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Rwanda, racisme et génocide, l’idéologie hamitique, par J.-P. Chrétien et M. Kabanda

Le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 est emblématique de la catastrophe qui a frappé toute l'Afrique des Grands Lacs depuis une vingtaine d'années. Il n'a été le fruit ni d'une fureur conjoncturelle, ni d'une fatalité ethnographique ou biologique, mais il est le produit très moderne d'une option extrémiste, jouant du racisme comme arme de contrôle du pouvoir. En effet, cette mise en condition de tout un pays aurait été impossible sans l'inscription durable dans la culture de cette région d'Afrique d'une idéologie racialiste, discriminant, sous les étiquettes hutu et tutsi, des autochtones et des envahisseurs, le «vrai peuple» rwandais majoritaire et une «race de féodaux ». Ce livre décrypte la construction de cette idéologie, trop méconnue, qui oppose les «vrais Africains» à des «faux nègres », ceux qu'on a appelés les Hamites depuis les années 1860 dans la littérature africaniste. Cette maturation se situe à la fois en Europe, dans l'histoire de l'anthropologie, et en Afrique, dans la logique des politiques coloniales, et elle se joue sur deux siècles, donc bien en amont de la crise des années 1990, et jusqu'à aujourd'hui. Le schéma racial dit « hamitique » est né de la même matrice intellectuelle que celui opposant Aryens et Sémites, qui a embrasé l'Europe dans les années 1930-19401.
[Mis en ligne le 2 octobre 2013, mis à jour le 12 février 2014]

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RWANDA – RACISME ET GÉNOCIDE. L’idéologie hamitique

par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda1

éd. Belin, septembre 2013, 380 pages, 22 €.

Les racines du génocide rwandais

par Marie-France Cros, La Libre Belgique, le 30 septembre 2013

« En 1994, au Rwanda, ce ne sont pas ‘les Hutu’ qui ont tué ‘les Tutsi’. » Les historiens français Jean-Pierre Chrétien et franco-rwandais Marcel Kabanda, dans un ouvrage clair, simple et rigoureux, sortent le troisième génocide du XXe siècle de sa gangue de préjugés manichéens et de justifications coupables pour en montrer le mécanisme destructeur. Il ne s’agit pas « d’une affaire exotique » relevant d’« un héritage ethnologique », mais du produit très « moderne » de l’utilisation du racisme comme arme d’accession au pouvoir, dissimulé sous un discours d’apparence ethnographique.

Et les auteurs de retracer l’histoire de l’« idéologie hamitique » qui a permis la « longue maturation » du génocide, née de la même matrice intellectuelle que les schémas opposant Aryens et Sémites.

Ils évoquent ainsi les récits d’explorateurs européens du XIXe siècle, guère formés à l’anthropologie mais influencés par l’hypothèse de l’idéologue du racisme, Gobineau, d’une « coulée blanche », cinq millénaires avant notre ère, qui serait à l’origine de tout trait de civilisation en Afrique. L’idéalisation ambiguë des « faux nègres » que seraient les Tutsi et autres peuples des Grands Lacs dont l’organisation politique complexe fascine les premiers voyageurs européens mais qui sont vite taxés de « fourberie » s’ils sont assez fins pour contourner l’inégalité du rapport de force avec le colonisateur. La racialisation du rapport entre Hutu et Tutsi, sur la base de la valorisation des seconds par l’Européen. Le renversement de la préférence à l’heure des indépendances, par une administration coloniale rejetant sur « la tradition » une ségrégation qu’elle a elle-même systématisée au nom de ses intérêts. La prolongation de cette politique par le Rwanda indépendant – jusqu’au génocide de 1994 – avec la bénédiction d’une démocratie-chrétienne belge confondant le changement de bénéficiaires de la politique raciste menée au Rwanda avec la théologie de la libération dont elle veut s’inspirer.

L’ouvrage ne se contente pas de retracer d’où vient le crime. Il alerte sur la perpétuation aujourd’hui de l’idéologie hamitique – dans un méli-mélo pseudo-scientifique qui prêterait à rire s’il n’avait fait couler tant de sang – dans des interventions politiques ou des articles de presse et sa « mondialisation » grâce à Internet, notamment dans certains cercles congolais ulcérés que leur pays soit incapable d’écraser le petit Rwanda voisin.

A lire par tous ceux qui s’intéressent aux Grands Lacs et prétendent y agir.

Marie-France Cros

Rwanda : Racisme et génocide, l’idéologie hamitique

par J.-F. Dupaquier,
afrikarabia.com, le 18 septembre 2013

Les historiens Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, spécialistes de la région des Grands Lacs, décryptent dans un livre le processus de l’idéologie raciste qui a abouti en 1994 au génocide des Tutsi du Rwanda.

Dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, le racisme légitimait l’expansion coloniale, cette guerre ouverte, ou sournoise menées par les grandes puissances contre l’Afrique noire. On prétendait “sauver” de la sauvagerie des “peuples inférieurs”. En France, Paul Broca (1824-1880), fondateur de la Société d’Anthropologie de Paris, affirmait que jamais un peuple « à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe n’a pu s’élever spontanément jusqu’à la civilisation2 ». En 1872, également obsédé par les classements humains, Louis Figuier publia « Les Races humaines », un gros volume plusieurs fois réédité qui véhiculait à son tour les archétypes racialistes : « L’infériorité intellectuelle du Nègre se lit sur sa physionomie sans expression ni mobilité. Le Nègre est un enfant. Les peuples de race nègre qui existent à l’état de liberté, à l’intérieur de l’Afrique, ne peuvent guère dépasser le niveau de vie de tribu. D’un autre côté, on a tant de peine, dans beaucoup de colonies, à tirer un bon parti des nègres, la tutelle des Européens leur est tellement indispensable, pour maintenir chez eux les bienfaits de la civilisation, que l’infériorité de leur intelligence, comparée à celle du reste des hommes, et un fait incontestable ».

Ces « penseurs » en chambre furent relayés sur le terrain par des « Blancs sauveurs », aventuriers et missionnaires. Il est difficile d’imaginer l’épaisseur des préjugés qu’ils véhiculaient. Dans nos sociétés européennes laïcisées, on moque aujourd’hui les rétrogrades « créationnistes » américains qui luttent pour faire interdire l’enseignement de l’évolutionnisme. Mais dans l’Europe de Paul Broca, Louis Figuier (pour ne citer que des Français) et bien d’autres, l’opinion publique façonnée par le christianisme était « naturellement » créationniste. On pensait que toute l’histoire de l’Humanité se trouvait contenue dans l’Ancien Testament. En Afrique centrale, les « découvreurs » s’avançaient la Bible en poche. Au fil de leur découverte des Grands lacs africains entre 1857 et 1863, les Britanniques Richard Francis Burton (1821-1890) et John Haning Speke (1827-1864) s’efforçaient de retrouver dans l’Ancien Testament l’origine des peuples et des royaumes qu’ils traversaient. Les récits de Livingstone, Stanley, Burton, Garnier, Brazza, Shackleton, Scott, Amundsen et bien d’autres circulaient dans des revues populaires comme « Le Tour du monde », diffusées à des centaines de milliers d’exemplaires. Ces récits étaient lus et commentés avec passion. Ils imprégneront durablement l’inconscient collectif occidental.

Selon l’idéologie du temps, tous les peuplements humains et toutes les catégories animales étaient issus de l’Arche de Noé, sauvés du Déluge. Dans un mouvement de colère, le patriarche Noé aurait ensuite maudit son fils Cham (ou Ham), qui prit la fuite avec femme et enfants vers on ne sait trop où. Cet asile mystérieux ne serait-il pas le « Pays des monts de la Lune », où le grand géographe de l’Antiquité Ptolémée situait la source du Nil, fleuve mythique ? C’était la conviction de Richard Burton et de John Speke, et aussi leur intérêt « médiatique ». Inspirés des racialistes de l’époque, eux aussi se persuadèrent que les « Nègres ordinaires » n’étaient pas vraiment des hommes, qu’ils n’étaient sont pas sortis de l’Arche de Noé et constituaient une composante inférieure, quelque part entre le primate et l’homme. Mais confrontés à d’autres « Nègres » à la morphologie différente, plus grands, aux traits fins, et qui dirigeaient des empires sophistiqués dans la région des Grands Lacs, Burton et Speke – surtout ce denier – clamèrent à leur retour que non seulement ils avaient trouvé La source du Nil blanc, mais également la tribu perdue d’Israël (après le Déluge, la malédiction de Noé leur aurait foncé la peau). Sinon, comment ces « Nègres » seraient-ils parvenus à « s’élever spontanément jusqu’à la civilisation » ? Ces peuples « supérieurs » étaient, selon John Speke, des « Hamites », ou « Chamites », selon la façon dont on orthographiait le nom du fils maudit. Les « Hamites » (la terminologie retenue par la postérité) étaient dispersés au milieu des autres Nègres, ils s’appelaient eux-mêmes Hima, Tutsi, etc. Dans le récit de John Speke de sa découverte des sources du Nil3, on trouve un pittoresque passage où l’explorateur s’efforce de convaincre un roi d’Ankole de son ascendance juive/hamite.

Ces délires « ethnographiques » auraient pu rester surannés et ridicules, sans l’instrumentalisation de l’idéologie hamitique comme corpus de domination ou de conquête du pouvoir par des colons, des missionnaires, puis des élites de la « décolonisation ». Nous ne dévoilerons pas ici la lumineuse démonstration des historiens Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda sur les ravages politiques de cette idéologie jusqu’au génocide des Tutsi du Rwanda et au massacre des Hutu démocrates – qui dénonçaient cette idéologie -, en 1994. La raciologie européenne a produit le nazisme. L’histoire du Rwanda pouvait être autre que le réceptacle d’un « nazisme tropical ». Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, qui sont aussi des humanistes, le rappellent fort à propos au terme d’une impeccable démonstration.

Jean-François Dupaquier

TABLE DES MATIERES simplifiée

– INTRODUCTION

– PREMIERE PARTIE : UNE CULTURE « AFRICANISTE » DES RACES : LA GENESE DU MODELE RWANDAIS

UN HERITAGE DU XIXE SIECLE : L’HYPOTHESE « HAMITIQUE »

LA REGION DES GRANDS LACS, LABORATOIRE DE L’IDEOLOGIE OPPOSANT « HAMITES » ET « BANTOUS » (FIN DU XIXE – DEBUT DU XXE SIECLE)

LE RWANDA COLONIAL. LA RACIALISATION DU RAPPORT HUTU-TUTSI AU XXE SIECLE

– DEUXIEME PARTIE : LE MARQUEUR RACIAL DE LA VIE POLITIQUE ET SOCIALE DU RWANDA REPUBLICAIN

LA « REVOLUTION SOCIALE » (1957-1962)

LA DEMOCRATIE A LA RWANDAISE : LA PREMIERE REPUBLIQUE (1962-1973)

LA « REVOLUTION MORALE » ET LA REPUBLIQUE DES QUOTAS (1973 A 1990)

– TROISIEME PARTIE : LE « CAFARD » TUTSI, BOUC EMISSAIRE DU « POUVOIR HUTU » (1990-1994)

L’OPTION DE LA HAINE ANTITUTSI (1990-1992)

LES ASSASSINS DE L’ESPOIR (1993-AVRIL 1994)

LE GENOCIDE (AVRIL-JUILLET 1994) : LES MOTS ET LES CHOSES

– QUATRIEME PARTIE : MONDIALISATION DU SYNDROME HUTU-TUTSI (1994-2012)

AFRIQUE CENTRALE : L’OBSESSION ETHNISTE

FRANCE – EUROPE – AMERIQUE : LA MEMOIRE D’UN GENOCIDE DEFIEE PAR LA BANALISATION D’UN RACISME

– CONCLUSIONS : PAR-DELA LES GRANDS LACS

  1. Jean-Pierre Chrétien, historien de l’Afrique, directeur de recherche émérite au CNRS, mène depuis un demi-siècle des recherches sur l’Afrique des Grands Lacs.

    Marcel Kabanda, historien franco-rwandais, partage son temps entre la recherche et la promotion de la mémoire sur la tragédie du Rwanda.
    fous deux ont été experts auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda dans le procès des Médias.

  2. Paul Broca, « Anthropologie. Dictionnaire anthropologique des sciences », Paris, 1866. Cf. Gérald Gaillard, Dictionnaire des ethnologues et des anthropologues, Armand Colin, 1997.
  3. Journal of the Discovery of the Source of the Nile (1863). Nombreuses éditions et rééditions en français depuis 1865 sous les titres “La découverte des sources du Nil”, “Aux sources du Nil”, Le Mystère des sources du Nil”, etc. Parmi les dernières éditions disponibles, “Aux sources du Nil , La découverte des grands lacs africains 1857-1863”, traduction Chantal Edel et Jean-Pierre Sicre Ed. Phoebus, Paris, 1991.
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