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Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

Transmettre sur la guerre d’Algérie

Les anciens soldats appelés de la guerre d’Algérie ont maintenant entre 73 et 82 ans. Ils n’ont souvent rien dit sur leur vécu de cette guerre, et l’arrivée dans les dernières étapes de leur vie ravive des souvenirs, et parfois l’envie voire la nécessité de dire et de transmettre.
Les animateurs auprès des personnes âgées, mais aussi les proches, les familles, les autres personnels sont témoins de leurs souhaits de transmettre. Mais comment faire ? Quelle était cette guerre ? Comment peut se construire cette transmission ? Comment la faciliter ? Un ouvrage paru en novembre dernier, Transmettre sur la guerre d’Algérie, tente de répondre à ces interrogations pour les anciens appelés de la guerre d'Algérie. Dans une première partie, Bernard Hervy, animateur en gérontologie, explique comment fonctionne la transmission, et de quelle manière elle peut être facilitée. En seconde partie, Louis Jeanneau traite de la transmission spécifique à la guerre d’Algérie. 1

Ces anciens d’Algérie qui n’ont pas tout dit

par Stéphanie Leclercq, Ouest France, le 21 mars 2016.

« J’étais un gamin. Je pensais voir des oranges, j’ai vu des alfas », ces plantes herbacées poussant sur les terres arides.

Louis Jeanneau a 20 ans lorsqu’il débarque en Algérie en 1958, après un passage obligé de quatorze mois en Allemagne. Émotion pour ce Lavallois, qui n’a alors jamais quitté sa Mayenne natale. « À l’époque, on ne s’éloignait pas de nos campagnes. Notre rayon d’action s’étendait tout au plus à 50 km. »

Aux soldats qui ont traversé la Méditerranée, on dit : « Ici, c’est la France. » Premier choc. Louis Jeanneau découvre la pauvreté et « le déséquilibre énorme » entre les deux territoires. Basé à la frontière marocaine, sur la ligne Morice, il est en zone interdite avec ses camarades. Le long de cette ligne électrique que les soldats surveillent, il y a aussi soixante-dix prisonniers dont « le plus jeune avait 16 ans ».

Responsable d’un garage, Louis Jeanneau part un jour s’approvisionner en pièces détachées à 50 km de là. À la sortie d’un magasin, il est entraîné par un officier à l’arrière de baraquements. Le soldat découvre alors « un Algérien nu, sans vie, pendu par les bras retournés dans le dos. Derrière lui, sur une chaise, la gégène et une bassine d’eau ». C’était donc lui qui hurlait de douleur… « J’étais contre la torture mais c’était difficile de l’exprimer. J’avais tellement l’impression que c’était moi qui n’étais pas normal. C’était devenu banal, je ne supportais pas … »

Deuxième choc.
« Fallait pas en parler », résume un autre Mayennais. À 78 ans, Jacques Le Tallec reste bouleversé par ce qu’il a vu en Algérie. « Les morts, des deux côtés, les viols, la torture. » La misère aussi. Lorsqu’il rentre chez lui, le 1er mars 1960, après « trois Noël et trois Nouvel an », « c’est un autre homme » que sa fiancée, Denise, retrouve. Elle lui écrivait tous les jours. « J’étais très gâté par le courrier », sourit un instant son mari qui repense à ses camarades moins chanceux.

Rapidement, il reprend son travail de vendeur en matériel électroménager. « J’étais exécrable avec les clients. Mon patron m’a dit de rentrer chez moi me reposer. Aigri, hargneux », il ne supportait plus le moindre regard des autres. Pour traverser la rue, « si une voiture arrivait, même à 200 m, il fallait me tenir la main. Ma femme a eu un courage fou de m’accepter. » Aujourd’hui encore, il dit avoir « oublié les combats, mais pas les regards », ni les cris qui ne le quittent pas.

« Emmurés dans le silence »

Après avoir été bâillonnée pendant des années, la parole de ces deux témoins, acteurs d’un conflit chargé d’émotions, se libère au fil du temps. À jamais marqué, Louis Jeanneau décide d’aller au-delà de son expérience personnelle. Depuis une vingtaine d’années, il se rend régulièrement dans les maisons de retraite où il côtoie pensionnaires et professionnels de l’animation auprès des personnes âgées dépendantes.

Avec l’association lavalloise Lilavie créée en 2006, il y diffuse le journal Vite lu. Un concentré d’actualité nationale et internationale, rédigé avec des mots simples et des phrases courtes, pour permettre l’accès à l’information pour tous.

De ces visites, il constate que les animateurs « ne connaissent strictement rien de la guerre d’Algérie. 95 % sont des femmes, âgées de 20 à 45 ans. Je me devais de leur expliquer », pour qu’elles puissent écouter et soigner les maux de « ces anciens soldats, souvent emmurés dans le silence ou en dépression ».

Il y a cinq ans, Louis Jeanneau entreprend d’écrire un « recueil pédagogique » compilant des documents d’archives et des témoignages. Aujourd’hui, le livre est en finalisation et devrait être édité au printemps 2016. Il retrace la France des années 1950, le départ des appelés pour l’Algérie, leurs missions, leur retour à la vie civile, leurs traumatismes…

Sans oublier le vécu des épouses, veuves et sœurs de soldats à qui l’on pense moins. « Inconscientes du drame qui se jouait, elles ont dû faire face au deuil sans comprendre tout à fait pourquoi leur frère était parti. » Louis Jeanneau raconte, ému, le souvenir de cette femme devant le cercueil de son frère. « Elle avait 15 ans. » Pour son ouvrage, l’ancien appelé s’est associé à Bernard Hervy, référence nationale dans le domaine de la gérontologie. L’homme exerce depuis une trentaine d’années dans le secteur de l’animation auprès des personnes âgées. Coauteur, il consacre une partie du livre à la transmission : « Quand la fin de vie approche, les anciens ne veulent pas partir comme ça. »

De l’initiative de Louis Jeanneau, le spécialiste reconnaît les vertus curatives. Mais pas seulement. « Aujourd’hui, la mort sociale arrive avant la mort biologique. Quel est le rôle d’une personne âgée dépendante et comment l’aider à tenir ce rôle dans la dernière phase de sa vie ? »

Lui redonner la parole en est un moyen. Il y a un devoir de mémoire alors « que la pression sociale d’il y a 50 ans est passée ». Parler « restait difficile à l’époque », rappelle Bernard Hervy. La plupart de ces soldats se sont « rarement racontés à leurs enfants. Ils ont sauté une génération ». Aujourd’hui, ils commencent à s’ouvrir à leurs petits-enfants.

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