DES ARCHIVES RÉSERVÉES OU MANQUANTES
Une citation de Jean-Paul Brunet dans son livre Police contre F.L.N. (éd. Flammarion, Paris, 1999) me servira de point de départ. On peut difficilement dire que cet ouvrage est particulièrement favorable au F.L.N. : du début à la fin, il est foncièrement consacré à ce qu’il nomme » le terrorisme du F.L.N. », expression qui est, notons-le, la formule même de la police. Le chapitre II traite de » la montée en puissance du F.L.N. en France » ; le chapitre III s’intitule » Le F.L.N., un mouvement à visées totalitaires « , et le chapitre IV, » Le F.L.N. contre la police » ; le titre de l’ouvrage est donc l’inversion du titre de ce chapitre. Pourtant, dès les premières pages, Jean-Paul Brunet fait plusieurs constats qui nous aideront.
Après avoir déploré la disparition des archives de la brigade fluviale (comme par hasard !) l’auteur nous dit que cette disparition « n’est sans doute pas dramatique car les archives de l’Institut médico-légal reproduisent vraisemblablement les renseignements les plus utiles qu’elles pouvaient contenir », puis il ajoute qu’on regrette « en revanche que les archives de certains services aient disparu, telles celles du Centre d’identification de Vincennes ou du Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie, qui était chargé d’une action sociale en même temps que d’une surveillance discrète de la population algérienne. Ces lacunes ne sont pas irréparables, ni définitives … Plus gênant est le fait que les archives en provenance du cabinet du préfet ne sont pas encore toutes classées, et que des dossiers continuent à être inventoriés à l’heure actuelle. » Et de s’interroger benoîtement : » Ces archives ont-elles été expurgées ? Il est possible que des pièces, voire des dossiers entiers, aient été ou détruits, ou emportés par Maurice Papon et ses collaborateurs. Quelques dossiers sensibles ont-ils été depuis été mis à l’écart ? Rien n’est sûr en la matière. » (pages 18-19).
En matière d’archives publiques, en effet, la question est double, celle de la conservation et celle de la consultation. La dernière loi qui fixe des règles compliquées et toute une gradation de délais, celle du 3 janvier 1979, attend toujours d’être modifiée. Sa révision est prévue pour raccourcir les temps de rétention, mais la proposition n’est toujours pas déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale. On peut douter qu’elle ose mettre en en cause les critères de dissimulation; vigilance donc quand viendra la discussion parlementaire et dès maintenant même.
La voie qui demeure, comparable à une demande de grâce après condamnation, est celle de la dérogation, qui se demande elle aussi. Il faut alors préciser les indications de cotes relevées dans les inventaires, ce qui n’est pas toujours possible faute de repères ou faute d’inventaires, souvent « en cours » ou « en attente ». Les archivistes répètent qu’il s’agit là d’une question de manque de crédits et de personnel. Il convient d’abord d’avoir obtenu l’accord des services qui ont produit les archives et en conservent ainsi une propriété, disons, privative. La réponse classique va répétant que plus de 95 % des demandes sont satisfaites. La question des refus n’en pas moins entière puisque la décision relève de l’arbitraire du service concerné. C’est donc ce caractère discrétionnaire qui s’impose, comme ne manque pas de l’illustrer la préfecture de police de Paris.
LA « CLASSIFICATION » PRÉALABLE : DES ARCHIVES INTROUVABLES
De ces barrages à la consultation, on revient alors au tri qui a précédé, aux destructions, à la transmission ou à la non-transmission, c’est-à-dire à une action qui se tient en amont du travail des archivistes qui feront ensuite inventaire et classement. Ce n’est pas le mot « classement » qui est alors employé, mais un nom qui n’appartient pas au vocabulaire des archivistes, celui de « classification » ; il est vrai que l’on connaît cette opération par la difficulté d’opérer la levée du secret ; c’est ce que l’on appelle d’une sorte de barbarisme : « déclassifier ». Cette action relève à son tour du bon plaisir régalien, comme une grâce encore, et qui souvent n’est que partielle, sans parler de la nouvelle opération de tri et de rétention.
Tout d’abord, les archives qui risquent d’être compromettantes pour des services fonctionnant à l’arbitraire sont certainement détruites immédiatement, par précaution ; on ne le sait que lorsqu’il y a des fuites. Les fuites sont l’effet du secret, mais elles permettent de faire jouer la suspicion. Plus généralement encore, les archives ne sont pas transmises, même par l’Élysée, Matignon ou les ministères. Tous ces organes politiques de l’État reçoivent quotidiennement des bulletins de renseignements qui viennent des services de police, qui de surcroît peuvent être parallèles. Il a fallu que Vincent Auriol en consigne une partie dans son Journal pour que l’on se rende compte de l’importance des dégâts ; le malheureux y croyait et en redemandait à Wybot, patron de la D.S.T.. Ces bulletins sont autant dire introuvables, car ils font partie de ce qui ne se transmet pas ou reste consigné ; les dérogations n’y peuvent mais.
En définitive, puisque la décision et la pratique coutumière appartiennent directement et immédiatement aux organes d’État et aux services eux-mêmes, les archives et les archivistes n’y sont pour rien; nous sommes bien en présence du secret d’État préalable et organisé. La loi sur les archives le confirme simplement en énonçant les critères de non-communication ; il n ‘y a pas que « le secret défense » généralement cité, mais aussi celui de la sûreté de l’État et de la sécurité publique, tout aussi discrétionnaire, et celui lié à « la conduite de la politique extérieure de la France », qui est, lui, la couverture des Affaires étrangères.
Ajoutons encore les obstacles qui visent à préserver « le secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif « . Aussi à chaque changement, présidents et ministres emportent ou se débarrassent. Ce sont les pièces les plus importantes qui disparaissent. Au diable la conservation et la transmission ; il est vrai que la production est si abondante que les papiers courants représentent des tonnages et surchargent sur des dizaines d’années le travail des archivistes, pour aboutir à ces cotations qui permettront éventuellement une dérogation.
Quant à la « déclassification », cette opération tout aussi secrète, elle ne relève pas des archivistes non plus ; mais des ministères et des services eux-mêmes. Le ministère de la guerre se nomme ministère de la Défense nationale, il est donc maître de la classification « secret défense » ; la préfecture de police de Paris, qui conserve jalousement sa prétendue propriété des archives, se réclame de la Sûreté de la République, et, avec Maurice Papon, de » la continuité de l’État » qui pourchasse les « activités anti-françaises », cette autre catégorie discrétionnaire qui conduit au pire. Cette marque d’infamie vous « déclassifie », en quelque sorte, et de la nationalité et de la citoyenneté, en réalité des droits de l’homme, et en premier lieu du droit à la sûreté de la personne. C’est l’aval donné au libre exercice policier.
LE NOYAU DUR ET L’EXERCICE DE LA RAISON D’ÉTAT
Cet argument, qui est donc le privilège des autorités dites responsables, nous amène bien, si l’on remonte au principe fondateur, à la Raison d’État qui, comme valeur suprême, prend une majuscule. Elle est la déesse Raison de la Patrie sacrée; nous sommes dans l’ordre du sacré qui se développe en religion nationale. C’est presque leur trouver une excuse ou se donner bonne conscience que de s’arrêter à dire que les Services et tout particulièrement la préfecture de police de Paris constituent un « État dans l’État » parce qu’ils ne rendent de comptes à personne et, pour notre matière, décident de la destruction ou de la communication de leurs archives, de l’accès à l’information et à la documentation, qui, rappelons-le, n’est pas réservé aux historiens, mais est un droit de chaque citoyen.
La formule ne me semble pas juste car elle ne vise que les pratiques et les comportements. Or, ces services, et la préfecture de police, se trouvent au coeur de l’État ; par excellence, ils sont l’État et ne manquent pas de le faire observer. Ce qu’ils exercent donc, c’est le privilège d’État, qui se conçoit comme absolu. S’ils n’ont de comptes à rendre à personne, si ce n’est à leurs semblables – et encore quand ils ne peuvent faire autrement -, c’est qu’ils sont l’incarnation du privilège régalien qui, au nom du Peuple – puisque nous sommes dans un État national -, possède la toute-puissance divine.
Cet exercice de pouvoir pose un problème à la démocratie et à la citoyenneté et non un simple problème d’archives aux archivistes et aux demandeurs; naturellement, il peut se trouver des conservateurs et des directeurs qui fassent du zèle et fassent encore barrage en invoquant au reste les mêmes considérants. Nous sommes non pas devant des États dans l’État, mais nous touchons au noyau dur du secret d’État. Le fonctionnement de la préfecture de police sert d’exemple ; je voudrais mettre en parallèle ce que l’on appelle l’action des Services qui ne font pas que du renseignement.
Les Services, au reste rivaux entre eux, même quand ils ne sont pas chargés d’interventions à l’extérieur – ce qui définit non un droit d’ingérence mais une ingérence discrétionnaire -, fonctionnent selon un principe de réciprocité entre États et donc d’échanges de complaisance. Cette règle était manifeste, par exemple, dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka. Ainsi, après l’assassinat de maître Mécili en 1987, l’assassin présumé, découvert par l’enquête policière, a-t-il été précipitamment, avant même l’intervention du juge, renvoyé à se Services d’origine, c’est-à-dire en Algérie et plus précisément au Club des Pins, près d’Alger. Il y a bien là des échanges qui entretiennent un véritable système de réciprocité.
Cette réciprocité et cette collaboration sont bien illustrées par le grand exercice d’entregent que conduisait Alexandre de Marenches quand il était à la tête, pas seulement pensante, du SDECE ; c’est au moins reconnaître son capital de relations qui n’était pas que symbolique. Il animait donc ce que l’on appelait le Safary Club. C’était un lieu de rencontres et de réunions de concertation, et non une entreprise organisant des chasses africaines. Assez fréquemment, les réunions se tenaient, au Caire; lieu idéal pour arriver du Proche-Orient, y compris d’Israël. Un des participants les plus assidus n’était autre que Ahmed Dlimi. Pour mémoire, rappelons que, lors de la disparition de Mehdi Ben Barka, le commandant Dlimi, qui n’était alors que le second du général Oufkir, arriva directement d’Alger pour le rejoindre à Paris. Après l’assassinat d’Oufkir, il lui succéda et ne cessa de retisser les liens entre le palais marocain, les Services algériens, mais aussi iraniens, et encore avec le Mossad. Dlimi, devenu à son tour général, n’échappera pas à un accident de voiture sur la route de Marrakech.
Le Safary Club fut ainsi un lieu d’échanges, un milieu où se renoua la réciprocité entre des Services. Pourquoi évoquer ici cette concertation distinguée, au sujet de laquelle il n’y a guère de chances, sauf confidences tardives et douteuses, d’avoir accès à quelque archive. C’est que le fonctionnement des Services est un condensé du secret d’État, y compris du secret de plein pouvoir d’exécution.
En effet, il existe une règle bien connue, citée dans tous les ouvrages sur les services dits secrets, et rappelée encore par Constantin Melnik : les Services ont le droit de tuer (comme si tuer pouvait être un droit !) à condition que ce ne soit pas sur le territoire national. Aucun procès en diffamation contre ces ouvrages, y compris de la part de ceux qui ont participé à ces actions et qui ne sont pas seulement cités sous leur nom de code. L’appartenance aux Services fait donc participer à la raison d’État, suprême puisqu’elle a le pouvoir de mort. Là réside un des fondements de la réciprocité, de la discrétion et du retour à l’envoyeur, mais aussi, par complicité, du silence, du secret des archives. L’association Mémoire, Vérité, Justice sur les assassinats politiques commis en France, dont je suis membre, est familière de ces actes qui font nombre.
Pourquoi, dans ce cas, parler du massacre des Algériens du 17 octobre 1961 ? Ces assassinats collectifs, certes politiques, mais souvent restés anonymes, ont eu lieu en plein Paris, sur le territoire français donc. Or, les Services n’ont le pouvoir de vie et de mort qu’en dehors du territoire national, qui au demeurant n’est pas et n’était pas que métropolitain : l’empire est aussi un domaine réservé. Mais les Services exercent, comme la puissance d’État, un droit de suite, ce qui veut dire d’ingérence, une ingérence inversée, c’est-à-dire sur le territoire français même. Ouvrons encore les ouvrages qui font commerce de l ‘histoire secrète, cela s’appelle » traiter une action homo « , et même » traiter un homo « . Ne pensez pas à ce que cela ne veut pas dire; cela signifie exécuter un homicide. Si la formule est courante, cela souligne que l’opération relève d’une compétence normale. Quand a lieu une « fuite d’archives », cette exécution s’y traduit par le mot « neutraliser ». Autrefois, on disait couramment « liquider » ; sous la pression médiatique, on commence à dire « éradiquer ». Ce n’est pas seulement là évolution des Services, mais évolution du langage commun.
NATIONALISME FRANÇAIS ET RACISME COLONIAL
Cette puissance de mort qui est concédée aux Services, pourquoi s’est-elle exercée sur le territoire français ? Remarquons d’abord que l’on est encore dans le cadre colonial. Mais pourquoi cet exercice de mort collectif et permis, comme allant de soi et appartenant une pratique de longue durée et qui s’est amplifiée considérablement durant ces mois meurtriers ? Parce que ceux qu’il frappait, n’étaient pas de « vrais Français ». Le paradoxe du statut de l’Algérie, c’est qu’à cette époque ces Algériens, que l’on appelait Arabes ou encore Nord-Africains, étaient juridiquement des Français et, à l’heure du premier discours public sur l’intégration, verbalement des « Français à part entière ». La catégorie de Français musulmans ne vaut qu’en Algérie ; en territoire métropolitain, il ne peut y avoir de Français musulmans, la citoyenneté française n’étant pas déclinable avec une mention confessionnelle. Ce qui n’empêche pas qu’aujourd’hui encore des organismes publics répètent la désignation, anticonstitutionnelle donc, de Français musulmans, les organes ministériels et l’administration se plaçant ainsi au-dessus des lois.
Or, cette assignation à n’être en Algérie que des Français musulmans se traduit aussi, pour ne plus dire « indigènes », par l’appellation de Français de souche nord-africaine: FSNA. C’est par cette différence d’origine que vont se différencier les vrais Français, ceux qui vont se dire Français de souche. Les Européens, comme l’on dit également, devenus Français, pourront ainsi être des « rapatriés ». Mais ils vont aussi rapatrier en France la discrimination raciste de Français de souche. Ces catégories coloniales et ces assignations à la différence dite d’origine s’imposent, si l’on ose dire, durant cette fin de guerre coloniale qu’est la guerre d’Algérie. Il est curieux de constater que ces désignations se trouvent couramment dans les archives de police ; il est vrai que la préfecture de police, dès les lendemains de la guerre de 1914, avait mis en place un service de « police nord-africaine » et fichait au faciès. Maurice Papon a relancé cet usage des auxiliaires de police nord-africaine pour les faire patrouiller dans les quartiers. Dans son livre, consciemment ou inconsciemment, Jean-Paul Brunet ne cesse d’employer ce vocabulaire, le reprenant donc à son compte; c’est ainsi qu’il exprime le point de vue de la police et de la guerre française contre le « terrorisme » du F.L.N..
Or, en prenant les choses à l’inverse, ce sont les Français censés être de souche qui ont été épargnés le 17 octobre 1961, bien qu’une charge de police armée soit indifférenciée. Il n’y avait en effet aucune différenciation à opérer puisque les manifestants sans armes n’étaient que des Nord-Africains, ces Français qui n’étaient pas de vrais Français, mais des « coloniaux », ces Français de souche nord-africaine, où le mot souche apparaît bien là avec toute sa signification raciste.
Le 17 octobre 1961 représente bien un condensé, au sens où le dit Pierre Bourdieu. Face à la manifestation de participation à la guerre algérienne de libération, pour lui donner sa signification qui est d’arracher la nationalité algérienne au nationalisme français, face à ce que la police et les dirigeants politiques français désignent comme les terroristes, s’est déployé un terrorisme d’État, celui de l’État français : un condensé de terrorisme d’État sous l’action de ce noyau dur de l’État qu’est la préfecture de police de Paris. Cet acte de terrorisme d’État s’est doublé d’un racisme colonial, de racisme en acte, dont la réalisation était consentie. C’est pourquoi ce déchaînement répressif et ces massacres ont pu s’exercer en plein territoire métropolitain et en plein Paris.