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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Sénégal : l’affirmation renouvelée par les électeurs sénégalais de leur attachement à la démocratie

Pour la première fois depuis les indépendances, un mouvement susceptible de prendre le pouvoir a assumé la poursuite des efforts de la décolonisation.

Pour la première fois depuis les indépendances, un mouvement susceptible de prendre le pouvoir a assumé la poursuite des efforts de la décolonisation. Pour Mamadou Diallo, qui est doctorant à Columbia University, New York, cela donne le coup de grâce à la « République des évolués » du Sénégal et on a trop minimisé le rôle joué par la proposition politique du Pastef, le parti Les patriotes fondé en janvier 2014 par des jeunes cadres de l’administration publique sénégalaise, du secteur privé, des professions libérales, des milieux enseignants et des milieux d’affaires. Nous reproduisons son article publié le 12 avril 2024 par le media sénégalais Seneplus.

par Mamadou Diallo, publié par Seneplus le 12 avril 2024.

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La victoire de Bassirou Diomaye Faye à la dernière élection présidentielle marque le retour de la politique au sommet de l’État sénégalais et donne le coup de grâce à la République des évolués du Sénégal. Ce retour de la politique est à double tranchant. Il est une excellente chose d’un point de vue démocratique, car jamais président sénégalais ne fut mieux élu et ne disposa d’un mandat aussi clairement défini. On peut espérer que les questions à l’étude du Conseil des ministres seront celles posées par le sort des Sénégalais les plus nécessiteux, et leurs réponses trouvées ailleurs que dans le dernier concept à la mode dans les cercles de global governance. Mais c’est aussi, il ne faudrait pas se le cacher, le début probable d’ennuis nouveaux : vivre en sujets politiques, revendiquer leur autonomie c’est, pour les élites dirigeantes locales, renoncer au confort, si médiocre soit-il, de la tutelle notamment française et s’exposer à des épreuves de force, au-dedans comme au-dehors. C’est en partie ce qui a perdu la Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo qui, malheureusement affaiblie de l’intérieur par l’instrumentalisation politicienne de l’ethnie, fut d’autant plus aisément punie que son gouvernement central s’était aliéné une part considérable de ses concitoyens. Heureusement pour le projet de rupture porté par le Pastef, la société sénégalaise a résisté à l’ethnicisation de la politique tentée par certains cadres de l’APR.

On peut, en forçant un peu le trait, distinguer la lecture qui est faite du dénouement de l’élection sénégalaise à l’étranger de celle qui domine aujourd’hui au Sénégal, où les soucis légitimes sont le retour au calme et la réconciliation nationale. À l’étranger, en particulier chez nos partenaires occidentaux, si plein comme on le sait de sollicitude à notre égard, les commentateurs ne s’y trompent pas. Ils butent, en même temps qu’ils s’inclinent devant l’incontestable légitimité démocratique du tournant pris par le Sénégal, sur des tournures dans les discours et des aspects dans les profils de ceux qui l’ont impulsé. Ces gens-là, disent-ils un peu surpris et anxieux, ne sont pas tout à fait comme nous et n’aspirent pas non plus à l’être. Ils sont musulmans, mais pas de ceux « modérés,» nimbés de nos lumières, que nous aimons tant et que le Sénégal a longtemps produits. Au Sénégal, une lecture courante est celle du référendum anti-Macky Sall et de la réaffirmation renouvelée par les électeurs sénégalais de leur attachement à la démocratie.

En insistant soit sur des acquis constitutionnels produits d’une histoire que d’aucuns font remonter aux quatre communes, soit sur la dimension négative du dernier vote des Sénégalais, l’on minimise un peu trop le rôle joué par la proposition politique du Pastef. C’est une tendance qui était déjà à l’œuvre au lendemain des évènements de mars 2021, où l’on mettait en avant la Covid et le renchérissement du coût de la vie afin de ne pas admettre la popularité d’Ousmane Sonko. Il y a aussi, qui vient brouiller les pistes, cette tendance à l’attribution de la résistance décisive face aux méthodes dictatoriales du régime finissant au peuple – cette abstraction ou ce récit –, aux organisations de la société civile qui tiennent des réunions, ou encore à une jeunesse qui mêlerait les jeunes du Point E à ceux de Grand-Yoff. On amalgame à une masse dépourvue de déterminations sociales ceux qui ont lutté de manière effective et en ont payé le prix, de même qu’on substitue les raisons pour lesquelles elles et ils l’ont fait par des passions libérales qui leur sont au mieux secondaires. Finalement, on rend indistinct ce qu’il y a de fondamentalement nouveau dans la situation présente, de même qu’on range sous le tapis du Senegaal benn bopp la kenn du ko xar ñaar les contradictions, qui ne sont pas seulement générationnelles, dont la société sénégalaise, comme toutes les sociétés, n’est heureusement pas exempte. J’aimerais quant à moi dire pourquoi ce qui me semble avoir été déterminant, c’est précisément la proposition politique du Pastef. Proposition notable parce qu’elle a mis un terme à l’idée jusque-là dominante dans le paysage politique sénégalais selon laquelle n’est envisageable qu’une seule orientation pour la bonne gouvernance des affaires publiques.

Gouvernance néolibérale et démocratie neutralisée

L’ironie du multipartisme en Afrique francophone c’est que son heure coïncide avec celle de la neutralisation néolibérale de la démocratie [1]. Au sortir des difficiles années 90, les « années de braise » selon l’expression du Premier ministre Habib Thiam, le discours politique consistait exclusivement en des énoncés consensuels et vagues : sur le développement que l’on poursuit ; la bonne gouvernance que l’on promet et éventuellement le fameux « nos valeurs » que l’on défend. Momar Coumba Diop notait en 2006, au sujet de « la classe dirigeante issue de l’alternance », qu’elle s’était « éloignée des confrontations idéologiques qui avaient marqué l’ère de Senghor et, dans une moindre mesure, le régime de Diouf ». Il n’y a pas que la classe politique sénégalaise qui s’était convertie à cette idée de la politique comme mise en œuvre du consensus libéral. Le monde entier, avec le recul de l’hypothèse communiste, s’était converti à cette économie politique qui nie l’idée même d’alternatives. Dans cette conception nouvelle du politique comme lieu vide d’alternative, les gauches de gouvernement renoncèrent à agir sur les dynamiques de marché et ne jurèrent plus, en guise de fourniture de services et d’équipements en infrastructures publics, que par les fameux PPP.

Alors que le marché s’élargissait, que le Capital se mettait à son aise, l’État – la puissance collective instituée pour servir la volonté générale – revoyait à la baisse ses ambitions de transformation économique et sociale. La démocratie ne fut plus le processus où se dégageaient les fins tout autant que les moyens d’actualisation de la volonté générale. Il ne s’est plus agi que de savoir lequel des hommes en costume cravate fût le plus à même de mettre en œuvre l’universel programme que voici : abattre pour les marchandises des pays du Nord et le grand capital les frontières ; assurer, sans trop demander de contribution aux profits, les tâches régaliennes désormais amputées de la politique monétaire ; enfin rendre son territoire national attractif à des capitaux financiers toujours plus importants, issus de l’épargne d’une population vieillissante des pays du nord rétive au risque. Pour apporter un supplément d’âme à ce programme qui n’enthousiasme que le 1% et ceux qui le servent, on y assortit des orientations sociétales en faveur des minorités. La poursuite du programme néolibéral par nos États, qui ne s’étaient pas mis en situation de s’y opposer, s’est donc avérée désastreuse pour les services publics et vaine en ce qui concerne le développement. L’économiste Ndongo Samba Sylla a souvent eu l’occasion d’illustrer la stagnation des économies de la zone CFA par le rappel du fait que depuis les indépendances, leurs PIB réels par habitant n’ont pas progressé.[2] En 2015, on ne saurait produire de statistique plus accablante, le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat du Sénégal était équivalent à son niveau de 1960 [3].

Les détenteurs de capitaux qu’il s’agit dans cette économie politique nouvelle de séduire – intéressés au profit plutôt qu’à l’investissement productif dont les rendements ne sont en général ni faramineux ni immédiats – se tournent en priorité vers le système financier central et font assez largement la sourde oreille aux appels qui leur sont lancés à partir des zones à risque du système capitaliste mondial [4]. C’est ainsi que si l’on a pu voir les IDE augmenter de manière constante au Sénégal ces dernières années, avec une accélération notable entre 2019 et 2021, ils se sont principalement dirigés vers des secteurs d’activité rentiers et à faible mobilisation de facteur travail, dont celui des hydrocarbures [5]. Ils n’apportent par conséquent pas de solution au problème de la transformation structurelle de notre économie ainsi qu’à celui vital du chômage. Vital au sens littéral du terme, car il est parmi les causes de ce que des milliers de Sénégalais n’ont de sépulture que les tréfonds de la Méditerranée.

À l’absence d’investissements productifs, au démantèlement des industries et au bradage du patrimoine public auquel on a pu assister ces dernières décennies s’ajoute le problème d’une fiscalisation insuffisante et injuste de l’économie. Il est intéressant, pour se figurer la faiblesse de notre État dans la mobilisation des ressources internes – aspect par ailleurs central du discours porté par les cadres du Pastef – de procéder à une comparaison. Entre 1984 et 2004, la moyenne du ratio entre l’impôt et la production nationale ne s’élevait au Sénégal, dont le gouvernement s’est longtemps réclamé du socialisme, qu’à 15,83% [6]. En Grande-Bretagne et sous Margaret Thatcher, dirigeante fort intéressée à la réduction de l’État à sa portion la plus congrue, ce ratio n’a jamais baissé sous le seuil de 30% [7]. L’économiste Thomas Piketty, dans sa somme sur le Capital au XXe siècle, montre bien que de si faibles ratios sont caractéristiques des économies aux revenus par habitant les plus faibles, principalement concentrés en Afrique subsaharienne [8]. Alors que la question de l’élargissement de l’assiette fiscale constitue l’un des principaux défis auxquels doivent faire face nos États, la question de l’impôt n’occupe traditionnellement dans le débat politique national qu’une place négligeable. Je tiens pour l’un des signes de l’inconscience de cet enjeu la popularité, dans les milieux corporate, sous l’appellation attrape nigaud de responsabilité sociale d’entreprise, d’une manière pseudo-éthique d’évasion fiscale. Espérons que la nouvelle équipe dirigeante, issue de l’administration fiscale, s’en tiendra à cette ancienne et très raisonnable définition de la responsabilité sociale des entreprises, qui est qu’elles doivent s’acquitter de l’impôt défini par la loi.

Le mouvement altermondialiste constitua l’une des premières réactions à ce moment où la politique s’effaça pour ne plus laisser place qu’à la gestion, la fameuse bonne gouvernance. Il n’eut sous nos latitudes, malgré un sommet en 2011 à Dakar, qu’une visibilité et une représentativité populaire réduites, pour ne pas dire nulle, malgré la présence parmi nous d’économistes comme Samir Amin et Demba Moussa Dembélé. Pour l’essentiel, dans le Sénégal des années 2000 et à l’exception des Assises nationales, les discours routiniers et consensuels du développement et de la bonne gouvernance ne furent interrompu que çà et là, à intervalles malheureusement réguliers, par des disputes sur la Constitution. On constatait alors qu’avec de la mauvaise foi et le ralliement d’universitaires qui transigent, on peut conclure des énoncés les plus fondamentaux le contraire de ce qu’ils disent. J’ai personnellement, dans mes jeunes années, prêté attention au débat sur la constitutionnalité de la troisième candidature d’Abdoulaye Wade et j’ai bien peur d’y avoir abimé quelques neurones.

Seuls cette conception rabougrie de l’activité politique, et le faible crédit accordé au niveau de consciences des électeurs, expliquent que Karim Wade ait pu être sérieusement envisagé comme candidat à l’élection présidentielle.

Des autorités qui ne font plus autorité

Alors que les élites dirigeantes se familiarisaient et se convertissaient, dans les cercles de la gouvernance globale et autres internationales socialistes et libérales, à cette nouvelle conception de l’État neutralisé, les structures profondes de la société sénégalaise elles se transformaient. La structure sociale sur laquelle avait été assis l’État se dérobait progressivement et toujours plus vite sous leurs pieds.

L’historien et journaliste Moriba Magassouba, à la suite de plusieurs auteurs, faisait remarquer que l’État sénégalais n’a pu garantir “ses capacités d’intervention dans la société civile” qu’“en passant par les intermédiaires obligés que sont les chefs de confrérie[…] qu’il utilise comme courroies de transmission, pour pénétrer le pays « réel » [9]. La première alternance marqua le dépérissement de cette configuration de l’État qui reposait aussi sur des pratiques clientélistes que l’ajustement structurel et la dévaluation du CFA avait fini par mettre hors de sa portée. Cette première alternance fut aussi le signe que l’électorat s’émancipait des consignes de vote en faveur du pouvoir, qui d’ailleurs se raréfiaient[10], émises par les notabilités religieuses.  

La population s’est urbanisée et par conséquent s’est graduellement abstraite des structures d’autorités et de solidarités rurales. Dakar s’est transformé et ses habitants de longue date ont dû, sans gaieté de cœur, s’habituer à « l’économie de bazar », aux usages de ruraux fraichement urbanisés et aux nouvelles manières d’habiter l’espace public qu’ils apportaient. La marchandisation de l’éducation est allée croissante. Ceux qui en avaient les moyens prémunirent leurs enfants des effets d’une massification mal négociée de l’éducation publique mise en œuvre par le régime de Wade. Il me semble qu’à l’exception de certaines facultés prestigieuses et sélectives, l’Université de Dakar, de même que les écoles publiques autrefois fréquentées par les enfants de notables mais aussi ceux des milieux populaires qui étaient les plus doués, furent assez largement désertés par les premiers. Ceux qui en ont les moyens tendent, le baccalauréat obtenu, à s’en aller à l’étranger[11]. L’absence croissante de mixité sociale dans l’éducation nationale qui en résulte n’est peut-être pas sans rapport avec l’émergence d’une élite administrative localement formée et très peu soucieuse de perpétuer les exemples d’assimilations donnés par leurs prédécesseurs passés par William Ponty et Van Vollenhoven. Parmi les critères de cette assimilation compte la monogamie, dont l’absence chez les nouveaux locataires du Palais de la République et de la Primature n’en finit pas d’être commentée.

Au-delà de la mince et admirable élite scolaire issue de l’enseignement public, un contingent de plus en plus large de jeunes gens ayant fréquenté l’école s’est constitué qui ne trouva pas à s’insérer professionnellement. Alphabétisée, capable de s’informer sur l’internet, cette population ne pouvait manquer d’être sensible au discours du Pastef. Le rôle joué par la transformation du paysage de la presse et de l’audiovisuel dans la chute du PS a souvent été relevé et il me semble que l’alternance de 2024 ne se conçoit pas non plus sans le contexte informationnel produit par les réseaux sociaux. Il ne s’agit pas d’expliquer la prise de conscience politique de la jeunesse populaire par l’action « sournoise de trolls russes ». On a parfois l’impression que certains observateurs français ne conçoivent pas qu’on puisse désirer se passer de leur tutelle, qu’ils en sont encore à penser, comme leur illustre ancêtre Chateaubriand, qu’«il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent[12]. » Me tenant quant à moi loin de cette attitude qui ne conçoit pas que l’on soit, quoiqu’Africain francophone, absolument rétif à la domination, j’aimerai simplement noter que les réseaux sociaux ont largement diffusé des prises de paroles qui ne pouvaient s’attendre des élites intellectuelles autorisées. Ces dernières en effet sont formées à la nuance, parfois à couper les cheveux en quatre, parlent dans un langage et un ton qui n’affectent qu’une mince couche de la population. La tribune qui leur est la plus naturelle est l’Institut Français. Il y a aussi, il faut bien le dire, qu’elles sont instruites du genre d’opinions politiques qui ne favorisent pas les belles carrières internationales, celles qui remettent en cause le consensus néolibéral notamment. Toutes sortes d’entraves dont ne s’encombrent pas des figures désormais fort audibles telles que Cheikh Bara Ndiaye.

Comment un certain panafricanisme a dé-neutralisé la démocratie sénégalaise

Ceux de ma génération, lycéens dans le privé à Dakar dans les années 2000, s’engageaient soit dans le kaana kaanalu, assez répandu, soit dans des mouvements religieux. La même dépolitisation, semble-t-il, avait gagné l’Université, où l’on ne se promenait plus beaucoup, comme c’était encore le cas dans les années 90, avec des textes subversifs sous les bras. La critique du Sénégal tel qu’il allait, ce qui n’est pas la même chose que la dénonciation du Président qui elle était toujours partout, ne se rencontrait plus que dans certains morceaux de rap produits par des jeunes de la banlieue et que les boys town n’écoutaient pas. Rien ne nous avait été transmis, pas la moindre mémoire d’un tâche collective entamée de longue date et portée à un seuil qu’il s’agissait pour certains de notre génération, éventuellement, d’avancer. Étions-nous d’ailleurs disposés à entendre, sidérés comme nous l’étions par les écrans saturés de scintillantes images américaines ? Ceux d’entre nous qui finirent par se découvrir de quelque part et d’une histoire n’allaient le faire qu’en situation d’exil. Je me souviens d’un déjeuner en ville, en 2012 ou 2013, durant lequel j’avais évoqué, devant deux jeunes gens bien introduits dans les cercles locaux de pouvoir, la présence tout de même considérable au Sénégal du capital, et donc de la décision économique française. Mes interlocuteurs, membres de l’intelligentsia francophile et se comprenant comme de gauche m’avaient alors regardé comme si je venais de confier avoir vu passer une soucoupe volante au-dessus de la Mosquée de la Divinité. Quiconque a travaillé à Dakar, du moins était-ce le cas dans les années 2010, sait que plus haut l’on monte dans les échelons des grandes entreprises du secteur formel, plus on rencontre des cadres et dirigeants français. La France au Sénégal, comme le faisait très justement remarquer Boubacar Boris Diop, ça ne saurait être la même chose que la Suède. Penser ainsi ça n’est pas, comme le disent les pseudos modernes et véritables héritiers politiques de Senghor, être enfermé dans des « complexes » et le « ressentiment », mais avoir de la mémoire.

Dans ces années-là, lorsque le désormais honorable député Guy Marius Sagna organisait des contres sommets à la francophonie et s’opposait aux APE, il faisait encore figure d’anomalie dans un paysage public où ne s’évoquait aucune question qui fâche. Il y avait cependant les diatribes de Kemi Seba qui, relayées en prime time par la 2STV, eurent un écho considérable auprès de la jeunesse de nos universités. Dans la mesure où l’activiste est de nationalité française, il ne fut pas bien difficile pour le régime de l’éloigner de nos frontières dès lors qu’il se mit à agiter la rue autour de la question monétaire. En s’opposant ainsi à l’expression politique de Kemi Seba, le régime a finalement – ruse de l’histoire – rendu service aux jeunes gens qui le suivaient en leur permettant de se tourner vers un leadership qui allait s’avérer beaucoup plus porteur. Ces jeunes allaient, dans les années suivantes, jouer un rôle important, sur les réseaux sociaux notamment, dans la lutte contre le régime de Macky Sall et pour la défense du « projet.» Beaucoup d’entre eux ont fait partie des prisonniers politiques du régime sortant. L’émergence sur la scène publique il y a à peu près dix ans du Pastef – qui vite se verra flanqué à sa gauche de personnalités telles qu’Alla Kane, le Dr Dialo Diop, Guy Marius Sagna et à sa « droite », de mouvements réformistes islamiques – a offert à cette jeunesse soucieuse de s’engager dans une cause révolutionnaire une plateforme de conquête du pouvoir à la fois crédible et radicale. Cet attelage, le FRAPP surtout dont la simple évocation donne des haut-le-cœur à nos compatriotes francophiles, est venu mettre un terme au règne de la langue de bois et à la rhétorique de l’antipolitique qu’est le consensus néolibéral. Ont été réactivés dans la discussion publique et comme horizon d’action politique, malgré les soupirs embarrassés qui çà et là se faisaient entendre, des sujets qui auparavant, hors quelques cénacles universitaires et réunions groupusculaires, étaient franchement tabous. Pour la première fois depuis les indépendances, une force politique susceptible de prendre le pouvoir a assumé le thème de la poursuite des efforts de la décolonisation. Thème qui, si l’on en croit le discours à la nation du 4 avril prononcé par le président Bassirou Diomaye Faye, continue d’être assumé.

La fin de la République des évolués du Sénégal

Le Pastef a réussi là où le PAI, le RND, le PIT, Ànd Jëf et d’autres formations politiques porteuses de ruptures radicales avaient échoué. Il a probablement bénéficié d’un contexte favorable. Ceux d’en haut, selon une formule classique, ne pouvant plus et ceux d’en bas ne voulant plus vivre comme avant, la proposition politique la plus audible s’est vue confier le pouvoir. Mais pourquoi la proposition du Pastef fut elle la plus audible et surtout comment se fait-il qu’elle suscitât un tel enthousiasme ? Il y a son contenu, évoqué plus haut, mais aussi son incarnation par Ousmane Sonko.

Ce qu’il y a de frappant chez Ousmane Sonko, et c’est peut-être cette dimension de sa personnalité qui est la plus disruptive dans le contexte théologico-politique sénégalais, c’est qu’il est non seulement perçu comme compétent sur le plan politique, mais aussi, auprès de ceux très nombreux parmi nos concitoyens que cela intéresse, sur le plan religieux. L’image d’Ousmane Sonko – et ce malgré l’épisode Adji Sarr qui par ailleurs devra être tiré au clair – demeure celle d’un homme qui prend l’Islam au sérieux et se trouve avoir quelques lumières en la matière. Il est frappant que dans ses prises de parole publiques, lorsqu’il s’agit pour lui d’éclairer la situation politique du présent, c’est plutôt dans les récits de la vie du messager, sur lesquels il peut s’étendre longuement, que dans ceux de la politique moderne qu’il va puiser. Ce n’est pas la première fois qu’un politicien sénégalais mobilise l’Islam ou fait publiquement parade de son aptitude à dire des versets du Coran et autres Hadiths dans le texte. La Convention des démocrates et des patriotes-Garab Gi qui avait pour candidat le Professeur Iba Der Thiam avait sans succès mobilisé les thèmes de l’Islam et de la tradition lors des élections de 2000. Idrissa Seck disait des versets dès que l’occasion se présentait, mais il faut croire que les Sénégalais savent distinguer la dévotion de la tartufferie. Cette tendance à mobiliser la culture islamique distingue assez radicalement Ousmane Sonko de la vieille gauche qui, faut-il le rappeler, n’est jamais parvenu au pouvoir qu’en s’alliant au socialisme assez spécieux du PS et au libéralisme après 2000. Le sobre et scrupuleux monothéisme qui semble être celui de certains cadres du Pastef diffère de l’Islam confrérique avec lequel l’État colonial, de même d’ailleurs que la République des Évolués du Sénégal, avait fini par s’accommoder, lui trouvant des vertus de tolérance et d’enracinement culturel.

Cette absence de référence à l’univers de la culture bourgeoise humaniste dans le discours d’Ousmane Sonko, conjugué à ses références à l’Islam qui ne passent pas par la médiation des confréries en font assurément une figure inquiétante pour la République des évolués du Sénégal. C’est pourquoi les rumeurs selon lesquelles nous avions à faire avec le Pastef à un dangereux mouvement salafiste commencèrent de circuler dans Dakar dès les débuts de la vie du parti. C’est aussi pourquoi Le Quotidien, arc-bouté sur la défense de la République des évolués du Sénégal, a régulièrement publié des tribunes sur le fascisme et le manque présumés de culture d’Ousmane Sonko. « Il n’a rien lu!” y dénonçait leur auteur, qui semblait ignorer qu’Ousmane Sonko n’était pas candidat à l’agrégation de Philosophie, et surtout qu’en démocratie et pour un homme politique la lecture qui importe aux citoyens est celle de leurs situations. Qu’en outre la culture bourgeoise humaniste qui dans le Dakar d’antan fit le prestige des évolués, qui s’étale à longueur de tribunes dans le Quotidien, n’impressionne, et surtout n’intéresse plus grand monde au Sénégal.

Le fait est que la République des évolués est morte, peut-être de ne s’être pas donné les moyens de ses ambitions de transformation sociale et culturelle ; il s’agit d’en faire, de manière apaisée, le deuil. Elle a fait son temps et l’on peut même lui faire crédit d’avoir joué son rôle historique, en construisant une démocratie et en intégrant tous les peuples du Sénégal à son nationalisme civique. Les indigènes, par la voie démocratique, ont fini par investir le pouvoir de leur sensibilité. La mission civilisatrice, relayée sans grand effort par la République des évolués du Sénégal est à bout de souffle. Sa source parisienne perd, chaque jour qui passe dans le massacre des Gazaouis qu’elle a cautionné, le peu de légitimité qu’elle avait à professer l’humanité. Ceux d’entre nous, membres de la société civile, conscrits de la modernité occidentale qui pensons qu’elle avait tout de même deux ou trois choses d’universelle valeur à nous apprendre, devront désormais en convaincre nos concitoyens, par la délibération et l’exemplarité, dans le cadre de la démocratie. Le lobbying dans les couloirs du pouvoir, si le nouveau régime tient ses promesses, n’y suffira plus.

[1] Wolfgang Streeck et Frédéric Joly, Entre globalisme et démocratie: l’économie politique à l’âge du néolibéralisme finissant, NRF essais (Paris, Gallimard, 2023).

[2] Fanny Pigeaud and Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du franc CFA, Cahiers libres (Paris: la Découverte, 2018), p. 162.

[3] OECD, Examen Multidimensionnel Du Sénégal: Volume 1. Évaluation Initiale (Paris: Organisation for Economic Co-operation and Development, 2017).

[4] Carl Christian von Weizsäcker and Hagen M. Krämer, Saving and Investment in the Twenty-First Century, The Great Divergence.

[5] UNCTAD, ed., International Tax Reforms and Sustainable Investment, World Investment Report 2022 (Geneva New York: United Nations, 2022).

[6] Mkandawire, Thandika. « On Tax Efforts and Colonial Heritage in Africa ». Journal of Development Studies 46, no. 10 (November 2010): 1647–69.

[7] Albertson, Kevin, and Paul Stepney. “1979 and All That: A 40-Year Reassessment of Margaret Thatcher’s Legacy on Her Own Terms.” Cambridge Journal of Economics 44, no. 2 (March 19, 2020): 319–42.

[8] Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century, trans. Arthur Goldhammer (Cambridge, Massachusetts London: The Belknap Press of Harvard University Press, 2017).

[9] Moriba Magassouba, L’islam Au Sénégal: Demain Les Mollahs ? : La “Question” Musulmane et Les Partis Politiques Au Sénégal de 1946 à Nos Jours, Collection Les Afriques (Paris, Editions Karthala, 1985).

[10] Momar Coumba Diop, Mamadou Diouf, and Aminata Diaw, « Le baobab a été déraciné. L’alternance au Sénégal », Politique africaine N° 78, no. 2 (2000), p. 157–79.

[11] Boubacar Niane, Elites par procuration: Handicaps et ruses des dirigeants politico-administratifs sénégalais (Paris: Editions L’Harmattan, 2012).

[12] François-René vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (Brockhaus & Avenarius, 1849), p. 55.

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