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Édition du 1er au 15 octobre 2025

Thiaroye : lettre ouverte à Emmanuel Macron

Le président de la République du Sénégal Bassirou Diomaye Faye a indiqué récemment avoir invité son homologue français à Dakar pour la prochaine commémoration en décembre prochain du massacre de Thiaroye (1er décembre 1944). Comme le dit dans cette lettre ouverte à Emmanuel Macron l’historienne Armelle Mabon, ce pourrait être l’occasion pour le président français de reconnaître toute la vérité sur ce crime colonial et de rendre enfin accessibles toutes les archives à son sujet.

Massacre de Thiaroye : lettre ouverte au président Emmanuel Macron

par Armelle Mabon, historienne, publié sur son blog de Mediapart le 2 septembre 2025.

Source

Le 1er décembre 2025, Emmanuel Macron pourrait être présent à la commémoration du 81ème anniversaire du massacre de Thiaroye. Pouvons-nous espérer que l’État français fasse preuve de décence, de transparence et de sincérité ? Il faut juste un peu de courage et de clairvoyance pour reconnaître dans son entièreté plus de 80 années de mensonge.

Illustration 1

© Emanuel Soopaya

Monsieur le Président,

D’après la presse, lors de votre rencontre du 27 août dernier, le président de la République du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye vous a invité à la commémoration du 81e anniversaire du massacre de Thiaroye le 1er décembre 2025. Depuis le funeste 1er décembre 1944, le contentieux est lourd par cette volonté de poursuivre l’obstruction à la manifestation de la vérité sur ce massacre commis par l’armée française. En 2025, le ministère des armées a estimé crédibles les propos contenus dans un journal de marche d’un officier français présent à Thiaroye et ainsi, redonne crédit au récit officiel de la rébellion armée avec 35 morts.

Si des travaux d’historien -ne-s ont dérangé par la découverte étayée du mensonge d’État en pointant la stratégie diabolique des autorités françaises pour camoufler le massacre jusqu’à modifier la date d’embarquement dans les dossiers personnels des ex-prisonniers de guerre embarqués à Morlaix, ne serait-il pas temps de faire preuve de sincérité, de transparence, de réel partage des informations avec le souci de réparer ?

1. En 2014, l’État français n’a pas donné au Sénégal l’intégralité des archives consultables et évidemment s’est abstenu de livrer celles, les plus sensibles, qui n’ont pas été versées au SHD pour consultation. Un seul exemple suffit pour le démontrer : comment le ministère des armées a pu mentionner, en 2020, l’existence de trois fosses communes sous les tombes du cimetière de Thiaroye si ce n’est avec un document qui n’est toujours pas consultable ? Je compte sur vous pour que vous transmettiez toutes ces archives « interdites d’accès » comme le réclame le président Bassirou Diomaye Faye.

2. Le président de la République du Sénégal a réclamé également de connaître le nombre et l’identité des victimes du massacre, massacre que vous avez reconnu en novembre 2024 tout en laissant planer le doute sur la responsabilité des hommes de Thiaroye comme s’ils n’avaient pas eu ce droit de réclamer le versement des sommes qui leur étaient dues. Dans la mesure où il y avait un appel quotidien des rapatriés pour le contrôle des déserteurs, il existe forcément dans les archives non consultables une liste des rapatriés et peut-être aussi une liste des victimes. 

Illustration 3

Les neufs visages connus du massacre de Thiaroye © Yves Monteil

Le ministère des Affaires étrangères possède la liste des trente-cinq victimes (bilan officiel) mais l’État français a accordé la mention « Mort pour la France » à seulement six tirailleurs assassinés le 1er décembre 1944. Parmi les six, il y a M’Bap Senghor qui ne fait pas partie de la liste des trente-cinq. Il n’existe pas d’acte de décès à son nom puisque présenté initialement à sa famille comme non-rentré au Sénégal. C’est le combat de son fils, Biram Senghor, qui a contraint l’État français à lui octroyer la mention « Mort pour la France ». Dans les fosses communes au sein du cimetière et à l’endroit de l’ancien camp, combien y a t-il de non-rentrés dont l’État français a effacé jusqu’à leur existence et leur engagement contre le péril nazi ?

3. L’octroi de la mention « Mort pour la France » à seulement six tirailleurs est incompréhensible, cependant, par ce geste, l’État français apporte enfin la preuve irréfutable qu’il n’y a jamais eu de rébellion armée ni de mutinerie. En conséquence, trente-quatre hommes ont été condamnés pour un crime qu’ils n’ont pas commis. Certes ils ont été amnistiés (sauf ceux décédés durant leur détention), mais ils demeurent coupables. Les descendants des condamnés attendent un geste qui aura une grande portée symbolique avec la saisine de la Cour de Cassation pour faire aboutir le procès en révision. Le Garde des Sceaux possède ce pouvoir par la loi.

4. L’État français a refusé la proposition d’accord amiable initiée par la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme) afin que Biram Senghor, âgé de 86 ans, puisse percevoir les sommes dont son père a été spolié. La prescription est le seul argumentaire que soutient l’État français pour rejeter les demandes. Les rescapés ou les ayants-droit auraient dû réclamer dans les cinq années qui ont suivi le massacre alors qu’une circulaire datée du 4 décembre 1944 a fait croire qu’ils avaient perçu l’intégralité de leurs soldes. Pour lever toute prescription dans ce dossier, il est important qu’après la reconnaissance du massacre, vous puissiez aussi évoquer la réalité du mensonge d’État qui a été réitéré par la volonté de quelques uns, soucieux peut-être de ne pas salir l’honneur des officiers compromis.

5. À propos d’officiers compromis, un seul a été sanctionné pour les faits de Thiaroye. Il a peut-être outrepassé les ordres reçus en programmant une opération de tirs la veille. Depuis près de dix ans, le ministère des Armées refuse que nous ayons accès au motif de la sanction, caviardé à tort. J’ose espérer que d’ici le 1er décembre 2025, cette opération de désoccultation accordée dans un premier temps avant un revirement arbitraire pourra enfin se réaliser nous permettant peut-être de mieux comprendre.

Illustration 4

Archive caviardée

6. Devant tant d’obstructions à la manifestation de la vérité qui durent depuis plus de 80 longues années, Biram Senghor a été contraint de déposer une plainte contre X et contre l’État français pour recel de cadavre. Compte-tenu de son âge et de son long combat, je vous adresse une supplique afin qu’il puisse connaître toute la vérité et offrir une sépulture digne à son père.

En 2014 et 2024, l’État français a évoqué un cri de colère le 1er décembre 1944 qui n’est qu’une invention. Ces hommes avaient réclamé leurs justes droits avant le 1er décembre, ont été rassemblés sur ordre des officiers pour être assassinés et condamnés à tort. Il s’agit bien d’une exécution extra-judiciaire. Le cri de colère pourrait retentir si ce dossier mémoriel n’est pas traité avec toute la diligence qui s’impose et la transmission de toutes les archives que possède l’État français.

Armelle Mabon est l’autrice de Le massacre de Thiaroye. 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’Etat, Le Passager clandestin (2024).


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