est-à-dire l’armée. Or le juge d’instruction les a placés en détention provisoire pour « atteinte à l’intégrité du territoire », sur la base de l’article 79 du code pénal. Comme si le territoire, voire la nation, coïncidait avec l’armée, réinterprétation à l’algérienne de la théorie des deux corps. Mais un slogan avertit : « Non à la répétition du scénario égyptien ! » Autrement dit, il est hors de question qu’un coup d’État militaire, portant à la tête du pays un « homme fort », vienne mettre fin aux aspirations populaires. […]

  1. Voir Iddir Nadir, « Ses promoteurs veulent faire main basse sur le hirak : « Badissa-Novembria » : l’imposture », El Watan, 20 juin 2019, lire ici. Un journaliste algérien, participant au hirak qu’il a observé dans de nombreuses villes, s’étonne ainsi : « J’ai pris l’initiative de parler à un étudiant brandissant le portrait d’un membre des oulémas que je ne reconnaissais pas. Il ignorait qui c’était, un autre étudiant plus informé s’est approché et m’a donné le nom du savant. C’est un phénomène préfabriqué à mon avis.
  2. Article 7 : « Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple. » Article 8 : « Le pouvoir constituant appartient au peuple. Le peuple exerce sa souveraineté par l’intermédiaire des institutions qu’il se donne. Le peuple l’exerce aussi par voie de référendum et par l’intermédiaire de ses représentants élus. Le président de la République peut directement recourir à l’expression de la volonté du peuple. »
  3. Article 4 : « Tamazight est également langue nationale et officielle. L’Etat œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national.
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