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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Thiaroye, un mensonge d’État

La Cour de cassation a rejeté lundi 14 décembre 2015 la demande de révision du fils d'un tirailleur sénégalais, condamné pour sa participation à une rébellion réprimée dans le sang le 1er décembre 1944, au camp militaire de Thiaroye (Sénégal). Le fils d'Antoine X. avait saisi la plus haute juridiction française dans l'espoir de rouvrir le dossier de son père décédé. Ce dernier, caporal, a été condamné le 6 mars 1945 par le tribunal militaire permanent de Dakar à dix ans de détention et à la dégradation militaire pour "désobéissance, outrage à supérieur et participation à une rébellion commise par des militaires armés". Je suis chez moi, je n'ai pas d'ordre à recevoir" aurait-il lancé à un aspirant. Les officiers supérieurs du camp avaient ensuite assuré qu'il était l'un des "véritables chefs" de la "rébellion". Antoine X. avait lors de ses interrogatoires "nié avec constance" toutes les accusations. La Cour de cassation, estimant qu' "aucune des pièces produites à l'appui de la demande (n'était) de nature à remettre en cause les témoignages ou le contenu des rapports figurant au dossier", a jugé que la demande en révision du fils d'Antoine X. était irrecevable. 2

Thiaroye 1944 : un mensonge d’Etat

par Benoît Collombat, le 18 décembre 2015, France Inter

Cela se passe il y a plus de 70 ans, à Thiaroye, au Sénégal. L’armée française ouvre le feu sur des tirailleurs africains, qui ont combattu les nazis sous l’uniforme français.

Entre 1939 et 1944, près de 140 000 Africains ont servi dans l’armée française. Parmi eux, les tirailleurs sénégalais, originaires des diverses colonies de l’Afrique Occidentale Française (AOF). Démobilisés après la guerre, une partie d’entre eux, anciens prisonniers de guerre, est regroupée dans un camp militaire à Thiaroye, près de Dakar. Là, ils réclament le paiement de leur solde, de l’argent qui ne leur a pas été versé alors qu’ils étaient prisonniers des nazis. Tant qu’ils n’ont pas touché ce qu’ils estiment être leur dû, ils refusent de quitter le camp militaire de Thiaroye, où ils sont cantonnés.

« Rétablir la discipline par d’autres moyens que les discours »

Le 1er décembre 1944, le commandement militaire ordonne le rassemblement et leur fait tirer dessus avec une automitrailleuse. Bilan annoncé : 35 morts et 35 blessés. Officiellement, il s’agit d’une riposte nécessaire à une rébellion armée. Une version qu’accrédite le rapport rédigé à l’époque par le général Dagnan, commandant des troupes sur place. L’officier y fait état de sa « conviction formelle ».

« Tout le détachement était en état de rébellion. Il était nécessaire de rétablir la discipline et l’obéissance par d’autres moyens que les discours et la persuasion. »

Les rapports militaires présentent également les tirailleurs comme des agents subversifs, sous influence allemande, pour mieux les discréditer. Par la suite, trente-quatre tirailleurs seront condamnés de manière expéditive par la justice militaire.

Il s’agit tout bonnement d’ »une mascarade », selon l’historienne Armelle Mabon qui a épluché les archives.

« C’est un mensonge d’Etat. En fait, ce n’est pas du tout une rébellion armée. C’étaient d’abord des hommes qui sont revenus avec des droits, des revendications légitimes. »

Armelle Mabon poursuit : « Ils ont construit des pièces à charge, pour camoufler le massacre, camoufler l’étendue du nombre de victimes et faire condamner des hommes, pour être sûr que ce sera la chape de plomb ad vitam eternam. »

« Aucune raison de tirer sur des gens qui n’étaient pas armés »

Plus de 70 ans après le massacre de Thiaroye, d’anciens militaires remettent en cause, eux aussi, la version de l’armée. Comme le général André Bach, ancien responsable des archives militaires au fort de Vincennes 1. Il ne mâche pas ses mots lorsqu’on lui présente les rapports de l’armée rédigés à l’époque.

« C’est du roman ! La version présentée dans les archives qui sont conservées est une version qui ne tient pas la route !

Le général Bach poursuit : « Dès le début, ça n’a pas collé : quand j’ai commencé à regarder la manière dont s’était déclenché le tir, ce matin-là : non, ça ne marche pas ! Il n’y avait aucune raison de tirer sur des gens qui, contrairement à ce qu’on a dit, n’étaient pas armés, bien sûr. A partir du moment où l’affaire a eu lieu, immédiatement il y a le camouflage qui est mis en place. Il s’est passé quelque chose et immédiatement, avec manifestement l’aval du gouverneur, tout ça a été couvert. »

« Couvrir ce qui s’est passé »… Dans quel but ? Garder l’argent des tirailleurs, mais également envoyer un signal très clair aux population colonisées, comme l’explique le chercheur sénégalais Dialo Diop. « On a voulu leur dire de manière particulièrement sauvage : ‘vous n’avez aucun droit’. Il y avait aussi cette volonté de tuer dans l’œuf ce nouvel esprit des anciens combattants africains rentrés d’Europe, qui, ma foi, avaient été les témoins de la déroute militaire de la France. On ne voulait pas que ce nouvel esprit prospère. Parce que c’est l’esprit de la résistance et à terme l’esprit de la libération nationale. »

Des fils de tirailleurs demandent justice

Aujourd’hui certains enfants de ces tirailleurs africains réclament justice. C’est le cas d’Yves Abibou : son père Antoine Abibou, considéré comme un « meneur » a été condamné à 10 ans de prison par la justice militaire. Il a donc saisi la Cour de cassation pour que son père soit réhabilité.

Mais lundi 14 décembre 2015, la commission d’instruction de la cour de révision a refusé de rouvrir le dossier. Pour elle, il n’y a pas d’éléments nouveaux dans cette histoire. Difficile à encaisser pour Yves Abibou. « Honnêtement, j’ai un peu mal au ventre, j’ai physiquement mal au ventre. Ça aurait été un soulagement pour moi de dire : enfin on sort de l’ornière, enfin on accepte de regarder ce crime d’Etat en face, de dire les choses. De toute façon il y a d’autres enfants de tirailleurs, moi je les appelle à prendre quelque chose de ce premier échec et à continuer le combat. »

En 2014, dans un discours prononcé à Thiaroye, François Hollande a promis que toutes les archives seraient versées au Sénégal. Mais beaucoup de questions restent encore sans réponse : la liste des victimes, l’endroit où se trouvent les corps : probablement dans des fosses communes. Avec également un enjeu symbolique très fort : officiellement, ces tirailleurs tombés sous les balles françaises ne sont pas « morts pour la France ».

Benoît Collombat

  1. [Note de LDH-Toulon] Dans le domaine des archives militaires, le général André Bach possède une légitimité incontestée. Il avait été nommé à la direction du Service Historique de l’armée de terre en 1997, après avoir professé à l’Ecole de Guerre et exercé plusieurs commandements, dont un commandement parachutiste. Le général Bach est diplômé d’histoire.
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