Nous reprenons ci-dessous un article de Rosa Moussaoui paru dans le quotidien L’Humanité sur ce jeune berger de Kabylie devenu instituteur qui embrassa l’idéal socialiste après la lecture des articles de Jean Jaurès dans L’Humanité et s’engagea à la SFIO et à la Ligue des droits de l’homme. Notre site a déjà consacré à Saïd Mohand Lechani, le 15 avril 2018, un article intitulé « Mohand Saïd Lechani (1893-1985), un pédagogue anticolonialiste ».
Mohand Saïd Lechani,
un jaurésien dans l’Algérie coloniale
par Rosa Moussaoui, publié le 26 octobre 2012 dans l’Humanité.
Il y a cent ans, un jeune berger des montagnes de Kabylie, devenu instituteur, embrassait l’idéal socialiste. Dans cette Algérie coloniale marquée par l’exclusion sociale et politique des indigènes, la lecture des articles de Jean Jaurès dans l’Humanité provoqua chez Mohand Saïd Lechani une révolution intérieure. La découverte des idées de progrès, de liberté, de justice sociale le poussa dès lors à s’engager, à la SFIO et à la Ligue des droits de l’homme. Né en 1893 à Aït Halli, dans l’actuelle commune d’Irjen, accrochée au massif du Djurdjura, Mohand Lechani est une figure singulière du mouvement ouvrier en Algérie. Sans doute son engagement s’est-il forgé, à l’orée du XXe siècle, dans le traumatisme encore à vif de la conquête coloniale et de la féroce répression qui répondit à l’insurrection de 1871.
Enfant, il fréquenta, contre l’avis de son père, partisan de la résistance culturelle, l’une des toutes premières écoles coloniales ouvertes en vertu de la « politique kabyle » conduite par une métropole en quête de « minorités préférées ». Il fut ensuite de ceux qui inaugurèrent la « section indigène » de l’école normale de Bouzareah. Nommé à dix-neuf ans instituteur dans la plaine de la Mitidja dominée par les grandes fermes coloniales, il s’y lia d’amitié avec l’orientaliste et linguiste Émile Laoust, spécialiste des parlers berbères d’Afrique du Nord, qui l’initia aux thèses de Jaurès. Très tôt, Lechani se confronta aux murs érigés par la société coloniale. S’il put passer, en 1915, le certificat d’aptitude pédagogique, fermé aux Algériens non naturalisés, ce fut à condition de rester dans le corps séparé des « instituteurs indigènes ». En 1919, fuyant ces discriminations, il rejoignit, au Maroc, Émile Laoust, dont il suivit l’enseignement à l’École supérieure de langue arabe et de dialectes berbères de Rabat. Sans cesser de militer : en décembre 1920, il donna mandat au congrès de Tours à Charles-André Julien, devenu conseiller général d’Oran et désigné délégué pour l’Afrique du Nord. Les sections d’Algérie se prononcèrent alors avec enthousiasme pour l’adhésion à la IIIe Internationale, mais la plupart de leurs membres passés au Parti communiste revinrent finalement à la SFIO, par refus de se plier au mot d’ordre d’indépendance des colonies. Lechani prit lui aussi peu après le congrès de Tours ses distances avec le mouvement communiste, pour emprunter la voie réformiste.
C’est surtout sur le terrain de l’éducation qu’il mena d’abord ses combats. En 1921, il participa à la fondation de La Voix des humbles, la revue des enseignants « indigènes ». Alors que la majorité des Algériens étaient plongés dans le plus grand dénuement, cet homme de progrès était convaincu que leur émancipation devait passer par l’éducation. Partisan et artisan de la synthèse entre la culture berbère ancestrale et la culture moderne introduite par l’école, il plaida aussi sans relâche pour la scolarisation des petites filles. Sur bien des terrains, il fut un pionnier. Militant de l’éducation nouvelle, il expérimenta ainsi dès le début des années 1930, à Alger, les méthodes pédagogiques novatrices mises au point par Decroly, Piaget, Freinet.
Dans la colonie, les espoirs suscités chez les progressistes par le Front populaire furent vite douchés par la pusillanimité du projet Blum-Violette, qui prévoyait de n’accorder la pleine citoyenneté qu’à une infime minorité de sujets coloniaux. Lechani, lui, défendait l’élargissement de ce projet à tout le peuple. En 1938, l’enseignant participait avec d’autres figures libérales algéroises à la création du journal Alger républicain. La même année, il brossait, dans le bulletin du Syndicat des instituteurs, un tableau noir de la condition indigène : « Partout règne la faim ! Partout la misère est atroce ! Cette armée de pouilleux, de loqueteux, de va-nu-pieds (…), ces femmes, ces enfants, ces vieillards malheureux, qui ont faim, ces fouilleurs de poubelles, ces habitants des bidonvilles, ne les voit-on donc pas ? »
Dès lors, dans son combat contre l’administration coloniale vichyssoise, dans son travail, dans les fonctions électives qu’il occupa après-guerre, Mohand Lechani n’eut de cesse de défendre la cause des siens. À la Libération, il fut élu conseiller général du canton de Fort-National, avant d’être désigné membre de l’Assemblée financière algérienne, puis membre de la Commission supérieure des réformes musulmanes, créée par le gouverneur Chataigneau. En 1947, il fut élu à l’assemblée de l’Union française sous l’étiquette socialiste. Tout au long de son mandat, il défendit sans trêve la fusion des enseignements et l’école unique pour tous, sans distinction d’origine ou de religion. Il remporta en 1949 ce long combat contre l’apartheid scolaire.
Las, sa passion réformatrice se heurta à l’intransigeance et aux impasses d’un système colonial condamné. Un an à peine après le début de l’insurrection, Lechani, révolté par la violence de la répression, démissionna de tous ses mandats. Comme 61 autres élus algériens, il répondit ainsi à l’appel du FLN. Il resta toutefois proche de socialistes acquis à la cause anticoloniale, comme Alain Savary, Charles-André Julien, Robert Verdier.
Lechani rejoignit Rabat où il participa à la mission du GPRA chargée des questions d’information et d’éducation. Il revint en Algérie en 1962, pour y rester jusqu’à sa mort, en 1985. Dans la jeune Algérie indépendante, il participa comme conseiller pédagogique à l’élaboration du programme d’alphabétisation et de formation des maîtres. Sollicité par Ben Bella pour occuper de hautes fonctions, il déclina l’offre, préférant la discrétion. Peut-être aussi sentait-il déjà se creuser l’abîme entre ses idéaux et le futur système éducatif algérien, bientôt livré à l’arabisation à marche forcée. « L’Algérie est maintenant indépendante. La souveraineté nationale reconquise. L’appareil colonialiste détruit. Mais ce n’est pas tout de détruire. Il faut reconstruire, écrivait-il à l’été 1962 en développant sa vision d’une Algérie moderne, laïque, démocratique et multiculturelle. (…) L’enseignement sera assuré par l’État. Ce service public est si important que l’État ne peut l’abandonner aux religions ». Toujours la passion de la modernité et cet horizon de l’émancipation des siens.
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